13.05.2011 par CDT Anne de Luca - Chef de la Division Etudes & Rayonnement - CESA
Le CESA a organisé le 2 mai 2011, au Palais du Luxembourg, un colloque international dédié au thème suivant : « Du drone armé à l’UCAV : évolution ou rupture ? ». Le sénateur Jacques Gautier a parrainé cette manifestation qui a été l’occasion de réunir différents acteurs de la communauté drones, à savoir : des décideurs politiques, des opérationnels, des industriels et des chercheurs.
En guise d’introduction, le général Gilles Lemoine a souligné que cette réflexion était résolument tournée vers l’avenir et qu’elle était l’occasion de sortir des sentiers battus pour investir de nouveaux champs conceptuels. Il a aussi rappelé que la problématique des drones s’inscrivait dans les préoccupations du Livre Blanc selon lequel « La France continuera à développer les technologies de haut niveau nécessaires à ses armées. »
Le président Josselin de Rohan a ouvert les débats par une mise en garde : si les Français comme les Européens ont manqué la révolution des drones MALE et HALE en ne prenant pas de décision, il faut se garder de reproduire cette erreur avec les UCAV. Ne pas manquer ce rendez-vous c’est aussi être présent sur un marché hautement stratégique dont nos grands industriels ne peuvent se permettre de rester à l’écart. Le temps est venu de prendre une décision politique et sortir du drone intérimaire. Ce colloque doit contribuer à préparer en amont les éléments de réflexion nécessaires à l’exécutif auquel il revient de faire un choix. Cette décision doit être prise au regard des trois enjeux que représente le drone : un enjeu opérationnel en premier lieu et l’Afghanistan nous montre d’ailleurs toute la pertinence des drones dans un conflit asymétrique. La France ne dispose aujourd’hui que de quatre vecteurs SIDM Harfang et de deux stations sol. Ces prototypes de démonstration ne doivent pas être assimilés à une réelle capacité. Concrètement, nous n’avons aucune capacité opérative en matière de drone MALE. Nous en mesurons d’ailleurs la difficulté avec le conflit en Libye. Le drone pourrait conférer au décideur politique une flexibilité qui lui fait défaut aujourd’hui. Il existe en second lieu, un enjeu industriel : la technologie des drones est appelée à connaître un essor phénoménal et une application dans le civil qui attise forcément les convoitises. Enfin, le drone MALE représente un enjeu politique dans le sens où il permettrait de consolider nos alliances avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne.
Table ronde 1 - Théâtres d’opération et drones : quels enseignements ?
La première table ronde a permis de mieux saisir les cas d’utilisation des drones sur les théâtres actuels et d’apprécier ainsi leur apport, leurs contraintes d’emploi et les perspectives. Comme l’a montré le lieutenant Océane Zubeldia, les missions effectuées par les drones sont variées : ils permettent de détecter, identifier, entendre et communiquer les informations en temps réel. Enfin, le drone peut frapper ou désigner à la frappe. L’emploi des plates-formes aériennes non habitées s’est véritablement imposé dans les conflits modernes. Il faut à cet égard opérer une distinction entre le drone armé d’une part et le drone de combat d’autre part. Les premiers ont pour seul objectif de délivrer leur charge utile sur une cible au sol, dans le contexte d’une supériorité aérienne acquise ; les seconds ont la faculté de détruire des cibles dans un environnement aérien peu ou pas permissif (de haute intensité). Si les drones armés sont une réalité opérationnelle depuis dix ans, les seconds sont encore à l’état de démonstrateur, même chez les Américains.
