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09.09.2011 LEMONDE.FR
Point de vue par Gilles de Kerchove, coordinateur de l'UE pour la lutte contre le terrorisme
Le 11 septembre 2001 fut un choc terrible - avant tout pour les États-Unis, mais également pour l'Europe et le reste du monde. En maculant le ciel bleu américain de fumée et de sang, Al-Qaïda est devenue en l'espace de quelques heures le synonyme mondial du terme "terrorisme": un mal abominable et pernicieux sous toutes ses formes. En 2004, le massacre délibéré de civils par Al-Qaïda a atteint le sol européen. Les atroces attentats à la bombe de Madrid et la deuxième grande vague d'attentats perpétrés à Londres un an plus tard ont débouché sur la création du poste de coordinateur de l'UE pour la lutte contre le terrorisme et l'adoption par l'UE de sa propre stratégie de lutte contre le terrorisme.
Cela étant, soyons clairs: mon travail, et la lutte contre le terrorisme en général, ne ciblent pas la seule organisation Al-Qaïda. Et ils ne ciblent absolument pas l'Islam. C'est du reste ce que nous a rappelé avec force l'attentat commis en Norvège juste avant l'été. L'UE condamne et combat la violence quelle qu'en soit la motivation: qu'il s'agisse d'actes terroristes perpétrés par des extrémistes de droite ou de gauche, par des séparatistes ou par Al-Qaïda. Si je reviens sur la lutte contre le terrorisme menée au cours de la dernière décennie, j'estime que l'on peut en tirer dix enseignements susceptibles de nous aider à aller de l'avant:
1. Se doter d'une stratégie contre le terrorisme est d'une importance capitale. L'on évite de la sorte de mener une politique antiterroriste en dents de scie, consistant soit à réagir de façon excessive immédiatement après un attentat, (tentation à laquelle nous sommes malheureusement nombreux à succomber régulièrement), soit à relâcher la vigilance entre les attentats, (solution tout aussi vaine puisque fondée sur l'idée paradoxale selon laquelle l'absence d'attentats traduirait une absence de menace). Évaluer régulièrement la mise en œuvre de la stratégie et l'efficacité des mesures prises est également essentiel.
2. Il faut investir de façon sans cesse plus créative dans la prévention du terrorisme. C'est là l'objectif du premier des quatre axes de la stratégie de l'UE. Le processus de radicalisation qui fait basculer les gens dans la violence demeure difficile à comprendre. Nous avons collecté les meilleures pratiques concernant des questions telles que la formation des responsables religieux, la radicalisation en prison, le rôle des autorités locales, la police de proximité, Internet et les activités de déradicalisation. Or, il nous faut faire à cet égard une distinction plus nette entre la lutte contre le terrorisme à proprement parler et les autres actions envisagées. Trop d'actions ont été placées sous le signe de la lutte contre le terrorisme, entraînant le risque de déformer et d'aborder sous un angle sécuritaire des initiatives qui ne devraient pas être motivées par des objectifs antiterroristes, comme le dialogue interreligieux et interculturel et l'intégration; la nouvelle stratégie de prévention mise en place par le Royaume-Uni opère cette distinction. Nous devons aussi améliorer la manière dont nous répondons au discours de justification d'Al-Qaïda, notamment sur Internet. Dans ce domaine, un outil important serait d'associer la société civile plus étroitement à l'action menée: en particulier, la voix puissante des victimes et des associations de victimes devrait être mieux entendue. On citera également les révoltes au Proche-Orient et en Afrique du Nord, qui ont donné une voix aux gens, qui réclament dignité, démocratie, liberté, perspectives économiques et État de droit. Tel n'est pas le message des organisations terroristes, y compris Al-Qaïda, dont l'idéologie et les moyens ont été rejetés par ceux-là même qu'elles affirment représenter.
