Joseph Ki-Zerbo dans A quand l’Afrique? Entretien avec René Holenstein (Editions de l'Aube, 2003) rappelle que parmi les grandes questions posées au continent africain figurent celles de l’Etat, ainsi que celles de l’unité et de l’émiettement de l’Afrique. Dans le cadre de ce dossier stratégique, nous avons souhaité revenir sur ces deux questions remises à l’ordre du jour par la mise en œuvre de l’Architecture africaine de paix et de sécurité, plus connue sous l’acronyme anglais APSA.
Construire une Architecture solide sur un socle instable
Si les Etats africains sont au centre de la construction d’une Architecture de paix et de sécurité, ont-ils les moyens de gérer les conflits ? Il peut paraître simpliste d’ouvrir notre propos sur une telle question alors même que la raison d’être de l’édifice panafricain repose sur le pré-requis du monopole de la violence légitime reconnu aux Etats et partant, de son exercice souverain. L’engouement dont l’APSA fait l’objet n’en cache pas moins une ambiguïté : en matière de sécurité, certains Etats sont à la fois constitutifs du problème et de sa solution. En effet, nombreux sont les appareils d’Etat africains qui, confrontés à un ordre interne instable toujours susceptible de basculer dans un désordre généralisé, agissent dans le but de conserver leur intérêts.
Dans certains cas, les proximités géographiques, culturelles et linguistiques des populations font peser le risque de propagation d’un conflit localisé et obligent les Etats à agir, y compris en utilisant la violence, au-delà du cadre national. Comme le démontre l’article de Mehdi Belaid, les positions de la République démocratique du Congo (RDC) et du Rwanda dans la région des Kivu témoignent du recours aux « guerres par procuration », par lesquelles des gouvernants s’affrontent par mouvements rebelles interposés. Le recours à la violence et le refus d’accepter la norme de l’alternance politique pacifique soulève finalement la question de la légitimité des acteurs politiques.
L’élection permet de confiner l’alternance politique à une sorte de jeu à somme nulle en désignant un gagnant et un perdant. L’usage de la force, aussi rudimentaire soit-il, ne devient-il pas un moyen de contourner cette règle simple du changement, trop souvent perçue comme inique par le perdant ? Au-delà du rite électoral, la légitimité étatique se construit aussi autour d’un ordre juste et non partisan, de la redistribution des ressources nationales et de la protection des populations contre les menaces potentielles à leur intégrité physique. Un Etat qui ne serait pas en mesure d’assurer ces prérogatives prend le risque de voir émerger des mouvements de révoltes en son sein ou en marge. En cette occurrence, la reconnaissance du Conseil national de transition (CNT) libyen par la Communauté internationale a finalement relancé le débat sur l’opposition entre la légitimité électorale et la légitimité de la révolte contre un pouvoir dictatorial.
Si un acteur est légitime dans sa contestation de ceux qui représentent l’Etat (Libye, Niger, Mauritanie), l’est-il suffisamment pour remplacer ceux qui gouvernent ? Soulever cette question, souvent écartée par les organisations internationales, revient à s’interroger sur l’écart entre l’application de principes préétablis et la réalité du terrain. Dit autrement, il apparaît que le surinvestissement formel dont l’APSA fait actuellement l’objet est une manière de compenser le manque de légitimité des Etats au plan national. Si la raison d’être du système de sécurité collective africain repose sur la défense ardente de principes et de normes, notamment celui de souveraineté, sur lesquels s’appuie le système inter-étatique, ce système ne devrait-il pas également rechercher à produire des effets concrets sur la sécurisation des espaces nationaux en conflits ?