Le lieutenant-colonel Bruno Paupy a présenté l’approche opérationnelle française de l’emploi des drones sur les théâtres d’opérations actuels. Il a rappelé que le drone MALE Harfang ne connaissait qu’un théâtre d’opération : l’Afghanistan. Ce drone est entré dans l’armée de l’air à l’été 2008 et est arrivé sur le théâtre afghan en février 2009. Il comptabilise près de 4 000 heures de vol en soutien de l’ISAF1. Le drone Harfang n’est pas armé mais il dispose d’un illuminateur laser qui permettrait de désigner des cibles au sol. L’essentiel de ses missions consiste en missions de surveillance afin de déjouer les intentions ennemies. Si le drone Harfang n’est pas armé, il est toutefois totalement imbriqué dans les missions de combat avec les forces au sol et apporte une contribution directe aux opérations offensives. Le Harfang se caractérise par son endurance (jusqu’à 24 heures de vol), sa discrétion et sa formidable allonge géographique. Muni de multiples capteurs, il possède une caméra vidéo permettant de retransmettre aux forces la vidéo en temps réel. Il permet ainsi de suivre les insurgés dans leurs déplacements, découvrir leurs repères et reprendre l’ascendant sur l’ennemi. Le principal apport du Harfang est de sauver des vies au sein de la coalition par la capacité d’anticipation qu’il confère. Au plan opérationnel, le drone doit remplir deux objectifs primordiaux : l’interopérabilité, autrement dit la capacité à coopérer avec les autres et l’adaptabilité aux besoins des forces soutenues. Malgré l’apport incontestable qu’il représente en opération, le drone comporte aussi quelques contraintes d’emploi. Certaines missions s’avèrent délicates avec le Harfang dès lors que la contrainte de temps est cruciale et que la non compréhension de ce qui se passe au sol peut avoir des conséquences vitales sur les troupes soutenues. Actuellement le Harfang souffre de son caractère expérimental. Ce système est délaissé par la coalition au profit d’aéronefs plus modernes équipés de capteurs plus récents. Entre autres, il manque de qualité de discrimination. Le lieutenant-colonel Bruno Paupy a estimé que l’obsolescence du Harfang est telle que sa modernisation ne suffirait pas pour se mettre au niveau de la coalition.
Côté américain, le lieutenant-colonel James Drape a insisté sur le fait que l’homme demeurait au cœur du dispositif. Ainsi, l’appellation la plus appropriée pour désigner les drones est bien celle d’avion piloté à distance car il y a effectivement un pilote : c’est seulement le cockpit qui n’est plus dans l’avion, mais l’homme est toujours aux commandes. Le drone permet d’éviter la mise en danger de la vie de l’équipage et prévient l’ennui. L’équipage peut en effet être renouvelé assurant ainsi une bonne attention. Le drone présente l’intérêt de réduire l’empreinte au sol : peu d’hommes sont nécessaires sur le théâtre d’opération car l’essentiel de l’équipage est déporté. Il faut près de 192 personnes pour assurer une patrouille H24 ; l’essentiel du personnel est employé au traitement, l’exploitation et à la dissémination de l’information. On constate ainsi que la dimension humaine demeure prégnante. En termes de vulnérabilités, il convient de rappeler que le drone ne peut être employé que si la supériorité aérienne a été établie. Par le biais de plusieurs vidéos, le lieutenant-colonel James Drape a montré toute la pertinence du drone armé et a souligné les qualités indispensables qu’il revêt pour le commandement : il confère plus de souplesse à ce dernier et donne plus d’informations pour engager le tir. Les drones sont un outil indispensable dans la guerre urbaine où il faut distinguer les amis des ennemis. Le lieutenant-colonel Drape a ensuite évoqué le cas du Reaper. Cette plate-forme est munie de capacités supplémentaires. Il vole plus vite et surtout dispose d’un pod plus grand et de capteurs plus puissants. Les perspectives d’avenir résident dans l’accélération de la capacité de traitement de l’information. L’automatisation est également un objectif pour le futur car elle permettra d’utiliser moins de personnel ; un pilote pourra gérer plusieurs drones en même temps. Quant aux enseignements que les Américains ont tiré de l’usage des drones, il est en réalité le fruit des leçons tirées depuis l’apparition même de l’aéronautique militaire.
