21 septembre .affaires-strategiques.info
Intervention du Général Vincent Desportes, Conseiller spécial du Président, Panhard General Defense
Je voudrais revenir aux fondamentaux de la stratégie et constater avec vous, à partir de quelques exemples, que le conflit afghan valide à nouveau des concepts stratégiques persistants, qui démontrent à chaque occasion leur pertinence, quel que soit le mépris qu’on puisse leur porter.
La première idée est celle de « la vie propre de la guerre » pour reprendre l’idée de Clausewitz. Dès que vous avez créé la guerre, la guerre devient un sujet et non pas un objet. Clausewitz évoque « la volonté indépendante de la guerre », les événements finissant par avoir leur dynamique propre. Elle a sa vie propre qui vous conduit, pour de nombreuses raisons, là où vous n’aviez pas prévu d’aller. L’exemple de l’Afghanistan est particulièrement frappant. La guerre commence le 7 octobre avec un objectif clair : faire tomber le pouvoir taliban à Kaboul et détruire le réseau d’Al-Qaïda en Afghanistan. En gros, l’objectif est atteint fin novembre 2007. Il y a alors moins de 2 000 militaires occidentaux au sol.
Dix ans après, les objectifs de guerre ont totalement changé et il y a presque 150 000 soldats déployés en Afghanistan. C’est ce que le général Beaufre résume d’une autre manière en parlant « du niveau instable des décisions politiques » ce qui amène les stratèges militaires à adopter des modes de guerre successifs qui s’avèrent contre-productifs par la suite.
Cette évolution afghane éclaire donc deux réalités éternelles de la guerre :
- toute guerre est marquée par une dérive de ses buts et, le plus souvent, une escalade des moyens
- les « fins dans la guerre » influent toujours sur les « fins de la guerre » pour reprendre les expressions si parlantes de Clausewitz
Deuxième idée : on doit concevoir la guerre et sa conduite non pas en fonction de l’effet tactique immédiat mais en fonction de l’effet final recherché, c’est-à-dire du but stratégique. Autrement dit, la forme que l’on donne initialement à la guerre à de lourdes conséquences ultérieures. Ce qui est perdu d’entrée est très difficile à rattraper.
Prenons les deux premières phases de la guerre en Afghanistan. La première fut celle du « modèle Afghan » (ou de la « stratégie minimaliste » selon Joe Biden). Lancée le 7 octobre 2001, elle associait la puissance aérienne américaine, les milices afghanes et un faible contingent de forces spéciales américaines.
Résultat : on constate que le modèle a fonctionné pour faire tomber le régime des talibans mais beaucoup moins pour débusquer les membres d’Al-Qaïda et détruire les militants qui pouvaient se réfugier dans leurs zones sanctuaires. Par conséquent :
- cette stratégie a contribué à renforcer les « chefs de guerre » locaux, en particulier ceux dont le comportement envers la population était honni et qui étaient hostiles au gouvernement central de Kaboul
- a renforcé la puissance Tadjik et donc aliéné d’autant la population pachtoune
- a donc affaibli ce qui allait être essentiel ultérieurement, les deux piliers centraux de la reconstruction : un État central et la bonne gouvernance
La deuxième phase, fut celle du modèle américain (2002 – 2006). Compte tenu de l’impossibilité pour les milices afghanes de venir à bout des talibans, les troupes américaines prirent la tête des opérations de ratissage. On se rappelle des opérations Anaconda (2002) ou Mountain Viper (2003). Il s’agissait d’opérations « de bouclage et de fouille » (« Cordon and Search ») avec pour but d’éliminer les caches des terroristes et d’« enemy-centric raid stategy » comme le dit le général américain Barno. Les résultats ont été limités et les leçons à retenir sont les suivantes :
- L’efficacité du « modèle américain » est limitée par un grand défaut de sensibilisation culturelle et politique, voire par la supériorité technologique.
- les bombardements aériens soulèvent des questions sensibles (on se rappelle le bombardement d‘une fête de mariage en Oruzgan en juillet 2002) avec des coûts politiques considérables.
- les forces américaines suscitent crainte et hostilité dans la population. Elles sont perçues comme des forces d’occupation.
- la population à l’origine neutre, voire favorable aux américains, s’est progressivement détournée.
On passe donc en 2006 d’une guerre « enemy-centric » à une guerre « population-centric », mais le premier mode de guerre aura commis des dommages irrattrapables.
Quatrième idée : si le centre de gravité de l’adversaire se situe au-delà des limites politiques que l’on s’est fixées, il est inutile de faire la guerre car il ne sera pas possible de la gagner. Au sens clausewitzien, le centre de gravité des talibans se situe dans les zones tribales pakistanaises, puisque que c’est de cette zone refuge qu’ils tirent leur capacité de résistance. Impossible pour les Américains d’y mettre militairement bon ordre : cette cible se situe au-delà des limites politiques qu’ils se sont fixées, ne serait-ce que pour de simples raisons de logistique militaire, en raison de la vulnérabilité de leurs convois militaires lorsqu’ils traversent le Pakistan.
