septembre 20, 2013 par Stephane Taillat - alliancegeostrategique.org
L’objectif des auteurs n’est pas de juger le bien-fondé des nouvelles attributions du ministère de la défense et du chef d’état-major des armées (CEMA) explicitées par un nouveau décret paru au Journal officiel du 13 septembre. Sa publication a suscité l’émoi de la communauté de défense (ici sur Secret Défense, et là : une tribune de l’ancien CEMA Henri Bentégeat) ainsi que des pistes de réflexion (EGEA). Nous comprenons aisément qu’il puisse engendrer des débats, qu’il s’agit de ne pas évacuer, et alimenter un processus d’exaspération ou de peur.
Le contexte de réforme (civilianisation, repyramidage, restructurations, etc.) y est propice, et il serait d’ailleurs intéressant d’en éclairer quelques aspects. Mais la question est révélatrice d’autres enjeux plus structurels que conjoncturels que nous nous proposons de présenter brièvement ici. En premier lieu, la question de l’interaction entre sphères politiques et militaires. Et en second lieu, celle de la place de l’institution et de la société militaires dans le processus politique.
Recadrant les attributions du ministre de la défense et du chef d’état-major des armées (CEMA), ce texte modifie les dispositions suivantes :
- concernant le ministre, il indique qu’« Il est responsable de la préparation et, sous réserve des dispositions particulières relatives à la dissuasion, de l’emploi des forces. […] Il fixe l’organisation des armées ainsi que des directions et services du ministère. Il établit la programmation des effectifs, des équipements et des infrastructures ». En outre, il traduit les directives du premier ministre « en ordres et instructions pour les autorités subordonnées ».
- concernant le CEMA, il est précisé que « le chef d’état-major des armées assiste le ministre dans ses attributions relatives à l’emploi des forces. Il est responsable de l’emploi opérationnel des forces. […] Le chef d’état-major des armées assure le commandement des opérations militaires. Il est le conseiller militaire du Gouvernement ».
Sans rentrer dans les détails juridiques des responsabilités de chacun, une interprétation de ce texte est le renforcement du rôle du ministre de la défense et la subordination plus étroite du CEMA à sa personne, notamment dans la chaine de décision relative à l’emploi de la force, chaine qui est un des précieux avantages comparatifs de l’outil de Défense français vis-à-vis de ses alliés. En d’autres termes, les dispositions du décret semblent construire une chaîne décisionnelle politique plus cohérente et éloigner le CEMA du cœur de certaines décisions. Du reste, il s’agit d’une évolution entamée depuis plusieurs années déjà : la précédente version de l’article fixant les attributions du CEMA (en date du 25 novembre 2008, et modifié le 19 juillet 2009) stipulait en effet que celui-ci est « responsable de la préparation et de l’emploi des forces, de la cohérence capacitaire des opérations d’armement et des relations internationales militaires ». Simultanément à la traduction dans les textes de la montée en puissance des responsabilités du ministre et de ses grands adjoints civils dans les faits, on constate donc une relativisation de celles du CEMA par effet miroir.
Retour sur le primat du politique :
« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». La formule clausewitzienne ne suggère pas seulement que la force armée puisse être un instrument de la raison politique, elle rappelle également que la guerre est traversée de dynamiques politiques, qu’elle en reflète les aspects les plus saillants, aussi bien entre les entités en conflit qu’en leur sein. Bien plus, la remarque de Clausewitz contient un aspect normatif : la sphère politique doit s’efforcer de contenir l’utilisation de la force afin qu’elle accomplisse les buts de guerre.
Le primat du politique découle donc à la fois de la nature de la guerre et de la soumission ultime de celle-ci aux fins politiques. Ce point est important car il suggère à la fois l’autonomie propre à la sphère militaire et le fait que la définition des buts politiques lui échappe.
On peut donc, en théorie, parler de deux sphères dont le dialogue est au cœur du processus de définition de la stratégie. Distinctes mais pas séparées, elles ne recouvrent pas tout à fait la distinction de statuts entre personnels civils et militaires. La sphère politique est celle où s’exerce la compétence politique (à qui reconnait-on la légitimité de prendre les décisions ?) tandis que la sphère militaire est caractérisée par l’expertise technique. Notons d’emblée que des militaires peuvent appartenir à la première sphère et que certains civils sont tout à fait légitimes à intervenir au sein de la seconde. Leur autonomie respective est toutefois théorique : il peut arriver qu’une décision politique découle d’une appréciation guidée par des considérations techniques. A l’inverse, la sphère politique peut s’ingérer dans la sphère militaire, que ce soit avec les programmes d’acquisition d’armement ou dans certains choix tactiques.