Au regard de l’industriel, monsieur Nicolas Chamussy, il est clair que c’est sur le système définitif de drone MALE qu’il faudra prévoir de l’armement et non pas sur le système intérimaire. Le besoin d’armer les drones a été pris en compte depuis longtemps par les industriels. Une première étape de validation du concept d’emploi des drones armés a été franchie avec succès grâce à une modélisation du système d’arme complet. Il faut souligner que les perspectives de marché de ce type de système sont assez restreintes : un drone armé est moins exportable qu’un drone pouvant avoir des applications civiles. Les industriels se disent prêts à concevoir et à délivrer des drones armés dans les délais demandés. La DGA a d’ores et déjà réuni au sein d’un groupe de travail des industriels et les états majors concernés pour échanger des principes de conception dans le domaine des drones armés. Des convergences sont possibles au plan technique, particulièrement avec les Britanniques. On ne peut se permettre de mener deux projets en parallèle en Europe dans un contexte de contrainte budgétaire et dans une logique d’interopérabilité.
Table ronde 2 - Quelles réponses aux besoins des forces ?
La France doit prendre une décision imminente en matière de drones MALE. Cela répond à un besoin opérationnel mais cela s’impose aussi pour éviter la rupture capacitaire et la perte du capital humain accumulé en Afghanistan. La conséquence du retard pris dans le domaine des drones est que nous sommes aujourd’hui face à des obsolescences difficilement corrigeables.
Le député Jean-Claude Violet a souligné le double enjeu stratégique lié aux drones : l’équipement des forces d’une part avec des choix contraints et la construction de solutions industrielles et technologiques d’autre part, adaptées au plan national et européen. Quelque soit le choix qui prévaudra en matière de drones, ces systèmes ne sont rien sans les hommes et les métiers qui les sous-tendent. Trois options sont envisageables pour le futur drone MALE : 1)Travailler sur la base du Harfang et moderniser le système existant. Il est vrai que le SIDM a représenté un investissement ; on a par ailleurs acquis une expérience en matière d’entraînement, de formation et de soutien qu’il serait dommage de ne pas exploiter. 2)Acheter sur étagère : du Reaper par exemple 3)La location : louer un complément de parc. Cette solution peut être intéressante mais le ministère l’a écartée. Le parc drones doit aujourd’hui être complété et modernisé. Il ne faut pas oublier que ces choix engageront la vie d’hommes et de femmes sur le terrain et qu’il faut donc bien en mesurer les conséquences. Quant à l’UCAV, il convient de poursuivre les efforts en ce domaine. Le traité franco-britannique de novembre 2010 est un point positif : une vraie coopération est possible pour développer en commun mais aussi utiliser en commun des drones. Il y a un regain d’énergie de la coopération franc-britannique qu’il faut faire fructifier. Le député Jean-Claude Viollet a aussi insisté sur la nécessité d’une vraie transparence sur les coûts : le coût de possession, de l’heure de vol... C’est au vu de cette transparence qu’une décision pourra être prise en ayant une parfaite compréhension des différents coûts engagés.
Le sénateur Jacques Gautier a proposé une solution originale consistant à dissocier les enjeux et les calendriers. L’enjeu opérationnel en premier lieu : il s’agit de répondre à un besoin urgent, en engageant le moins de finances possibles. Pour ce faire, il faudrait procéder à l’achat de gré à gré d’un système MALE transitoire (SMT) permettant de tenir le besoin opérationnel jusqu’en 2020. Le choix du SMT doit se faire à l’aune du besoin opérationnel et doit constituer un choix transitoire. Si nous optons pour le drone Harfang dit de nouvelle génération cette solution serait catastrophique pour nos forces armées et ne donnerait pas aux décideurs politiques l’outil flexible dont ils ont besoin pour répondre aux crises actuelles : la performance n’est pas satisfaisante, cette solution serait plus chère, elle ne génèrerait pas plus d’emplois en France. Le Reaper serait la solution la plus appropriée.
L’enjeu industriel en second lieu : il s’agit de renforcer la filière drones en France mais aussi en Europe. Cette dissociation des enjeux doit se faire dans le respect de nos alliances avec l’Allemagne, l’OTAN et le Royaume Uni (traité de Lancaster house). Il faut lancer une feuille de route franco-britannique avec une spécification commune du besoin opérationnel pour déboucher sur un système MALE européen (SME) de troisième génération à l’horizon 2020.
Table ronde 3 - L’UCAV : complémentarité ou rupture ?
La troisième table ronde a été l’occasion d’engager une réflexion prospective visant à appréhender le rôle de l’avion de combat, du drone armé et de l’UCAV dans les conflits futurs.
