13 décembre 2012 Par Hassan Meddah - L'Usine Nouvelle n° 3311
ENQUêTE EN COUVERTURE Le plan de vol est chargé pour le futur patron de Dassault Aviation, qui doit être nommé ce mardi 18 décembre. L'Usine Nouvelle, dans son édition du 13 décembre, consacrait son dossier de une aux défis qui attendent le successeur de Charles Edelstenne : il lui faut vendre 126 Rafale aux Indiens, sortir renforcé de la crise des jets d'affaires et assurer l'indépendance de son groupe.
Zone de turbulences en vue, veuillez attacher vos ceintures. » L'avertissement vaut pour la direction du groupe Dassault, le fabricant du Rafale et des jets d'affaires Falcon. Ses dirigeants opèrent une manoeuvre délicate : le changement de pilote alors que le plan de vol du groupe s'annonce chargé. À 75 ans, Charles Edelstenne, qui a solidement tenu le manche de Dassault Aviation comme PDG depuis les années 2000, a atteint la limite d'âge. Dans ce groupe qui a la culture du secret, l'identité du futur PDG ne devrait être dévoilée que le 18 décembre. Toutefois, son mode de désignation laisse entrevoir une forte continuité. « Il a été désigné par Serge Dassault et Charles Edelstenne. Il ne devrait pas y avoir de rupture avec la politique précédente », analyse un cadre en interne. Deux candidats se détachent : Éric Trappier, le directeur général international et « vendeur en chef » du Rafale, et Loïk Segalen, le directeur général des affaires économiques et sociales.
La tâche du successeur d'Edelstenne ne sera pas simple, car les prochains mois se révéleront cruciaux pour Dassault. En jeu, l'avenir du Rafale, le leadership du groupe sur le marché des jets d'affaires et, plus encore, son indépendance, questionnée depuis le projet de méga fusion entre ses concurrents EADS et le britannique BAE Systems. Le nouveau PDG devra tout de suite entrer dans le vif du sujet et sauver le Rafale, la fierté de la maison Dassault. Les négociations entrent dans leur dernière ligne droite avec les autorités indiennes, qui veulent conclure fin mars au plus tard. Le contrat porte sur l'achat de 126 appareils, pour un montant de plus de 10 milliards de dollars. Or rien n'est acquis comme l'a rappelé Charles Edelstenne lors de sa récente audition devant la commission de la Défense de l'Assemblée nationale. « Je suis relativement optimiste, mais pas définitivement tant qu'on n'a pas reçu le premier chèque », indiquait-il. Sans nouvelle commande de l'étranger, la chaîne d'assemblage des Rafale située à Mérignac (Gironde), qui tourne à un appareil par mois, pourrait s'arrêter. L'échec n'est pas permis.
- Conclure le contrat indien du Rafale, estimé à plus de 10 milliards de dollars pour 126 exemplaires.
- Dominer le marché européen des drones de combat face à EADS.
- Réussir l'industrialisation du futur jet d'affaires SMS, dont le premier vol est prévu pour 2014.
- Maintenir les compétences de ses bureaux d'études dans le domaine des avions de combat.
- S'imposer en tant que leader dans des programmes industriels en coopération.
Premier vol pour le SMS en 2014
Autre enjeu moins visible mais plus vital : tirer profit de la reprise des jets d'affaires, qui assurent au groupe l'essentiel de ses ventes et de ses bénéfices. Sur les 3,3 milliards d'euros de chiffre d'affaires réalisés en 2011, les trois quarts proviennent de la vente de Falcon (lire l'encadré ci-dessous). Un marché difficile sur lequel la crise de 2008 continue de peser. L'avionneur compte livrer 65 appareils cette année, soit à peine deux de plus que l'an dernier. Son carnet de commandes commence toutefois à reprendre des couleurs. En 2011, le groupe a engrangé 36 ventes contre un solde négatif net de 9 commandes l'année précédente. Sur les chaînes d'assemblage, la production a retrouvé un niveau intermédiaire entre les 12 appareils produits par mois quand le marché battait son plein et les trois avions par mois au plus fort de la crise. Aujourd'hui, avec des chaînes cadencées pour sortir 7 appareils, l'inquiétude des équipes reste de mise, d'autant plus que le recours à la sous-traitance s'est accéléré.
Au prochain salon de l'aviation d'affaires du Moyen-Orient (Meba), qui se tiendra à Dubaï du 11 au 13 décembre, le Falcon trônera en bonne place. Dans un marché en crise depuis 2008, et qui commence à peine à redémarrer, le groupe peut compter sur son dernier-né, le Falcon 7X, commercialisé depuis 2005, vendu entre 40 et 50 millions de dollars pièce. Dassault devrait livrer, courant 2013, le 200e exemplaire de ce véritable best-seller, qui totalise près de 40 % de ses ventes civiles. À sa sortie, le modèle renouvelait radicalement l'offre sur le segment des appareils à large cabine et long rayon d'action. Il était aussi le premier à être équipé d'un système de commandes de vol totalement numérique inspiré du Rafale. Dix ans plus tard, la concurrence commence seulement à proposer les mêmes équipements. La faible consommation de carburant du Falcon 7X séduit la clientèle d'affaires. Capable de relier Paris à Los Angeles ou Tokyo sans escale, il peut atterrir sur des pistes de 600 mètres. Depuis peu, l'avionneur propose une version avec douche à bord !
