09/01/2013 Par Valérie Lion (L'Express)
Vente du Rafale en Inde, projet du futur avion de combat européen, rapprochements industriels... Bien décidé à garder son rang dans le secteur militaire, l'avionneur joue son destin en 2013, alors qu'un nouveau PDG, Eric Trappier, prend les commandes.
Ce 19 décembre, le gratin militaro-industriel s'était donné rendez-vous sur la base aérienne d'Istres, au bord de l'étang de Berre. Serge Dassault était suivi de près par son fils aîné, Olivier. Eric Trappier, futur PDG de Dassault Aviation, disputait la vedette bien malgré lui à Charles Edelstenne, sur le départ - la passation de pouvoir entre les deux hommes devait se faire sans tambour ni trompette, mercredi 9 janvier, à Saint-Cloud, au siège de l'avionneur. Laurent Collet-Billon, délégué général à l'armement, avait même fait le déplacement, séchant pour l'occasion une séance plénière de la commission du Livre blanc sur la défense. Devant quelque 400 invités, à 10 h 55, dans un ciel d'hiver nuageux, le Neuron, dernière réalisation de la maison, a décollé pour un vol inaugural de dix minutes avant de revenir parader le long de la piste. Aucun pilote n'a salué la foule de la main, et pour cause : le Neuron est un prototype de drone de combat, commandé à distance. Le premier du genre sur le Vieux Continent.
Chiffre d'affaires 2011, en milliards d'euros.
Difficile de savoir ce qui, ce jour-là, a le plus étonné les nombreux participants à l'événement. Cet appareil futuriste aux lignes presque inquiétantes ? Ou le discours d'Edelstenne, d'une tribune où étaient plantés le drapeau européen et ceux des six pays partenaires du programme (France, Suède, Suisse, Espagne, Italie, Grèce) ? Du jamais-vu dans la maison Dassault : réputée pour sa conduite solitaire des affaires, elle a toujours cultivé un splendide isolement. "Non à la fédération des incompétences", n'a cessé de répéter Edelstenne, pendant les douze ans de son mandat, sans perdre une occasion d'ironiser sur les difficultés des programmes multilatéraux tels que l'A400M ou l'Eurofighter, rival du Rafale. Et pourtant, ce 19 décembre, les dirigeants de l'avionneur ont lancé un vibrant plaidoyer en faveur d'une coopération européenne pour le futur avion de combat. Avant de laisser les invités méditer ce virage sur l'aile autour des six buffets, honorant la gastronomie de chacun des pays représentés. Une belle variété, propre à ouvrir l'appétit.
Celui de Dassault est grand. Pas question de perdre sa place dans le cercle mondial très restreint des fabricants de chasseurs. Le choix d'Eric Trappier pour remplacer Edelstenne traduit clairement la volonté du groupe, qui réalise pourtant les trois quarts de son chiffre d'affaires avec les jets d'affaires, de rester un acteur majeur de la défense. Trappier ? L'homme du militaire et de l'international, rompu aux arcanes politiques et seul représentant de l'industrie de défense dans la commission du Livre blanc. Cet ingénieur, passé très vite du bureau d'études aux ventes, a conclu le dernier contrat export en date de Dassault, la vente de 30 Mirage 2000-9 aux Emirats arabes unis, en 1998. Il est à la manoeuvre depuis près d'un an dans la négociation finale avec l'Inde pour la vente de 126 Rafale - le contrat de la dernière chance à l'export pour cet avion dont le premier vol à Istres remonte à... juillet 1986.
Cinq ans de travail suspendus au contrat indien
Le lendemain de sa nomination, le futur PDG se refusait en public à tout commentaire, fidèle à la tradition maison, mais il affichait, en privé, sa sérénité quant à l'issue des négociations. Complice d'Edelstenne, Trappier a aussi toute la confiance de Serge Dassault - "les clients le connaissent et l'apprécient", assure le pater familias. Mais la pression sur les épaules de ce quinqua est immense : Trappier doit absolument rapporter de New Delhi la signature tant attendue, qui devrait garantir cinq années de travail aux usines de l'avionneur et pourrait ouvrir d'autres marchés. A plus long terme, il lui faut aussi assurer la pérennité du bureau d'études - près de 2 000 personnes qui risquent fort de se tourner les pouces si le Rafale n'a pas de successeur. "Le système Dassault, c'est avoir toujours en parallèle un avion en fabrication et un autre en développement", rappelle Louis Gautier, président du think tank Orion.