3. Il faut adopter une approche judiciaire de la lutte contre le terrorisme, qui assure le respect des droits de l'homme et de l'État de droit. Nous souscrivons au point de vue du président des États-Unis, M. Obama, selon lequel nous ne pourrons remporter une victoire à long terme dans la lutte contre le terrorisme que si nous respectons nos propres valeurs fondamentales, l'État de droit, les droits de l'homme et le droit international. Le terrorisme est un crime: il faut enquêter sur les actes terroristes et en poursuivre et condamner les auteurs en respectant les règles du droit pénal. Si l'UE a contesté la guerre mondiale contre Al-Qaïda, concept central de l'administration Bush, c'est pour plusieurs bonnes raisons: trai ter les terroristes comme les odieux criminels qu'ils sont nous permet de faire face à la menace qu'ils représentent en invoquant notre propre système de valeurs, fondé sur l'État de droit. De la sorte, nous contribuons à priver le terrorisme de l'aura factice dont il se pare. Je n'ai jamais entendu Al-Qaïda qualifier les auteurs des attentats de Madrid de martyrs, alors qu'elle l'a fait pour les prisonniers de Guantanamo, par exemple. Pourquoi ? Parce que ces auteurs ont été traduits en justice et condamnés pour leurs crimes et qu'ils ne peuvent pas servir ensuite d'exemples pour alimenter la propagande à des fins de recrutement. Je tiens à souligner que le bilan des enquêtes et des poursuites pénales menées en Europe et aux États-Unis est impressionnant: celles-ci ont permis de recueillir un trésor d'informations utiles à la lutte contre le terrorisme. Et enfin et surtout, traduire les terroristes en justice est d'une importance capitale pour les victimes et leurs familles, parce que cela leur permet de faire entendre leur voix. [Dix ans après le 11 septembre 2001, et à la suite de la mort d'Ossama Ben Laden, le moment est venu pour nos sociétés de tourner la page et d'envisager l'avenir. Il ne faut pas rendre permanentes les mesures et les réactions décidées dans l'urgence. Nous soutenons sans réserve les efforts du président Obama pour ramener la réponse des États-Unis au terrorisme dans le cadre traditionnel de l'action répressive et de la justice pénale, que nous partageons. Il n'existe pas de conflit armé mondial au sens juridique avec Al-Qaïda. Trop nombreux sont les États confrontés au terrorisme dont la législation antiterroriste est encore inadaptée et dont le système de justice pénale est déficient; trop souvent, l'action dans ce domaine est menée par des services de sécurité qui ne sont pas réellement tenus de rendre des comptes. C'est la raison pour laquelle l'UE et d'autres parties s'emploient à créer des capacités de lutte contre le terrorisme dans le cadre des structures civiles de maintien de l'ordre, dans des pays et régions telles que le Pakistan, le Sahel, le Yémen et l'Asie centrale.]
4. Il faut renforcer la collecte de données et la protection des données : compte tenu du caractère évolutif de la menace (terroristes isolés, personnes sans antécédents présentant des apparences de respectabilité ("clean skins"), nous devons collecter et échanger davantage de renseignements pertinents tels que les données de police (ADN, empreintes digitales) et de justice (casiers judiciaires), mais aussi les informations détenues par le secteur privé (dossiers passagers (PNR), données de téléphonie mobile). Anders Breivik, l'auteur de la dernière tragédie en date en Norvège, affirme avoir préparé ses attentats pendant neuf ans. Qui a été en contact avec lui durant cette période? Où est-il allé ? Parallèlement, il est tout aussi important de créer des régimes solides de protection des données; c'est notamment indispensable en Europe pour que les parlements et l'opinion publique acceptent les mesures d'échange d'informations, compte tenu des craintes de voir s'ériger une société de la surveillance. [Principe essentiel: une meilleure protection des données permet un meilleur échange des informations.]
5. Il faut mettre en place davantage de partenariats entre les secteurs public et privé, en particulier entre la communauté du renseignement et les entreprises privées. Ces partenariats sont importants, notamment pour tout ce qui touche au financement du terrorisme et à la sûreté du fret. La tentative d'attentat au colis piégé, au Yémen en octobre 2010, a mené à de nombreuses constatations surprenantes : ainsi, les règles en vigueur pour l'inspection des passagers et de leurs bagages étaient fort différentes de celles qui sont appliquées pour les marchandises. La coopération entre les services des douanes et les services chargés de la lutte contre le terrorisme devrait être améliorée, et le processus douanier devrait mieux intégrer les aspects liés à la sécurité. Il faut créer des enceintes pour mieux informer les transporteurs et fournisseurs privés sur les menaces, et pour recueillir des informations utiles aux services de sécurité. Il n'existait aucune reconnaissance mutuelle au sein de l'UE en matière d'inspection du fret, et aucune méthodologie commune ne permettait d'établir si des marchandises présentent un risque élevé - mais entretemps, les nouvelles dispositions européennes en matière de fret aérien ont permis d'améliorer la situation.
