18 janvier 2014 Jacques Lebasnier, envoyé spécial, Benghazi (Libye) - Le Journal du Dimanche
EXCLUSIF - L'organisation Ansar al-Charia a réussi à créer dans la région de Derna, sur la côte libyenne, une zone de rassemblement pour tous les mouvements djihadistes d'Afrique du Nord
Il n'est pas si facile de se défaire du goût du sang. Pour s'en convaincre, il suffit de lire la gourmandise sur le visage de Khalil Aboubakar quand il propose de regarder des photos sur son ordinateur. L'ancien rebelle libyen de 40 ans, qui tua beaucoup pendant la révolution, ouvre un fichier et en fait défiler le contenu : des clichés épouvantables de têtes coupées déposées dans des sacs plastique ou brandies par des bourreaux cagoulés. Les photos rappellent l'horreur du conflit en Syrie. Khalil Aboubakar le jure : c'est pourtant bien à Derna, sa ville natale de l'est libyen, qu'elles ont été prises. "Lui, c'est un flic", explique-t-il en montrant l'une d'elles. "Ce jour-là de 2012, cinq ont été décapités." Les coupables? "Ansar al-Charia", lâche Khalil Aboubakar. "Ils ne veulent pas voir des policiers ou des militaires sur leur territoire."
Pour en parler, l'homme a accepté de nous rencontrer hors de Libye, mais a exigé de changer son nom. "Sinon, je suis mort et ma famille avec", jure-t-il. Pour lui, Ansar al-Charia représente le visage du mal à Derna. "Tout le monde les déteste mais ce sont eux les maîtres." Cette organisation salafiste djihadiste a vu le jour en Libye pendant la révolution. Aujourd'hui composée d'anciens rebelles, elle prospère sur le chaos qui règne en Libye. Le pays, qui va bientôt fêter les trois ans du soulèvement contre Mouammar Kadhafi, part en effet chaque jour un peu plus en lambeaux : le gouvernement est totalement impuissant face aux centaines de milices qui existent encore.
Différentes branches du mouvement se sont ainsi implantées à Syrte, l'ancien bastion de Kadhafi, mais aussi à Benghazi, la capitale de l'Est. Mais c'est bien à Derna, traditionnel fief des islamistes libyens, qu'elle a établi sa base. À sa tête, Soufiane Ben Qoumou, que l'on présente aussi comme l'émir d'Al-Qaida dans l'est libyen. La nébuleuse terroriste dispose néanmoins d'un autre représentant à Derna : Abd al-Baset Azzouz, spécialement envoyé en Libye par le leader d'Al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, pour y bâtir un réseau.
À "l'extrême de l'extrême"
Khalil Aboubakar connaît bien tous ces djihadistes. Pendant la révolution, il a fait partie de la brigade des Martyrs du 17-Février puis de celle d'Abou Salim, dont certains membres composent aujourd'hui Ansar al-Charia. L'ancien combattant a d'ailleurs conservé des liens avec les djihadistes et avoue avoir "du respect" pour leur drapeau noir frappé des paroles du prophète. "Mais Ben Qoumou et ses proches ont perverti le message", regrette-t-il. "S'ils n'éliminaient que des policiers, des juges, des politiques, ça irait. Mais ils tuent des innocents." Une violence confirmée par Noman Benotman, un repenti du Groupe islamique combattant en Libye (GICL) aujourd'hui président du think tank Quilliam Foundation à Londres. Il qualifie la nouvelle génération de djihadistes libyens "d'extrême de l'extrême". "Ils ne sont pas vraiment éduqués" poursuit-il. "Leur modèle, c'est al-Zarkaoui (chef d'Al-Qaida en Irak jusqu'en 2006)."
De quoi faire régner la terreur. La peur est devenue une maladie contagieuse à Derna, où les noms d'Ansar al-Charia et d'Al-Qaida se prononcent à voix basse. Malgré tout, en novembre dernier, la population, excédée par les exactions, a osé se soulever contre Ansar al-Charia. Comme à Benghazi, les radicaux ont dû quitter la ville. Ils ne sont pas allés très loin. Dans la Montagne verte qui, sous Kadhafi, servait déjà de maquis aux islamistes. Mais aussi aux abords immédiats de la localité. "On ne sait jamais où ils sont et tout d'un coup, ils apparaissent. Ce sont des fantômes", résume Hamza, un local, aujourd'hui réfugié à Londres.
