30.01.12 Dominique Gallois LE MONDE ECONOMIE
Les questions de défense entrent en campagne, avec la visite, lundi 30 janvier, de François Hollande sur la base des sous-marins nucléaires de l'Ile-Longue, à Brest. Début mars, le candidat socialiste précisera sa politique, notamment en matière industrielle. Partout dans le monde, les budgets militaires sont en baisse, notamment aux Etats-Unis, ce qui va pousser les industriels américains à chercher d'autres marchés à l'étranger. La compétition, déjà sévère, s'annonce encore plus rude avec la montée en puissance des acteurs russes, chinois, coréens, indiens. Or, les Européens se présentent en ordre dispersé. L'exemple le plus flagrant est l'aéronautique militaire. Sauf rebondissement (édition abonnés), le Gripen suédois l'a emporté en Suisse face au Rafale français et à l'Eurofighter Typhoon, un avion germano-hispano-italo-britannique. Le Rafale et l'Eurofighter se disputent aussi le "contrat du siècle", la vente de 126 avions à l'Inde.
Si l'industrie de défense est concentrée au Royaume-Uni autour de BAE Systems et en Italie autour de Finmeccanica, respectivement 2e et 8e mondiaux, il n'en est rien en France. Six groupes figurent dans les cinquante premiers mondiaux, du franco-allemand EADS (7e) à Dassault Aviation (54e), selon le palmarès annuel du magazine américain Defense News.
Le plus petit de ces acteurs n'en est pas moins celui qui bénéfice le plus des faveurs de l'Etat. Avec son soutien, Dassault est devenu l'actionnaire industriel du groupe d'électronique Thales, qui pourrait être le pivot d'un pôle de défense français regroupant les activités maritimes de DCNS et demain l'armement terrestre de Nexter.
Les questions sont nombreuses autour de ce projet. A commencer par les fonds que cela nécessitera. L'Etat est impécunieux et Dassault n'a peut-être pas l'envie d'investir assez dans ces domaines pour en prendre le contrôle. L'autre hypothèque tient au futur du groupe Dassault. Les enfants de Serge Dassault auront-ils la même stratégie que leur père lorsqu'ils en prendront les rênes ?
Quel que soit le prochain président, il devra aborder le futur de l'industrie de défense. L'Etat en tant que client, garant de la souveraineté nationale, mais aussi actionnaire des grands groupes, aura un rôle clé. Mais Dassault restera incontournable.
La montée en puissance de Dassault au sein de l'industrie de défense a lieu en trois étapes : d'abord la conquête de l'indépendance, puis celle de Thales (électronique de défense), et enfin la montée en puissance chez DCNS (sous-marins et navires) et Nexter (véhicules blindés et canons).
CONTRÔLE DE LA SOCIÉTÉ
En ce printemps 2002, Charles Edelstenne, le patron de Dassault Aviation, est satisfait : la famille Dassault vient de franchir la barre des 50 % en acquérant en Bourse le 1 % manquant pour détenir le contrôle de la société. "Pendant vingt-cinq ans, on nous a fait chanter. Aujourd'hui, nous sommes libres de nos mouvements", lit-on dans Le Monde du 29 mai 2002.
Dégagé de la menace des droits de vote double que revendiquait l'Etat français, libéré du pacte d'actionnaires avec EADS, qui est devenu simple minoritaire avec 46 % du capital, le PDG envisage avec sérénité les prochaines échéances stratégiques, qui se feront "à son rythme et à ses conditions", affirmait-il. Il soulignait aussi que les succès de son avion d'affaires, le Falcon (75 % du chiffre d'affaires), libéraient Dassault de la dépendance vis-à-vis des commandes militaires du gouvernement, et lui donnaient plus de marge de manoeuvre.
M. Edelstenne évoquait également son intérêt pour le groupe d'électronique de défense Thales, dans lequel il avait pris près de 6 % en échange de l'apport de ses activités électroniques. Il entendait ainsi profiter du désengagement annoncé d'Alcatel.
Viendra alors la deuxième étape, celle du renforcement de la participation de Dassault chez Thales, pourtant également convoité par EADS. Le groupe bénéficiera pour cela de l'appui de Nicolas Sarkozy, que Serge Dassault a largement soutenu dans sa course à l'Elysée.
Elu en 2007, le président de la République, Nicolas Sarkozy, n'a rien à refuser au sénateur UMP et au propriétaire du Figaro. Il se fait d'ailleurs fort de vendre le Rafale à l'étranger, une façon de rappeler que son prédécesseur, Jacques Chirac, n'y était jamais arrivé. Le chef de l'Etat s'engagera au Brésil et aux Emirats arables unis... pour l'instant en vain.