6. Il faut améliorer la recherche dans le domaine de la sécurité : la recherche est importante car elle peut accroître tant la sécurité que la liberté ("prise en compte du respect de la vie privée dès la conception"). Toute la difficulté consiste à cerner les besoins réels, sans cela les choix seront guidés par l'industrie (en fonction des intérêts de la défense) ou par la technologie. Comme les ministres de la défense avant eux, les ministres de l'intérieur doivent créer une culture de planification anticipative plus solide, tenant compte de la manière dont la menace évolue.
7. Assurer la cyber-sécurité est un nouveau défi : bien que diverses mesures aient déjà été prises, au niveau de l'UE et dans le monde pour lutter contre la cybercriminalité, les attaques contre l'Estonie et la Géorgie, ainsi que l'attaque avec le virus STUXNET ont brusquement attiré l'attention sur la nécessité d'intensifier les travaux en matière de cyber-sécurité. Les cyber-attaques peuvent avoir des conséquences immédiates pour les centrales nucléaires, le contrôle du trafic aérien et les réseaux d'électricité. Elles sont à même de provoquer des dégâts considérables. L'on s'accorde de plus en plus, au sein de l'UE, pour reconnaître qu'il faut accroître le niveau de préparation de l'ensemble des 27 États membres, adopter une stratégie pour réunir tous les acteurs concernés (secteurs public et privé, militaires, gouvernements, institutions de l'UE, services de renseignement et services répressifs), et s'atteler à établir un code de conduite applicable au cyberespace.
8. Il faut renforcer la résilience nous devons augmenter la résilience des infrastructures critiques de manière à minimiser les effets des attaques. Nous devons également accroître la résilience de la société: plus une société est prête à accepter les risques, moins les gouvernements sont poussés à adopter des mesures de lutte contre le terrorisme impliquant une ingérence excessive, qui restreint la liberté de circulation, la liberté d'expression et porte atteinte à la vie privée.
9. Il faut mieux intégrer les aspects intérieur et extérieur de la sécurité : les terroristes font des allers-retours entre l'Europe et les régions en crise. Les États en déliquescence constituent également une menace pour notre sécurité intérieure. La sécurité intérieure et la sécurité extérieure sont liées. Il faut trouver une réponse globale, tirant parti de toutes les ressources extérieures dont nous disposons (commerce, aide au développement, politique étrangère, défense, répression, justice) pour assurer la paix, la sécurité et la stabilité.
10. Il faut une stratégie pour intégrer pleinement l'aide au développement et la sécurité : les ministres des affaires étrangères ont adopté une stratégie de l'Union européenne pour la sécurité et le développement dans la région du Sahel, une région où, de toute évidence, aucun développement ne sera possible tant que la sécurité ne sera pas garantie. Ainsi, le risque d'enlèvement est tel dans le nord du Mali qu'il est devenu trop dangereux pour le personnel de l'aide au développement de s'y rendre. À l'inverse, il n'y aura pas de sécurité durable sans développement dans cette région, où le manque de perspectives économiques pousse les jeunes à collaborer avec les terroristes; en fait, l'économie locale n'offre pratiquement aucune autre possibilité pour les jeunes. Cette approche double - développement et sécurité - devrait devenir un modèle pour d'autres régions également. Je l'appelle de mes vœux, bien conscient que le sujet est sensible: tout comme les personnes actives dans l'aide au développement, je suis d'avis qu'il faut d'abord lutter contre la pauvreté; mais les succès rencontrés par les programmes de lutte contre la pauvreté sont hypothéqués dès lors que la sécurité fait défaut. Il n'est pas et il ne saurait être question ici de "sécurité de l'État", mais avant tout de sécurité des citoyens.