Le secret est l'une des forces de l'organisation. Le nombre de ses combattants reste un mystère. Son organigramme semble lui aussi mouvant. Au sommet, il y a bien Soufiane Ben Qoumou. Cet homme chétif de 54 ans n'est autre que l'ancien chauffeur de Ben Laden au Soudan. Il a combattu en Afghanistan où il fut arrêté par les Américains en 2001. Après six ans de détention à Guantánamo, il est transféré en Libye où il est jeté en prison. Il est libéré par le régime en 2010 et crée sa propre milice en 2011. Un membre de sa garde rapprochée affirme qu'il a reçu alors la visite de Qataris et des livraisons d'armes de Saoudiens.
"Main dans la main" avec Al-Qaida
Aujourd'hui, Ben Qoumou, époux de deux femmes, résiderait au nord de Derna dans une maison située sur le front de mer. Il ne se déplace jamais sans de très jeunes gardes du corps, "très bien payés et prêts à mourir pour lui", change souvent de véhicule, modifie tous les jours son planning. Autour de lui gravitent des chefs de katibas puissantes, quelques riches commerçants qui financent l'organisation. Officiellement, Ansar al-Charia n'a pas de lien avec Al-Qaida mais selon Khalil Aboubakar, "ils travaillent main dans la main". Outre l'imposition de la charia et le refus de la démocratie, le départ des Occidentaux de Libye semble être un préalable. Washington affirme qu'Ansar al-Charia est directement impliquée dans l'attaque du consulat américain de Benghazi, le 11 septembre 2012, où l'ambassadeur Christopher Stevens trouva la mort. Il y a huit jours, le Département d'État a placé l'organisation sur la liste des organisations terroristes.
"Mais ce qu'ils veulent vraiment va au-delà", assure Khalil Aboubakar. "C'est l'établissement d'un califat sur toute l'Afrique du Nord et jusqu'en Andalousie". "Ils ont un agenda caché déconnecté de la vie politique libyenne", abonde un ministre influent d'un pays frontalier, inquiet de la montée en puissance du mouvement.
L'organisation s'inscrit donc dans une stratégie régionale, voire internationale. Elle accueille sur son sol les Tunisiens du mouvement, bien sûr. Mais aussi, des djihadistes algériens ou somaliens. Chaque mois, elle envoie aussi des dizaines de militants combattre en Syrie aux côtés du Front al-Nosra, affilié à Al-Qaida. Les combattants d'Aqmi (Al-Qaida au Maghreb islamique) se sont aussi repliés en Libye et notamment à Derna après l'intervention française au Mali. "Avant cela, Ben Qoumou avait livré des armes au Mali", assure Khalil Aboubakar. "À ma connaissance, sept convois sont partis de Derna juste après l'arrivée des Français."
"Des roquettes de 8 mètres de long"
Établir une zone refuge pour les groupes radicaux régionaux. Tel serait, à court terme, le but d'Ansar al-Charia et d'Al-Qaida en Libye. "Les assassinats systématiques des représentants de l'État participent à cet objectif", estime le ministre. "Ils veulent conserver une zone où ils peuvent agir à leur guise." Ce dernier estime d'ailleurs que les deux organisations ne sont pas encore passées à une phase opérationnelle. "Ils sont encore dans une période de recrutement et d'entraînement." Malgré le survol de Derna par des drones américains, plusieurs sources locales confirment l'existence d'au moins quatre camps de formation aux abords de la ville.
"Dans l'un, j'y ai vu au moins 300 hommes qui s'entraînaient à tirer, se battre, courir", raconte un témoin. Les deux groupes disposent aussi d'entrepôts d'armes, issues de l'arsenal kadhafiste. Un bâtiment proche du centre, près de l'hôtel Pearl, appartiendrait à Ansar al-Charia. "J'y ai vu des roquettes énormes, de près de 8 mètres de long", explique un habitant encore éberlué. Un membre du premier cercle de Ben Qoumou, affirme que depuis quelques semaines, cela s'agite à Derna. "Une action pourrait avoir lieu prochainement. Peut-être pour février et l'anniversaire de la révolution."