De l’antagonisme incomplet et du partenariat imparfait
L’actualité africaine de ces derniers mois nous confirme qu’au-delà des discours politiques, la nature des conflits influe sur les formes de coopération entre les Etats, comme le démontrent les cas du Mali et de la Somalie. Malgré l’investissement dont le Mali a fait l’objet de la part de la Communauté internationale, la situation n’a cessé de se détériorer. L’article de Jérôme Pigné revient sur les réactions en chaînes au Mali, et plus largement au Sahel, engendrées par de multiples facteurs d’instabilité, souvent anciens, sur lesquels la chute du régime de Kadhafi a agit comme un catalyseur. Face à une situation complexe, la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), reconnue comme un modèle en matière de gestion des conflits, est dans l’impasse. Le fait qu’aucun acteur politique légitime au pouvoir au Mali ne puisse saisir la CEDEAO pour intervenir sur le territoire révèle comment le respect des normes internationales peut avoir un effet contreproductif en favorisant localement des zones de non droit.
Inversement, dans une région en proie à une crise somalienne qui dure depuis près de 20 ans, la mission de l’UA en Somalie (AMISOM) a réussi à dépasser les échecs du processus d’intégration régionale. La gestion des conflits par l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) était au point mort du fait de la méfiance développée entre les acteurs politiques, peu enclins à accepter une intervention des pays frontaliers. La contribution de Romain Esmenjaud revient sur la manière dont, malgré certaines limites capacitaires qui ne sont pas propres à l’opération, l’AMISOM a fait ses preuves, riches d’enseignement pour les futures opérations de maintien de la paix (OMP).
Le développement des Communautés économiques régionales (CER) comme de l’Union africaine (UA) durant la dernière décennie est, dès lors, l’illustration « de l’antagonisme incomplet et du partenariat imparfait » dont parlait Pierre Hassner (« Le siècle de la puissance relative », Le Monde, octobre 2007). Dans un contexte international où la paix, notion floue vue du terrain, reste un modèle de conduite collective, les Etats rentabilisent en termes d’image leur investissement dans la gestion des conflits. Nombreux sont ainsi les pays médiateurs pour qui la recherche de pacification permet de cacher les menaces qu’ils font peser sur leur population, comme ce fut le cas avec l’implication de la Communauté des Etats Sahélo-Sahariens (CEN-SAD) sous l’impulsion de Kadhafi pour régler le conflit au Darfour.
L’intervention des Etats frontaliers, également dictée par la volonté d’instrumentaliser le désordre des pays voisins à des fins politiques, aboutit à un partenariat imparfait. Il signifie, que malgré les déclarations communes faites dans les enceintes politiques, le fait qu’un Etat puisse soutenir la rébellion du gouvernement voisin pour défendre ses intérêts, au détriment de la stabilité régionale, favorise un climat de suspicion permanent. Partant de ce constat, quelles conclusions tirées sur la mise en place de l’Architecture africaine et sur l’avenir d’une Force africaine à l’échelle du continent ?
Renforcer les capacités nationales par le soutien des initiatives régionales
En tant que projet politique, la création de l’Union africaine repose sur la volonté de l’Afrique de faire oublier les échecs de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) dont le 50èmeanniversaire de la création sera célébré en 2013. Dans la continuité du discours panafricaniste prôné par l’OUA, la mise en œuvre de l’Architecture africaine de paix et de sécurité incarne la mise en application du principe d’appropriation africaine selon lequel les instances africaines sont prioritairement en charge des questions relatives à la stabilité du continent. Bien que l’UA se soit dotée d’organes, en particulier le Conseil de paix et de sécurité (CPS), qui l’autorisent à se prévaloir de jure du poids rassemblé des Etats africains dans le processus de prise de décision, l’ambition de son projet d’Architecture est de facto limité par l’ampleur des moyens de toute nature qu’il requière.