Cinquième idée : c’est avec son adversaire que l’on fait la paix. Selon le bon esprit de la Guerre Froide qui n’a pas fini de nous faire du mal, la conférence de Bonn, en décembre 2001, a été non pas la conférence de la réconciliation, mais la conférence des vainqueurs. Elle a, de fait, rejeté les talibans - donc les pachtouns - dans l’insurrection. Dix ans après nous n’en sommes pas sortis.
Sixième idée : ce qui est important, c’est l’aspect stratégique et non tactique. Nous sommes aujourd’hui plongés au cœur d’une véritable « quadrature du cercle tactique », entre protection et adhésion de la population d’une part, protection de nos propres troupes d’autre part et destruction de l’adversaire taliban par ailleurs. Nous sommes engagés dans un travail de Sisyphe du micro-management du champ de bataille, comme si nous étions enfermés dans une stratégie de tactiques, et son appareil de « metrics » et autres indicateurs de performances. C’est une impasse. Nous ne trouverons pas de martingale tactique en Afghanistan : la solution est d’ordre stratégique.
Une accumulation de bonnes tactiques ne fera jamais de bonne stratégie : un problème politique au premier chef ne peut être résolu que par une solution politique. Citant des officiers U.S, le New York Times regrettait récemment « la déconnection entre les efforts intenses des petites unités et les évolutions stratégiques ». Une idée de niveau tactique. Celle-ci est simple. Le nombre compte (« mass matters » comme disent nos amis anglo-saxons). Les coupes budgétaires progressives et l’exponentielle du coût des armements ont conduit à des réductions de formats incompatibles avec l’efficacité militaire dans les nouvelles guerres au sein des populations.
En contre-insurrection, gagner, c’est contrôler l’espace. On connaît les ratios. En dessous du ratio de 20 personnels de sécurité pour 1 000 locaux, il est tout à fait improbable de l’emporter. En Irlande du Nord, pour une population d’un million d’habitants, les Britanniques ont maintenu une force de sécurité globale de 50 000 hommes et y sont restés 20 ans (ratio de 1 pour 20 et non de 1 pour 50). En Irak, la population est de l’ordre d’une trentaine de millions. Il a fallu mettre sur pied (avec les Irakiens) une force de 600 000 hommes pour que la manœuvre de contre-insurrection commence à produire ses effets (ratio de 1 pour 50). En Algérie, à la fin des années 1950, les effectifs français étaient de 450 000 pour une population de huit millions d’Algériens d’origine musulmane (ratio de 1/20). En Afghanistan, nous sommes loin de ce ratio. Alors que le théâtre est infiniment plus complexe, physiquement et humainement, que nous agissons en coalition, le ratio est de 2 x 140 000 pour 30 millions, soit la moitié de ce qui est nécessaire. Nos ratios actuels forces de sécurité/population nous permet de conquérir, mais pas de tenir. Gagner la guerre, c’est contrôler l’espace. Or, nous ne savons plus contrôler l’espace.
Enfin, pour conclure, deux dernières idées. Vous pesez dans une guerre à hauteur de votre participation. En ce sens, le conflit afghan est bien une « guerre américaine ». On se rappelle de ce télégramme diplomatique révélé dans Le Monde par Wikileaks ou l’ambassadeur des États-Unis à Paris demandait, sur instance de l’Elysée, que Washington trouve des façons de faire croire que la France comptait dans les options stratégiques.
On se rappellera aussi que le « commander-in-chief » américain – de McKiernan à Petraeus en passant par McCrystall – relève et remplace les chefs de la coalition sans en référer aux autres membres. On se souviendra que les calendriers et les stratégies sont dictés davantage par les préoccupations de politique intérieure américaine que par le dialogue avec les coalisés, bien obligés de s’aligner.
L’Afghanistan est une nouvelle preuve de l’échec de l’Europe. Je constate qu’il y a eu 15 pays de l’Union européenne ayant engagés des forces militaires en Afghanistan : l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, la Hongrie, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, les Pays-Bas, la Pologne, la Roumanie, la Suède, la République tchèque et le Portugal. Leurs effectifs étaient non négligeables puisqu’ils représentaient environ 40 000 combattants, soit 1/3 de la force engagée. Or, il n’y a pas presque pas d’Europe, et en tous cas aucune défense européenne en Afghanistan. Le constat est très clair : l’Europe mène la guerre la plus longue de son histoire, et le fait avec des effectifs très importants. Mais elle n’existe pas. Cela donne une résonance nouvelle aux propos du Ministre de la défense, Hervé Morin, qui affirmait fin octobre : « L’Europe est devenu un protectorat des États-Unis »(1). Il est temps que l’Europe se prenne en main.
(1) Le Monde, 31.10/01.11