25 novembre 2013 Entretien d’Europe n°77 avec Arnaud DANJEAN*
Un mois avant le Conseil européen des 19 et 20 décembre qui sera consacré en partie aux questions de Défense, et quelques jours après la réunion des 28 ministres de la Défense à Bruxelles et l’examen en séance plénière du Parlement des rapports sur la mise en œuvre de la politique de sécurité et de défense commune , et sur la base technologique et industrielle de défense européenne , la Fondation donne la parole à Arnaud Danjean, président de la sous-commission « Sécurité et défense » du Parlement européen.
1. L’actualité « Défense » dans l’Union européenne est importante puisque le Conseil européen des 19 et 20 décembre 2013 devrait être consacré aux questions de défense et de sécurité en Europe. Le rapport de Mme Catherine Ashton, publié le 10 octobre, vous paraît-il aller dans le bon sens et pensez-vous que les Chefs d’Etat et de gouvernement adopteront des décisions concrètes ?
On ne peut que se féliciter que la Défense soit à l’agenda d’un Conseil Européen. C’est suffisamment rare pour être significatif en soi. Le rapport préparatoire de Mme Ashton , ainsi que la communication des commissaires Barnier et Tajani, sont de bons documents, qui établissent les bons constats et contiennent des idées intéressantes. On peut -on devrait en tout cas- y puiser beaucoup d’inspiration pour rationnaliser nos capacités et harmoniser les différentes politiques nationales - industrielles, capacitaires, opérationnelles- dont nous percevons bien qu’aucune d’entre elles n’est en mesure de répondre, seule, aux défis de sécurité auxquels le continent européen et son environnement sont confrontés.
Cela étant posé, je ne suis pas certain qu’il soit sain et raisonnable d’attendre des annonces spectaculaires de ce Conseil européen. Il serait plus judicieux d’y voir le début d’un processus, avec l’ouverture de chantiers dont les résultats concrets ne seront sans doute effectifs et perceptibles que dans plusieurs années. Le temps de la Défense est un temps long, mais qui nécessite des décisions fortes et immédiates. Le Conseil devra donner des impulsions, principalement dans le domaine capacitaire. C’est incontestablement là que résident les potentialités les plus concrètes: drones, capacités de ravitaillement en vol, satellites, communications, etc. Il y a la place, mais surtout la nécessité, pour des coopérations européennes fortes entre industriels et entre Etats, pour lancer des programmes, harmoniser des procédures de certification, développer des formations communes. Si au moins le Conseil des 19 et 20 décembre permet des avancées dans ces domaines, ce sera un succès.
2. Quels sont les points de désaccords majeurs entre les Européens et comment contribuer à les réduire ?
A part un ou deux dossiers très emblématiques, tels le fameux quartier-général opérationnel, sur lesquels il existe en effet des oppositions frontales entre certains pays (le Royaume-Uni et les autres en l’occurrence), il s’agit moins de désaccords majeurs sur les orientations que d’une hétérogénéité structurelle des conceptions même des politiques de Défense entre Etats européens. Entre quelques pays disposant de budgets et de capacités importantes, prêts à les utiliser, et d’autres qui ne conservent que des armées quasi- résiduelles ou rechignant à s’engager (pour de bonnes ou de mauvaises raisons d’ailleurs, qu’elles soient institutionnelles, politiques voire «philosophiques»), entre ceux qui privilégient traditionnellement l’OTAN et ceux plus ouverts à d’autres coopérations, entre ceux qui ont une vision stratégique bien définie avec des zones d’intérêts prioritaires et ceux plus «isolationnistes» ou neutres, etc., la diversité des approches, des traditions, des formats, tout cela pèse naturellement sur la définition d’objectifs communs.
Cette diversité est consubstantielle à l’Europe, et elle n’est pas insurmontable. Il me semble que le premier exercice pour réduire ces divergences naturelles tient à la définition d’objectifs stratégiques prioritaires (et c’est ce mot qui est important) mutuellement acceptés ainsi qu’à une meilleure synchronisation des planifications nationales, en matière capacitaire particulièrement. Aller vers l’établissement d’une forme de «semestre européen» des lois de programmation militaire nationales aurait du sens, en tout cas, au départ, pour dégager des lectures communes sur les «trous» capacitaires et sur les actions pouvant être conduites en commun.