Plusieurs risques bien contemporains découlent de l’interpénétration indue dans la pratique de ces deux domaines. Les plus notables sont l’inversion des fins et des moyens d’une part, la micro-gestion d’autre part. Le premier cas intervient lorsque l’on considère qu’un ensemble de techniques ou de tactiques apporte une solution aux problèmes stratégiques sans considération des fins politiques. On le note par exemple dans les discours estimant que le succès d’une guerre de contre-insurrection dépend uniquement de la capacité d’une armée à adopter les « bonnes pratiques » sans tenir compte du contexte et de la dialectique propre à la guerre. Cette substitution du niveau tactique au niveau stratégique découle soit de la pression des militaires pour faire adopter leur stratégie, soit de l’absence de but clairement défini par le pouvoir politique. Le second cas s’observe lorsque le niveau politique, aidé en cela en partie par un ensemble de nouvelles technologies de communications, intervient directement pour dicter les orientations tactiques des techniciens sur la base d’une estimation généralement erronée de ce que peut ou non produire la force militaire.
Activité militaire et activité politique :
Toutefois, le problème posé par cette relation dialectique renvoie à la question de ce qui sépare, ou rapproche, l’activité militaire de l’activité politique. En d’autres termes, est-il justifié de s’en tenir à une approche qui opposerait systématiquement le technicien militaire au décideur civil ? Cette question a largement été débattue et analysée par les sociologues pour le cas américain et on trouvera une synthèse profitable dans les pages 72 à 97 du dernier ouvrage de Jean Joana ainsi que dans cet article du même auteur.
Pour résumer, ce programme de recherche montre que le processus de professionnalisation des militaires – c’est-à-dire la création d’un corps d’officiers permanents et de procédures administrant leur recrutement, leurs carrières et leurs activités – ne conduit pas nécessairement à leur neutralité politique. Bien plus, elle leur donne des ressources matérielles, politiques et symboliques à exploiter leur permettant – et parfois les incitant – à promouvoir leurs opinions dans ce domaine. Il démontre également qu’on ne peut postuler une homogénéité de valeurs ou d’options stratégiques au sein de l’institution militaire, conclusion frappante dès lors que les observateurs se penchent avec acuité sur la diversité sociologique de cette institution. Enfin, il illustre dans certains cas le glissement de la défense de l’expertise militaire vers des logiques corporatistes.
Historiquement en effet, la concentration de l’activité guerrière au sein d’un segment de la société (cette spécialisation pouvant être caractérisée comme la « militarisation de la guerre ») pose le problème de la loyauté de ses membres. Le contrôle s’impose afin de garantir que l’autonomie de la sphère militaire ne débouchera pas sur l’indépendance de l’institution militaire voire sur la politisation ou l’intervention des militaires en politique. Or, ce contrôle a un coût. Menées principalement dans le cadre des forces armées américaines, ces recherches doivent être adaptées au cas français. La difficulté consiste donc à dénouer les tensions et possibles incompréhensions nées au début des années 1960 en France et accentuées par la perte progressive de culture politique au sein de la société militaire. Il n’en est pas de même aux Etats-Unis où les officiers masquent derrière leur apolitisme affiché une conception totalement différente de leur subordination aux décideurs. Interprétée de manière plus large qu’en France, celle-ci considère que la loyauté de l’institution (notamment à travers le rôle de conseil) s’adresse autant au pouvoir législatif ou à l’opinion publique qu’à la branche exécutive. D’où une plus grande aisance dans la prise de parole des militaires et l’expression de dissensions. Selon le politologue Peter Feaver – ancien membre du conseil national de sécurité de George W. Bush – les militaires tendraient à s’impliquer davantage dans les débats politiques. Baptisé « McMasterisme » d’après la thèse du général Henry McMaster – selon qui l’enlisement au Vietnam serait dû à la trop grande réticence des chefs d’état major à s’opposer aux décisions de McNamara et de Johnson – ce phénomène renverrait à une attitude plus agressive et plus autonome des officiers quant à l’expression de leurs désaccords avec les décisions politiques (récemment encore sur la gestion de la crise syrienne par Obama ).