Le Rafale absorbe 30 % des dépenses d'équipement !
Or il n'y a aucun nouveau programme à l'horizon. Le danger guette : partout, dans le monde occidental, l'heure est à la réduction des budgets de la défense. Une diète qui attise la concurrence à l'export et contraint les industriels à se regrouper. En France, la prochaine loi de programmation militaire, pour 2014-2019, élaborée d'ici à l'été, en sera le douloureux reflet. D'où la démonstration de force du 19 décembre. L'opération de com a été montée en moins de quatre semaines, au lendemain de la réussite, loin des caméras et des photographes, du tout premier vol du Neuron, le 1er décembre. Objectif : convaincre que seul Dassault est capable de fédérer efficacement des partenaires étrangers pour développer une technologie de pointe. Et encourager les gouvernements, au premier rang desquels la France, à poursuivre l'aventure.
Au passage, le groupe en a profité pour exposer son savoir-faire dans les avions sans pilote, alors que le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, doit bientôt choisir qui de Dassault ou d'EADS fournira le drone de surveillance intermédiaire - à moins que, pour des raisons d'économies, la France se résigne à acheter américain. Par la voix d'Eric Trappier, dans Les Echos du 2 décembre, Dassault a tendu la main sur ce dossier à EADS, le frère ennemi, deuxième actionnaire de la société réduit depuis des années au rôle de figurant au conseil d'administration. Et lors de leurs auditions à l'Assemblée nationale, à l'automne dernier, Trappier comme Edelstenne ont spontanément parlé d'Europe, à la grande surprise des membres de la commission de la Défense. Cette évolution en laisse d'ailleurs plus d'un sceptique. "La coopération à la mode Dassault ? C'est simple : les autres paient, lui décide", raille un observateur averti. Ainsi, la société n'a pas mis un centime dans le programme Neuron.
Le changement de tête à Saint-Cloud ne fait guère illusion non plus : "Une page se tourne mais l'auteur du livre reste le même", glisse un syndicaliste. Trappier a combattu sans relâche sur les marchés export le britannique BAE et le franco-allemand EADS, fabricants de l'Eurofighter. Quant à Charles Edelstenne, il a beau lâcher le manche de Dassault Aviation, il reste administrateur et s'installe au Rond-Point des Champs-Elysées, à la direction générale du holding familial, GIMD. A charge pour lui de veiller au rang de Dassault dans la défense et de calmer la guerre de succession qui fait rage entre deux des fils de Serge, Olivier et Laurent. "Il va tout contrôler", glissait en aparté, ravi, Serge Dassault, le 19 décembre. Ce jour-là, Edelstenne a d'ailleurs balayé sèchement l'hypothèse d'un rapprochement Dassault-Thales-Safran, évoqué par Laurent Dassault : "Cette idée a fleuri quelque part, oubliez-la !"
Le gouvernement devra - encore - compter avec l'inflexible "ChE". Pas facile, même pour les socialistes, de prendre ses distances avec la maison Dassault. Le contrat indien est ainsi vital pour l'Etat français : il permettra de desserrer la contrainte budgétaire - le Rafale, avec ses 11 avions par an pour les forces françaises, absorbe en moyenne 30 % des crédits d'équipement ! L'Etat n'a guère de moyens de pression sur Dassault. Tout au plus peut-il jouer sur des commandes annexes, comme la modernisation des avions de patrouille maritime Atlantique 2, repoussée à 2013, ou les drones de surveillance. Sous Sarkozy, la société s'est rendue incontournable en entrant au capital de l'électronicien de défense Thales, un groupe quatre fois plus gros qu'elle. "C'était un moyen tactique d'éviter que les grandes orientations se fassent contre elle", estime Louis Gautier. Une position qui a bloqué toute restructuration. Aucune synergie n'a été développée entre Dassault et Thales, aucune ouverture vers des coopérations européennes n'a été engagée, déplorent les spécialistes. Le PDG, Luc Vigneron, a été un simple exécutant, avec pour seul mot d'ordre : améliorer les comptes. Mais la brutalité de son management a déclenché une crise sans précédent, jusqu'à son éviction le 20 décembre.
