Alors que militaires et industriels français s’inquiètent vivement des menaces de restrictions budgétaires, la députée socialiste Patricia Adam, présidente de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, n’y va pas par quatre chemins : « Le scénario de Bercy vise à tuer le ministère de la défense. Dès 2015, si on le suit, il ne lui restera que la sécurité nationale (la gendarmerie), les forces spéciales et la dissuasion. Toutes les forces conventionnelles auront disparu », affirme l’élue bretonne dans les colonnes du journal Le Monde (voir l'interview complète). Bien qu’elle soutienne la politique de retour à l’équilibre des comptes publics, qui demandera des efforts à l’ensemble des ministères, Patricia Adam s’inquiète vivement des coupes sombres dont le ministère de la Défense pourrait faire l’objet. Et l’élue du Finistère d’appeler à bien mesurer les conséquences de telles décisions : « Respecter un déficit de 3 % du PIB comme le veut l'Europe est un enjeu stratégique. Mais il faut trouver un bon équilibre : mesurer, s'il doit y avoir des efforts sur la défense, les conséquences que cela peut avoir sur nos capacités à intervenir comme nous le souhaitons (seuls sur une durée courte et "en premier" comme on l'a fait au Mali, ou uniquement avec d'autres alliés), sur l'entraînement de nos forces, et sur notre industrie ».
Des enjeux stratégiques, économiques et sociaux
Alors que les parlementaires de la majorité et de l’opposition des Commissions de la Défense de l’Assemblée nationale et du Sénat font front commun pour éviter que les restrictions budgétaires n’obèrent les capacités militaires de la France, les conclusions du nouveau Livre Blanc sur la Défense ne devraient finalement être connues que fin avril. Ces travaux, qui conditionneront l’élaboration dans le courant de l’été de la future loi de programmation militaire, s’étalant de 2014 à 2019, sont entourés de vifs échanges. Car, derrière l’élaboration des priorités nationales en termes de sécurité et l’ajustement des moyens pour y répondre, la question budgétaire est omniprésente. Tout cela autour d’un sujet complexe et d’enjeux stratégiques dont, malheureusement, l’opinion publique n’a pas forcément conscience. Pas plus d’ailleurs que les technocrates du ministère de l’Economie et des Finances, accusés par certains parlementaires d’être uniquement obnubilés par les chiffres et autres courbes. Or, non seulement la Défense tire une industrie de pointe - cruciale au moment où la concurrence internationale pousse les Européens à innover pour survivre - mais aussi une masse considérable d’emplois : 30.000 rien que pour la Bretagne ! Et pas uniquement dans le secteur de la défense, c'est-à-dire chez les militaires - où l'armée contribue notamment au recrutement de nombreux jeunes - et les fournisseurs d’équipements (160.000 emplois sur le territoire). Les retombées économiques et sociales sont bien plus larges.
Pour parler clairement, la France doit son statut de grande puissance internationale en grande partie à ses forces militaires et son excellence technologique. Diplomatie et armées ne sont jamais très éloignées puisque de la capacité d’un pays à assurer sa souveraineté, faire respecter ses intérêts et intervenir au profit de ses alliés dépend souvent sa possibilité de peser sur la scène internationale et sur les questions géostratégiques. Ce rapport de force nécessaire, puisque malheureusement nous vivons dans un monde dangereux, est aussi, en étant gage de puissance et de rayonnement, un atout considérable dans les relations commerciales avec d’autres pays. Il en découle non seulement des ventes de matériels militaires (et à ce titre la défense est l’un des rares secteurs en France à avoir une balance commerciale positive), mais aussi d’importants contrats pour les entreprises civiles, avec des retombées directes dans l’Hexagone.