Le colonel Franck Mollard a abordé la dimension prospective opérationnelle en évoquant l’emploi des UCAV dont il faut définir le rôle dans le spectre capacitaire global de l’aviation de combat. Certes, l’UCAV présente de réels avantages tels que la persistance, l’économie de vies humaines et s’adapte ainsi à des missions spécifiques, dites « dull, dirty, dangerous » ; mais il n’aura d’intérêt que s’il apporte un complément capacitaire évident. Il devra s’intégrer dans le paysage capacitaire existant, à savoir dans une flotte de combat mixte faite de systèmes habités et non habités. La problématique financière impose de trouver un point d’équilibre entre flotte habitée et non habitée et flotte stockée et flottes qui vole. Les UCAV ne signifient aucunement la remise en question de l’avion de combat dont ils viendront au contraire renforcer les qualités essentielles.
M. Bruno Stoufflet a livré une approche prospective sous l’angle de l’industriel. Pour Dassault aviation, la préparation de l’UCAV se traduit par trois champs prioritaires : en premier lieu, le développement du démonstrateur Neuron représente un défi majeur. Il faut ainsi examiner la faisabilité en termes de furtivité, de capacité à délivrer de l’armement depuis une soute, de capacité à analyser une mission d’engagement avec un certain niveau d’autonomie. En deuxième lieu, Dassault aviation travaille à la préparation des futurs concepts d’UCAV. Enfin, les efforts portent sur la conception des technologies essentielles pour ces futurs systèmes. Quatre axes technologiques doivent ainsi être développés : la furtivité, l’autonomie, le développement des armes de précision et la réduction des cycles d’évolution pour évoluer au plus près des besoins opérationnels. Il s’agit donc de concevoir des systèmes modulaires pour répondre rapidement aux besoins des forces.
L’IGA Didier Malet revenant sur l’intitulé du colloque, a estimé que l’UCAV était tout autant une rupture qu’une évolution. Il marque une rupture opérationnelle dans le sens où cette nouvelle plate-forme a une réelle capacité discriminante. Il est aussi le fruit d’une évolution progressive. Le rôle de la DGA est de bien identifier en liaison avec les forces armées le besoin opérationnel et faire répondre les industriels à cette attente. Plusieurs axes sont à prendre en considération comme la question des liaisons de données, le ravitaillement automatique... Il faut réfléchir à des cycles de fabrication qui permettent de concevoir une plate-forme la plus économique possible.
Le général Serge Soulet s’exprimant au nom du major général de l’armée de l’air, a conclu les débats en affirmant l’urgence de définir une orientation programmatique en matière de drones. L’enjeu capacitaire est une préoccupation quotidienne de l’armée de l’air ; or, le système actuel n’est plus en mesure de répondre à un besoin opérationnel croissant. Les théâtres d’opération actuels montrent toute l’importance des drones MALE pour la permanence de l’observation, la détection et la discrimination des cibles, sans empreinte au sol. Le drone permet de disposer en temps réel d’une véritable compréhension de la situation. Le drone MALE armé est une réponse évidente aux exigences des théâtres actuels. Le général a insisté sur le fait que l’homme demeurait au cœur de la boucle. Le drone doit être appréhendé comme un système global et il faut donc dépasser le seul vecteur : le terme de système permet de mieux saisir le drone dans toutes ses dimensions. L’UCAV doit s’envisager comme un complément de l’avion de combat. C’est le niveau d’autonomie décisionnel des futurs drones de combat qui sera porteur de rupture stratégique. Il faut aujourd’hui rechercher une cohérence d’ensemble des différents vecteurs aériens pour pouvoir agir efficacement dans l’ensemble du spectre des opérations.
Le sénateur Daniel Reiner a clôturé le colloque en affirmant qu’il existe des solutions conformes aux contraintes budgétaires et respectueuses de nos alliances. Dissocier les enjeux et les traiter dans des chaînes décisionnelles et calendaires différentes permet de satisfaire ces conditions. On retiendra aussi que drone de combat et avion de combat se complèteront plus qu’ils ne s’opposeront dans le futur.