C'est Charles Edelstenne en personne qui a lâché le nom du successeur de Vigneron, la veille d'un conseil d'administration décisif. Sans doute soulagé d'avoir enfin trouvé une solution, mais prenant aussi un malin plaisir à couper l'herbe sous le pied du gouvernement, privé de la primeur de l'annonce. Certes, Dassault n'a pas réussi à imposer son choix chez Thales, comme il y a trois ans déjà. Mais comme il y a trois ans, le gouvernement n'a pas non plus fait prévaloir ses vues. Et comme il y a trois ans, c'est un candidat de compromis qui a finalement été nommé, après moult tractations. Jean-Bernard Lévy, ex-PDG de Vivendi, aura- t-il la latitude de développer une vision stratégique pour Thales ? Rien n'est moins sûr. Les deux actionnaires lui demandent d'abord de ramener la paix sociale. Après ? "On discutera", a lâché Edelstenne, qui n'avait jamais rencontré Lévy auparavant.
Pourtant, "Thales est l'un des pivots naturels de la consolidation européenne, c'est le groupe le plus diversifié et le plus international", assure Philippe Plouvier, consultant chez Roland Berger. Dassault, lui, rêvait plutôt d'une intégration verticale à la BAE, lui permettant d'être présent dans l'aérien, la marine et le terrestre. Un schéma qui n'a pas les faveurs du nouveau gouvernement. "Faire un champion national n'a pas de sens, surtout si le budget domestique est fortement réduit", martèlent en choeur les sénateurs Daniel Reiner et Jacques Gautier, chevilles ouvrières de la commission de la Défense au Palais du Luxembourg. Les deux hommes soulignent aussi la nécessité de ne pas se mettre dans la main d'un "monopoleur" : "Les Etats-Unis ont su consolider leur industrie tout en gardant deux acteurs majeurs dans chaque secteur pour faire jouer la concurrence", rappellent-ils.
L'Etat prêt à soutenir des rapprochements
Que prônera Jean-Yves Le Drian ? Le ministre s'est montré étonnamment prudent - et discret - sur le sujet. Son entourage répète à l'envi qu'il ne jouera pas les marieurs : aux entreprises de discuter entre elles et de trouver les meilleures formules. Le gouvernement se voit plutôt en facilitateur, prêt à soutenir des rapprochements surtout s'ils ouvrent la voie à des solutions européennes. Mais le précédent EADS-BAE n'est guère encourageant : si Le Drian en a vite saisi l'intérêt, il n'a pas su entraîner Matignon et l'Elysée. Après l'échec de la fusion des deux groupes, l'Hôtel de Brienne s'est empressé de commander à un cabinet de conseil renommé une étude sur les stratégies possibles de consolidation dans la défense. Il s'efforce aussi de ramener dans le jeu les Allemands, marginalisés par l'axe franco-britannique développé sous l'ère Sarkozy. Mais une chose est sûre, comme ses prédécesseurs, Le Drian devra faire avec l'avionneur de Saint-Cloud. "C'est le meilleur sur le plan technologique, il respecte les coûts et les délais, et c'est une société purement française", résume un fin connaisseur. Une fois de plus, il faudra bien sauver les ailes Dassault.
Rafale: vaincre le signe indien
Le contrat indien ? "Les discussions se poursuivent dans l'état d'esprit de conclure au plus vite." Fermez le ban. Eric Trappier a officiellement bien mis ses pas dans ceux de Charles Edelstenne. Pas question d'extrapoler davantage sur le "contrat du siècle" - estimé à 15 milliards d'euros, dont environ un tiers pour Dassault - tant qu'il n'est pas signé.
D'abord espéré avant le 31 mars, le dénouement des négociations, entamées en février 2012, pourrait intervenir plus tard dans l'année. "Les discussions sont complexes, explique un expert. Il ne s'agit pas seulement de l'achat d'avions, mais des modalités de fabrication." Dernier épisode en date : un vif débat entre Dassault et les autorités indiennes sur le rôle de Hindustan Aeronautics Ltd (HAL) dans la production de 108 des appareils (les 18 premiers seront assemblés en France, chez Dassault). Certains doutent que HAL ait les compétences pour garantir la qualité des avions, mais Dassault ne veut pas assumer cette responsabilité s'il n'a pas la maîtrise du choix des partenaires et sous-traitants.
A Saint-Cloud, on se veut confiant : à ce stade, le risque d'un échec retentissant, avec à la clef le retour d'un concurrent dans le jeu, semble mince. Comme en 2012, la direction a promis 1 % d'augmentation générale en 2013 pour tous les salariés si le contrat est signé. "Sinon, il faudra prendre des mesures d'économies", avait lâché cet automne le DRH en comité d'entreprise.