« La patrie est en danger, parce que sa défense l’est »
Les enjeux sont donc à la fois stratégiques, technologiques, économiques et sociaux. En somme, fondamentaux. Malgré tout, les dépenses liées à la défense ont considérablement diminué depuis 40 ans (4.3% du produit intérieur brut en 1966), pour tomber à 1.56% du PIB en 2012. Une limite sous laquelle les parlementaires, comme Patricia Adam ou Gwendal Rouillard (député du Morbihan et proche de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense), qui en appelle à l’arbitrage du président de la République, estiment que le pays ne peut pas descendre (écouter son interview donnée à nos confrères de France Bleu Breiz Izel). Faute de quoi la France ne disposera plus d'armée lui permettant d'agir en cas de besoin. Or, les prévisions actuelles laissent entrevoir une baisse de l’effort consacré à la défense à seulement 1% du PIB en 2025. C'est pourquoi Jean-Louis Carrère, président de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat, reprenant une célèbre phrase de Danton, estime que « la patrie est en danger, parce que sa défense l’est » (voir son intervention du 13 mars à la fin de cet article). La crainte est de voir la crédibilité de l’outil militaire de la France remise en cause, avec entre autres conséquences un risque de déclassement dans le concert des nations. Depuis la fin de la guerre froide, le ministère de la Défense a déjà mené une profonde rationalisation de ses effectifs et de ses dépenses. Et dans le même temps les industriels ont, globalement, fait des efforts significatifs pour réduire leurs coûts. Peut-il aller plus loin ? Probablement, mais pas forcément en taillant une nouvelle fois dans les personnels et le format des armées, de nombreuses capacités étant aujourd’hui dimensionnées au strict minimum pour remplir les missions qui leur sont confiées, comme les forces navales, d’autres subissant un déficit criant de moyens, comme le transport aérien ou le ravitaillement en vol.
La baisse de l'effort de défense au fil des années (© SENAT)
Des pistes pour réaliser des économies
Le décalage de certains programmes, moyennant une gestion intelligente entre opérationnels et industriels, semble possible, afin de reporter une partie des dépenses qui ne peuvent être budgétées. Mais il faut sans doute creuser plus sur le fonctionnement pour réaliser des économies. Si le concept des bases de défense, mis en place par l’ancien gouvernement, est critiquable sur certains points, des avancées notables ont été réalisées en peu de temps, notamment sur la mutualisation des achats d’entités militaires présentes sur un même territoire. Cela a permis de générer des gains significatifs en termes d’économies, tout en améliorant le paiement des fournisseurs. Dans le même temps, un énorme travail reste à réaliser dans l’optimisation du mode de fonctionnement de l’administration, ce qui est valable pour l’ensemble de l’Etat. Le système est bien trop rigide et les services croulent sous les formalités administratives. « On en est presque rendu à devoir lancer un appel d’offres pour acheter une ramette de papier », se lamentait récemment un officier d’état-major. Si la France doit redresser ses comptes publics, c’est sans doute là, dans ce « mille-feuille » administratif, dans cette bureaucratie au coût astronomique, qu’il faut aller chercher les milliards. Ce n’est évidemment pas simple mais le pays ne peut plus se payer le luxe d’ignorer ce problème ou de le traiter autrement qu’avec une volonté sans faille, quitte à bousculer quelques habitudes et autres coteries.
La politique doit reprendre sa place
Dans cette période difficile, où des choix probablement douloureux devront être faits, aucune piste ne doit être négligée pour éviter l’irréparable. « Irréparable » car une armée crédible et efficace comme celle de la France - la démonstration en a été faite en Libye et au Mali – est un outil complexe et fragile, qui se forge durant des décennies et, si les efforts nécessaires ne sont pas consentis, peut se déliter très rapidement.
La Défense n’est évidemment pas la seule dans la tourmente et l’Etat doit composer avec d’autres priorités et de nombreuses urgences, le tout avec des marges de manœuvre particulièrement étroites. Mais qu’on le veuille ou non, le « complexe industrialo-militaire », comme il est de bon ton de l’appeler parfois, est un pilier indispensable du pays, pour son rayonnement international, pour ses territoires, pour son économie et pour ses emplois. Alors que Jérôme Cahuzac semblait avoir des idées très arrêtées, le nouveau ministre du Budget, Bernard Cazeneuve, est comme ancien député de Cherbourg très au fait de ces questions. Mais on entend certains parlementaires craindre que le ministre soit inévitablement corseté par les fonctionnaires de Bercy. Une fatalité ? Aux dernières nouvelles, la France est un pays démocratique et ce sont les politiques, élus par le peuple, qui prennent les décisions et façonnent les lois. Pas les fonctionnaires. Comme l’heure est sans doute venue de dépoussiérer le fonctionnement de l’administration, il est également temps que la politique reprenne sa place et en finisse avec ce que de nombreux élus considèrent depuis longtemps comme un Etat dans l’Etat.
(*) Propos de Jean-Louis Carrère tenus le 13 mars au Sénat
« Je pourrais reprendre à mon compte la célèbre apostrophe de Danton en 1792 en disant qu’aujourd’hui « La patrie est en danger » car sa défense l’est. Je suis en effet convaincu que notre sécurité serait compromise si les mesures de réduction de l’effort de défense qui sont envisagées étaient adoptées. C’est tout le sens de la démarche de rassemblement du Sénat que nous avons entreprise.
Cette conviction, nous ne cessons de l’affirmer au sein de notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées depuis près de deux ans que nous avons consacrés à la préparation du nouveau Livre blanc sur la sécurité et la défense.