« Il y a un coup de frein sérieux sur les embauches dédiées à la production. En quatre ans, l'effectif de production a été réduit de 400 salariés pour tomber à environ 2 150 personnes », précise Raymond Ducrest, du syndicat CFDT chez Dassault. Le prochain PDG devra impérativement réussir le lancement du SMS, le futur jet d'affaires du groupe. Pour surprendre la concurrence, le plus grand secret a été imposé aux équipes et aux fournisseurs. Le groupe a même tenté de brouiller les pistes en laissant entendre que l'appareil se positionnerait en entrée de gamme. Seule certitude, l'importance du budget dédié. « En termes de développement de produits, jamais les investissements n'ont été aussi hauts », a assuré Charles Edelstenne.
Le projet SMS mobilise 1 500 ingénieurs chez Dassault et ses partenaires. « La conception détaillée de l'avion est désormais figée. Les premières pièces destinées aux tests de résistance sont entrées en production », précise le bureau d'études de l'avionneur à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine). Si la phase de conception s'est déroulée comme prévu, reste à mener l'industrialisation de l'appareil dans un calendrier serré : une présentation aux clients en 2013, un premier vol en 2014... de façon à être prêt quand le marché aura rebondi. Le nouveau patron devra trancher sur la pertinence d'ouvrir une ligne d'assemblage de Falcon en Chine. Le pays, où les milliardaires sont de plus en plus nombreux, a contribué l'an passé à la moitié des ventes de l'avionneur. Le marché potentiel est de l'ordre de 1 000 appareils pour les dix années à venir. Le brésilien Embraer et l'américain Cessna assemblent déjà en Chine, évitant ainsi de lourds droits et taxes de douane à l'importation. Dassault s'est lui contenté d'une filiale et d'un centre de services.
Un risque de marginalisation
Ultime défi : assurer la sacro-sainte indépendance de Dassault Aviation, « dernier groupe d'aviation au monde encore détenu par la famille de son fondateur et portant son nom », aime-t-on à rappeler au siège parisien du holding familial. Le sujet est hautement sensible. Ainsi, quand l'un des héritiers de Serge Dassault, son deuxième fils Laurent, a évoqué la possibilité de fondre le groupe dans une entité avec Safran, Thales et Zodiac, il a été immédiatement désavoué et contraint de rentrer dans le rang. Le risque d'une marginalisation du groupe existe bel et bien, comme l'a révélé la méga fusion avortée entre BAE Systems et EADS en septembre. « Ce projet a montré que la grande majorité des industriels français et européens n'ont pas la taille critique pour porter les investissements nécessaires au cours des prochaines années. [...] Cette taille se situe aux alentours des 30 milliards de dollars de chiffre d'affaires pour prétendre jouer les premiers rôles sur des programmes majeurs dans l'aéronautique », analyse Philippe Plouvier, le directeur des activités aéronautique et défense chez Roland Berger.
Neuron, une double réussite
Le fabricant du Rafale est-il condamné à être un acteur de second rang ? Peut-être pas, si le nouveau PDG manoeuvre aussi habilement que son prédécesseur. Charles Edelstenne avait en effet, dès 2008, racheté 26% de Thales, devenant l'actionnaire industriel du principal électronicien de défense européen avec 13 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Dassault joue depuis un rôle central dans le secteur de la défense en France, grâce notamment aux 35% de Thales dans le capital de DCNS (chantiers navals de défense) et le rapprochement opéré avec le fabricant de blindés Nexter. À défaut d'être le plus gros, Dassault démontre qu'il est l'un des plus agiles. Le groupe a marqué les esprits avec le pilotage du programme Neuron, ce démonstrateur de drone de combat qui a effectué son premier vol le 1er décembre depuis la base d'Istres (Bouches-du-Rhône). « Ce premier vol constitue une double réussite pour Dassault. Il devance BAE et prouve qu'il n'a pas raté le virage des drones. Et le groupe a aussi prouvé qu'il pouvait travailler en bonne intelligence avec les grands partenaires européens », analyse Damien Lasou, le responsable mondial de l'activité aéronautique et défense du cabinet Accenture.
Pour le démonstrateur Neuron, Dassault a travaillé conjointement avec l'italien Finmeccanica, le suédois Saab, le suisse RUAG, la branche espagnole d'EADS... Dassault Aviation a réussi à décrocher la maîtrise d'oeuvre industrielle parce que l'État français a financé à lui seul la moitié des 400 millions d'euros de ce programme européen. Le successeur de Charles Edelstenne pourra-t-il compter sur un tel appui ? À l'heure où l'État réfléchit à l'avenir de sa défense, c'est un paramètre, et non des moindres, que le futur pilote de Dassault Aviation ne maîtrise pas.