Le manque de capacités financières, militaires, ainsi que les besoins en formation, des Etats africains les contraint à être dans une position de négociation constante avec leurs partenaires étrangers notamment sur les exigences opérationnelles, tactiques et stratégiques. L’UA, mais aussi les CER, ne sont pas toujours en mesure de décider où, quand et comment les solutions africaines peuvent être préconisées. Au-delà des programmes de renforcement des capacités dont bénéficient la plupart des armés africaines, l’intégration de l’UA dans le dispositif des opérations de maintien de la paix, en vertu du chapitre 8 de la Charte de l’Organisation des Nations unies (ONU), signifie que tout engagement africain doit, au risque d’être illégal, se faire avec l’aval de l’ONU. L’UA devra sans doute transiger entre un projet politique fort avec des moyens africains limités et une marge de manoeuvre politique limitée par une forte dépendance à l’égard de la Communauté internationale. De ce choix dépendra l’avenir de la Force africaine en attente.
Les conclusions émises dans le cadre du colloque sur cette Force africaine en attente organisé les 26 et 27 avril 2012 par l’IRSEM, où la question de la pertinence de cet outil pour faire face aux enjeux sécuritaires africains a été posée, résumeront finalement assez bien nos propos. Tout d’abord, dans la mise en place de la FAA, les Etats africains ont tout intérêt à s’inspirer d’interventions en cours (AMISOM en Somalie, MICOPAX en Centrafrique). Il serait en outre illusoire de penser que la Force africaine en attente, censée être opérationnelle en 2015, sera le seul remède applicable à tous les maux sécuritaires africains. La complexité des situations de conflits où s’enchevêtrent différents facteurs, acteurs, intérêts et enjeux, à l’image de l’actuelle situation malienne, peut encourager les acteurs concernés à favoriser des cadres d’action plus souples afin d’agir vite et efficacement. La coopération entre la CEDEAO et la Communauté économique des Etats d’Afrique centrale (CEEAC) pour lutter contre la piraterie dans le Golfe de Guinée est déjà un exemple des solutions possibles au-delà du cadre de référence de la FAA.
Enfin, l’un des principaux enseignements à retenir, laissant présager des effets d’entrainement que pourraient avoir les CER et l’UA, est qu’au-delà de leurs limites, la confrontation aux crises a un effet structurant pour les Etats.
L’engagement de la CEDEAO dans les conflits de la région du fleuve Mano dans les années 1990, la MICOPAX, l’AMISOM ont déjà démontré que la mise en place de forces régionales a exigé d’un certain nombre d’Etats de faire un bilan permanent de leurs capacités militaires. L’engagement à l’avenir des CER et de l’UA ne fait pas non plus de doute étant donné que les risques de déstabilisation des régimes, du fait de la régionalisation des conflits,
contraignent les autres Etats à s’impliquer. Il ne reste plus qu’à espérer que la crise malienne, qui a d’ores et déjà permis de tirer la sonnette d’alarme, contribuera à une plus grande responsabilisation de ceux qui investissent leurs moyens et de ceux qui les utilisent. Dans un monde idéal, les coûts engendrés par la gestion des conflits seraient annulés par la mise en place de mécanismes de prévention, la plupart des facteurs de conflits ayant des racines à la fois anciennes et identifiables.
Rappel sur l’Architecture africaine de paix et de sécurité
L’APSA est une structure mise en place avec la création de l’UA en 2002 et qui repose sur trois logiques :
- L’intégration de l’UA dans le dispositif des opérations de maintien de la paix, en vertu du chapitre 8 de la Charte de l’Organisation des Nations unies, qui prévoit de déléguer la charge du maintien de la paix et de la sécurité internationale à des organismes régionaux.
- La mise en place d’un cadre de coopération entre l’UA et les Communautés économiques régionales. L’objectif est dès lors de créer un système centralisé autour de l’UA où les CER deviennent des piliers dans la mise en œuvre de l’Architecture.
- La création au sein de l’UA de composantes lui permettant de mener à bien sa mission à savoir le Président de la Commission, le Comité des chefs d’état-major (CEM), le Conseil des sages, la Force africaine en attente, le système continental et d’alerte rapide et le fonds pour la paix.