En juillet dernier, nous avions publié un rapport au titre volontairement provocateur « Forces armées : peut-on encore réduire un format « juste insuffisant » ? ». En juillet dernier, nous constations que le format de nos armées était encore cohérent mais qu’il était d’une grande fragilité.
Nous nous demandions si nous ne connaissions pas un syndrome du paraître, un effet Potemkine, qui masquerait que nos forces armées sont au bord du point de rupture.
Nous constations que la tendance du coût considérable des équipements conduit à avoir une armée « échantillonnaire » dotée de quelques capacités « polyvalentes » dans chacun des secteurs concernés, mais dont les retours d’expérience montraient que les modes d’action étaient partiellement inadaptés aux situations de terrain. Ceci sans parler des trous capacitaires que nous connaissons. Nous avons une armée de poche, de haute qualité mais finalement vulnérable.
Déjà en juillet dernier, nous affirmions qu’il fallait établir un plancher des ressources consacrées à la défense à 1,5 % du PIB, avec une perspective de progression quand la croissance ou une éventuelle mutualisation le permettraient.
Cela c’était avant le Livre blanc dont la version définitive devrait être rendue publique à la fin de ce mois. Ce document ne nous dit pas grand-chose en termes de format, pas plus qu’il ne donne des indications en termes d’enveloppe et de trajectoire budgétaires. Ce sera l’objet de la future LPM si toutefois elle intervient avant l’été, ce qui est indispensable.
Pourtant, comme en témoigne la courbe qui est actuellement projetée et qui vous a été distribuée, beaucoup de gens travaillent à élaborer des scénarios plus rigoureux les uns que les autres.
C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de dépasser la seule unanimité de notre commission pour mobiliser le Sénat tout entier, au travers de ses groupes politiques, afin d’affirmer, en tant qu’institution de la République, toutes tendances politiques confondues (à l’exception du groupe Ecologie), que oui, « la patrie est en danger, parce que sa défense l’est ». C’est notre rôle d’élus et de décideurs politiques, garants de l’intérêt national que de tirer cette sonnette d’alarme.
Notre approche est essentiellement politique, mais elle pourrait bien évidemment être techniquement étayée.
Le message est clair et simple : le Sénat considère que le passage d’un effort de défense de 1,56 % en 2011 à 1,1 % en 2025, tel qu’il est envisagé, ne permettrait plus aux autorités de notre pays de maintenir le rôle de la France au niveau qui est le sien aujourd’hui.
Sans une diplomatie appuyée sur un outil militaire bien dimensionné, l’influence de la France et sa capacité à défendre sa place, ses intérêts et ses ressortissants, connaîtrait un déclassement très significatif.
De plus, la diminution temporaire du budget de la défense dans la perspective d’une remontée à terme est une illusion dangereuse. Une capacité militaire ne peut s’évaluer à la simple lecture de l’inventaire des matériels. Elle est une combinaison de différents éléments : Doctrine ; Organisation ; Ressources humaines ; Equipement ; Soutien et Entraînement. Cet ensemble cohérent et indivisible serait irrémédiablement compromis si les décisions qui s’esquissent étaient confirmées, comme en témoigne l’incapacité d’autres nations à récupérer des compétences abandonnées.
Il convient également de prendre en compte l’impact des diminutions de crédits sur l’emploi de l’industrie de défense et sur la recherche et développement.
Enfin, prenons bien conscience que la défense n’est pas une dépense publique comme une autre. De sa crédibilité dépendent :
- notre sécurité, c'est-à-dire celle de l’ensemble des secteurs de la Nation, qui bénéficient de cet investissement de défense.
- la place internationale de notre pays (principalement à l’ONU, vis-à-vis des Etats-Unis, en Afrique…..). Sans défense, nous ne serons plus crédibles. Nous ne serons plus audibles. Nous ne serons plus écoutés.
- Enfin, de notre outil de défense dépend notre prospérité future. Je pense notamment à la sécurisation de nos zones économiques exclusives (ZEE) et des voies d’approvisionnement maritimes qui sont fondamentales.
Tout cela nous conduit à une évidence : il est de l’intérêt supérieur de la Nation de maintenir l’effort de la Nation en matière de défense.
C’est en fonction de ces analyses que les groupes politiques du Sénat souhaitent que l’effort de défense soit maintenu à un niveau qui permette de préserver la sécurité intérieure et extérieure de la France et sa capacité d’influence. Ce seuil, en deçà duquel il ne faut pas descendre, est de 1,5 % du PIB ».