Nous comprenons qu’en France, où le contrôle politique étroit du corps des officiers s’est accompagné d’une interprétation très restrictive du devoir de réserve par les militaires eux-mêmes, il est plus malaisé de contester les décisions du pouvoir. En retour, sous la pression du contexte ou en fonction de la perception de l’environnement stratégique, ce dernier peut être tenté de resserrer son emprise sur l’institution et la sphère militaire.
Ainsi, la question de l’autonomie et de la spécificité de l’activité militaire ne saurait se résumer à ma mise en œuvre du combat ni conduire à assimiler totalement haute fonction publique civile et hautes fonctions militaires.
La charnière politico-militaire :
Au fond, les rapports entre les deux sphères d’une part, entre activité politique et activité militaire d’autre part renvoient à un équilibre fragile. Celui qui prévaut entre la nécessité de contrôler l’utilisation de la force armée et la juste confiance donnée aux avis des spécialistes de cette dernière. Ce déséquilibre a probablement été accentué du fait de trois évolutions. En premier lieu, la fin de la conscription a produit un décalage susceptible d’influer sur les perceptions des militaires concernant les orientations des politiques de défense et la légitimité prêtée aux décideurs civils dans ce domaine (méconnaissances réelles ou construites). En second lieu, la disparition de menaces clairement identifiées a davantage souligné les dissensions quant à la perception du contexte stratégique. Certes, celles-ci s’expriment bien moins en France qu’aux Etats-Unis mais elles pourraient devenir un des coûts politiques découlant du contrôle des militaires. Enfin, la tendance du corps des officiers à vouloir se dégager des contingences politiques a créé un vide dans leurs relations avec les décideurs, notamment en entravant leurs capacités à se constituer en groupe de pression ou d’intérêts dont la présence serait admise sur la scène stratégique.
Ainsi, la question de la confiance et de la connaissance mutuelles est-elle cruciale. Si il est légitime que les décideurs politiques puissent interroger les logiques et le bien fondé des conseils émanant de la sphère militaire, on doit pouvoir supposer en retour une capacité des militaires à se faire entendre et à se faire comprendre. On le voit, le problème dépasse largement les considérations politiciennes, les rivalités bureaucratiques ou la question du contrôle des militaires en démocratie. Il présuppose donc un accès direct au plus haut niveau entre les autorités compétentes qui va au-delà d’un simple état-major particulier, nécessaire mais non suffisant. Il nécessite également de la part des décideurs politiques une connaissance approfondie des affaires stratégiques mais également des logiques profondes qui sous-tendent l’institution ET la société militaires.
Ce fait a très bien été étudié dans le domaine de l’économie industrielle à travers les différents dilemmes liés à la délégation de responsabilités par un principal à son agent. Une étude récente de Jacob Shapiro – politologue à Princeton – portant sur les organisations terroristes en illustre les ressorts, d’une manière qui peut servir d’analogie avec le contrôle démocratique de la sphère militaire. . Ces dilemmes s’expliquent par la cause même de la délégation : le fait que le principal ne maîtrise ni toutes les compétences, ni toutes les informations dont dispose son agent. De ce fait, le donneur d’ordre n’est jamais assuré de l’efficience de ses actions. Il peut également se faire que le résultat de l’action dépende d’un paramètre connu de l’agent mais pas du principal. Dans le cas d’organisations gérant la violence, on conçoit que s’ajoute le risque de la déloyauté, ou tout du moins la crainte liée à l’exagération de ce risque par le pouvoir politique. Dit autrement, le principal est confronté à un compromis sans cesse remis en cause entre la nécessité d’exercer un contrôle plus étroit sur son agent et celle de lui déléguer une partie sans cesse plus importante de ses responsabilités. Ce compromis a un coût et, dans le cas des organisations en charge de l’exécution du monopole de la violence légitime, peut s’avérer dangereux. Si on ne peut craindre en effet un coup d’état ou un interventionnisme excessif des militaires en politique, il y a tout de lieu de s’interroger sérieusement sur les conséquences d’un contrôle trop strict en termes d’efficacité ou de capacités.
On le voit, le mieux est souvent l’ennemi du bien. Si aucune solution simpliste ou universelle n’existe à ce problème du lien entre le pouvoir politique et la sphère militaire, c’est en raison de la nature même du lien qui les unit et de la spécialisation de l’activité guerrière. Là comme dans le reste de la vie sociale, c’est bien dans la confiance qu’est forgée une saine relation politico-militaire, et dans ce domaine les impressions comptent autant que la cause et l’action, et elles sont souvent réactualisées à chaque changement de personnalités.
Stéphane Taillat / En Vérité
Florent de Saint Victor / Mars Attaque