La Libye, nouvelle terre de conquête de Daech? Les images de la décapitation des 21 coptes égyptiens ont brutalement mis en lumière la place de l'organisation État islamique (EI) en Libye. À la différence de la Syrie et de l'Irak, elle ne contrôle pas un territoire homogène, mais son expansion est indéniable. "Daech devient un pôle d'attraction pour la jeunesse libyenne, spécialement celle des campagnes", prévient Omar Altwati, journaliste libyen aujourd'hui exilé aux États-Unis. L'EI a repris le découpage historique du pays en trois provinces, Barqa (Cyrénaïque, Est), Fezzan (Sud) et Tarabulus (Tripolitaine, Ouest), comme autant de territoires à conquérir.
Derna, le quartier général
C'est dans cette ville côtière de l'Est, bastion historique du radicalisme religieux, que l'organisation est apparue il y a plusieurs mois à travers le Majlis Shura Shabab al-Islam (conseil consultatif de la jeunesse islamique), un rassemblement de djihadistes. Le noyau dur de Daech à Derna est composé de combattants revenus de Syrie, appartenant à la brigade Al-Batar : 200 à 300 hommes, libyens mais aussi algériens, tunisiens, yéménites… "Ce sont des professionnels, capables de commettre des attentats-suicides", assure Muftar D.*, un avocat de la ville. Une autre source évoque la présence d'une deuxième brigade revenue de Syrie, qui compterait quelque 500 combattants. L'organisation n'est pas la seule à régner sur Derna puisqu'elle doit composer avec un Conseil consultatif de la Choura des moudjahidin. On y retrouve des groupes plus ou moins liés à Al-Qaida, comme Ansar al-Charia, mais aussi la Brigade des martyrs d'Abou Salim, dirigée par une figure de la révolution, Salim Derbi. Un vétéran du djihad libyen jouerait les intermédiaires entre Daech et ce Conseil de la Choura.
L'EI, pourvu d'un arsenal considérable, contrôle le centre-ville, et les autres groupes plutôt la périphérie. Un Yéménite répondant au nom de guerre d'Abou Bara Al-Azdi serait arrivé il y a six mois et jouerait un rôle prépondérant dans l'organisation. À ses côtés officierait un cheikh saoudien, responsable du tribunal et de la police islamiques. Comme en Syrie, la vie des habitants est régie par une application stricte de la charia. "Les magasins qui vendent des cigarettes ont été fermés, les femmes doivent sortir couvertes, les coiffeurs ne peuvent plus couper les barbes et les échoppes doivent fermer aux heures de prière", résume une habitante qui a préféré garder l'anonymat.
Les djihadistes disposent de différents camps d'entraînement dans et à l'extérieur de la ville. Selon un habitant, l'un d'eux aurait été la cible des bombardements égyptiens. En représailles, l'EI a revendiqué des attentats-suicides qui ont tué au moins 40 personnes vendredi à Al-Qoba, à quelques dizaines de kilomètres de Derna.
Objectif pétrole?
Les plus grandes inquiétudes entourent aujourd'hui la ville de Syrte. Jusqu'ici, l'ancien fief de Kadhafi vivait sous la coupe de divers groupes dont Ansar al-Charia. Mais ses membres semblent se rallier peu à peu à Daech. Jeudi, l'EI s'est emparé de l'université et aurait mis sur pied, selon le journaliste Omar Altwati, un tribunal islamique. Il y a dix jours, ils ont aussi mis la main sur des radios locales et diffusent depuis des versets du Coran et des discours de leur "calife" Baghdadi. Un peu plus à l'est, aux abords du village de Nofilia, Daech a fait récemment une démonstration de force en organisant un convoi de plusieurs dizaines de pick-up surmontés de drapeaux noirs.
"Nofilia est un village stratégique, un carrefour routier important", s'inquiète-t-on chez le général Haftar. C'est aussi une porte d'entrée vers les terminaux pétroliers de Ben Jawad, Ras Lanouf, Al-Sedra et Brega : les prochaines cibles de Daech? "C'est une possibilité à envisager", explique le géographe Ali Bensaad, spécialiste de la Libye. L'objectif? Peut-être moins mettre la main sur l'or noir que de plonger un peu plus le pays dans le chaos en empêchant l'exploitation pétrolière, déjà perturbée par la guerre que se livrent les gouvernements de Tobrouk et de Tripoli. Le 4 février, une attaque contre le champ pétrolier d'Al-Mabrouk, à 180 km au sud de Syrte, était ainsi attribuée à l'EI. Le 13, c'est le site d'Al-Bahi, à une trentaine de kilomètres, qui étaient la cible de tirs de roquettes.
À la conquête de l'Ouest
La Tripolitaine est l'autre nouveau terrain de chasse de l'EI : fin novembre, des images circulant sur les réseaux sociaux montraient la naissance d'une cellule dans la région de Tripoli. N'y figuraient que quelques pick-up, une dizaine de "combattants" portant de vieux lance-roquettes.
En trois mois, l'organisation s'est distinguée par plusieurs attentats revendiqués contre des bâtiments publics ou des ambassades étrangères. Le 27 janvier, ce sera le coup d'éclat avec l'attaque-suicide contre le Corinthia, un hôtel de luxe, qui fera 9 morts. Mais il est difficile d'évaluer la force de Daech dans la région, d'autant que les autorités de Tripoli niaient jusqu'à récemment son existence.
Les mystères du Sud
L'EI serait-il aussi implanté dans cette zone de non-droit où pullulent groupes djihadistes et trafiquants sahéliens? "Il y a là un risque de connexion entre les terroristes d'Aqmi [Al-Qaida au Maghreb islamique] et ceux de l'EI", explique-t-on côté français. Début janvier, 14 soldats libyens loyaux au gouvernement de Tobrouk étaient tués près de la ville de Sebha dans une embuscade revendiquée par l'EI.
Le géographe Ali Bensaâd tempère : "Il y a peut-être du passage des combattants de l'EI dans la zone, mais pour qu'ils s'y implantent, il leur faudrait d'abord négocier avec les diverses tribus qui la contrôlent." Le Sud libyen semble être encore et surtout une base de repli pour Aqmi et ses affidés. Mokhtar Belmokhtar, chef du groupe djihadiste des Signataires par le sang, s'y serait installé avec ses hommes. Selon une source à Paris, il y aurait pris femme et y aurait eu, très récemment, un enfant.
* Nom modifié pour des raisons de sécurité.
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