Informé dès le printemps 2008 d'un projet de reprise de Thales par EADS, l'Elysée fera savoir qu'il n'y est pas favorable. Mieux, il éconduira le groupe franco-allemand, dont il est pourtant actionnaire et bien que son offre soit financièrement plus avantageuse que celle de Dassault.
L'un des arguments évoqués est de privilégier une filière franco-française plutôt que de donner la gestion de Thales à un groupe franco-allemand. Dassault obtient ainsi d'entrer chez Thales sans lancer d'offre publique d'achat (OPA), et de participer à sa gouvernance. Il devient alors l'opérateur industriel d'un groupe trois fois plus important que lui.
BÉMOL
Fin 2011 intervient la troisième étape, avec la montée en puissance de 25 % à 35 % de Thales chez DCNS, tandis qu'est évoquée une prise de participation dans Nexter (ex-GIAT). Celle-ci serait dans un premier temps de 25 %. Avec, là encore, la bénédiction de l'Etat, ce dernier étant propriétaire des deux groupes.
Le groupe Thales, opéré par Dassault, pourrait alors faire une offre complète sur tous les marchés, en regroupant des fabricants de plateformes (chars, avions de combat, navires) et un fournisseur d'équipements électroniques tels les radars ou les équipements de télémesure.
Seul bémol, "Dassault n'a qu'une participation minoritaire dans Thales et ne peut rien faire s'il n'en prend pas le contrôle", note un banquier. Or, cela ne serait possible qu'avec le soutien de l'Etat, auquel Dassault est lié par l'intermédiaire d'un pacte d'actionnaires. Mais l'un et l'autre des actionnaires ont-ils la volonté ou la possibilité de financer une telle opération ?
aaa Pour l'Etat, la réponse est négative, la priorité étant désormais à la réduction des déficits budgétaires, qui pourrait passer au contraire par des cessions de participations.
Pour Dassault, c'est différent. "Toute la question est de savoir si Dassault veut développer cet ensemble ou faire fructifier son placement en réorganisant Thales, estime un analyste. La deuxième hypothèse semble la plus probable." Mais pour l'instant, en raison de la chute des marchés boursiers, l'investissement de l'avionneur s'est déprécié.
Le durcissement de la compétition mondiale peut toutefois changer la donne. Les grands groupes ayant déjà une présence internationale sont mieux armés pour s'affirmer sur le marché mondial et initier des rapprochements. C'est le cas d'EADS, de Safran et de Thales. Mais en fait, seuls les deux premiers ont la capacité financière pour mener de véritables regroupements.
SUCCESSION
Une première tentative s'est esquissée durant l'été 2011. Des rumeurs ont évoqué la possibilité d'une OPA lancée sur Thales par Safran. Un montage auquel se serait opposé... Dassault, même si le prix proposé aurait été celui qu'il avait payé pour son entrée dans Thales. L'Etat, pourtant actionnaire de deux groupes concernés, n'aurait pas donné suite. L'idée était de constituer un grand groupe fournisseur d'équipements et de grands systèmes d'aéronautique dans les domaines civils et militaires.
Les cartes pourraient à nouveau être rebattues, sauf si Dassault décroche entre-temps un contrat pour le Rafale aux Emirats arabes unis. Une telle commande permettrait d'alimenter ses bureaux d'études, et surtout ceux de Thales, pendant près de quatre ans. Autre avantage, cela permettrait au ministère de la défense d'étaler le programme de livraison des Rafale à l'armée française, la priorité étant donnée aux éventuels clients à l'exportation. Ainsi pourraient être financés d'autres projets.
Mais il faudra d'abord régler les questions de gouvernance, notamment la succession de Charles Edelstenne qui, l'année prochaine, quittera à 75 ans son poste de PDG. L'inconnue majeure reste la stratégie des enfants Dassault quand l'heure sera venue de remplacer leur père, Serge, âgé de 86 ans. "Il n'y aura pas de vacance de pouvoir dans la société, la continuité sera assurée. Chaque chose viendra en son temps et sans l'avis de tous ces "fameux experts"...", affirmait en décembre, dans Le Figaro, M. Edelstenne. Une manière de rappeler que toute décision appartient... à la famille.
La France au 4e rang des exportateurs d'armes
Rang Avec 6% du marché mondial (un peu plus de 5 milliards d'euros), la France se maintient en 2010 au 4e rang des exportateurs d'armes, après les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie.
Emplois L'industrie de la défense représente 165000 emplois directs, au moins autant d'emplois indirects et un chiffre d'affaires de 15 milliards d'euros, dont le tiers environ est donc réalisé à l'exportation.
Budget En 2012, le budget du ministère de la défense augmente de 1,6%, pour atteindre 30,6 milliards d'euros. La part prévue pour les équipements est de 16,5 milliards (+ 500 millions).