Il faut aussi un leadership politique plus affirmé pour amener à ces convergences. Cela vaut à la fois pour l’exécutif européen, avec des personnalités qui devront avoir un intérêt fort pour ces questions, mais aussi pour les Etats membres, qui restent, bien sûr, les acteurs clefs. Un conseil des ministres de la Défense plus formalisé et véritablement décisionnaires aurait du sens. Nous n’en sommes toujours pas là et l’affluence aux réunions «informelles» est trop aléatoire et parcellaire. Ceci n’est plus acceptable. Le Conseil des 19 et 20 décembre étant un point de départ, il faut responsabiliser un conseil des ministres de la Défense pour la mise en œuvre des décisions.
3. Comment devrait-on favoriser des initiatives européennes concrètes en matière de défense ?
Par l’incitation avant tout. Incitations budgétaires et fiscales, lorsqu’on envisage, par exemple, d’exonérer de TVA les acquisitions de certains équipements en coopération, d’apporter des financements communautaires à des programmes duaux ou, encore, d’aider à la constitution de clusters avec les PME.
Incitations capacitaires et opérationnelles lorsqu’on met en place des outils de mutualisation intelligents comme le Commandement Européen de Transport Aérien (EATC), qui ne renie pas la souveraineté des Etats mais leur permet de gérer une flotte aérienne au plus près des besoins des Etats participants.
4. Quelle forme trouvez-vous la plus appropriée pour une coopération de défense plus efficace : une mutualisation des moyens entre Etats souverains ; une coopération renforcée au sein d’un noyau dur ; une vraie communautarisation avec des institutions de défense européennes communes ?
Des résultats probants ne seront obtenus qu’en combinant ces trois dimensions. La mutualisation des moyens s’impose progressivement, elle est plus facile à mettre en œuvre dans certains domaines (j’ai cité l’exemple du transport aérien, sans remise en cause radicale de la souveraineté de chaque Etat sur ses appareils, mais en en rationalisant l’usage collectif) que dans d’autres. L’idéal serait, bien entendu, d’aboutir à de véritables programmes d’équipements communs, mais cela ne sera que très progressif. La coopération renforcée est indispensable. Plus exactement, les coopérations renforcées. Car autant je suis convaincu qu’on ne peut pas avancer simultanément à 28 en matière de Défense, autant je pense également que le format peut être à géométrie variable selon le sujet concerné. Personne ne doit se sentir exclu a priori d’un groupe plus avancé, mais personne ne devrait non plus empêcher ceux qui veulent aller plus vite et plus loin de le faire. C’est un exercice délicat, mais si ce réalisme pragmatique ne prévaut pas, alors il faudra faire son deuil de la politique européenne de Défense.
Enfin, sur la communautarisation, je serais plus prudent, car les interprétations tendancieuses sont à l’affût et peuvent ruiner toute pédagogie sur ce point ! Il faut être clair: il ne s’agit pas de bâtir un ministère de la Défense européen, encore moins de transférer les pouvoirs militaires à un Commissaire ! Je le précise car cette caricature fleurit très vite dans le débat. Mais nous avons des institutions communes pour gérer des opérations communes, civiles et militaires. Ces structures peuvent être renforcées, mais surtout leur fonctionnement doit être fluidifié, notamment entre la Commission (qui maintient des prérogatives fortes en matière budgétaire et logistique) et le Service européen d’Action Extérieure.
5. Le dossier capacitaire et industriel est essentiel et l’industrie de défense concerne près de 800 000 emplois en Europe pour un chiffre d’affaires de près de 180 milliards € ; elle est l’un des rares moteurs de croissance, une source d’innovation irremplaçable et un moyen d’indépendance technologique de l’Europe. Comment renforcer la base industrielle européenne de défense ?
Sujet crucial mais complexe. Car si tout le monde s’accorde sur le constat d’une industrie européenne de Défense performante, pourvoyeuse d’emplois et de croissance, chacun a tendance à développer une vision propre des évolutions souhaitables. Rationnaliser et restructurer ? Cela semble une évidence, pour éviter les doublons, la multiplication de programmes et donc d’acteurs industriels concurrents. Mais une fois le constat posé, qui est prêt à consentir les sacrifices en termes d’implantations industrielles, de savoir-faire technologiques, d’emplois ? Autre point d’achoppement, le degré d’implication des Pouvoirs publics, nationaux et européens, dans les financements des programmes, particulièrement en matière de R&D. Certains sont -officiellement en tout cas- plus adeptes du laisser-faire, d’autres plus volontaristes. Enfin, il y a la difficulté de la politique commerciale. Ce n’est pas un mystère, je plaide pour une certaine forme de préférence communautaire, qui reste un tabou très fort pour certains partenaires européens. Ces questions ne sont pas (encore) tranchées !
6. Tous les Etats membres baissent leurs budgets de défense. Comment financer pour l’avenir les dépenses de défense ? L’objectif de mutualiser une partie des dépenses nationales est encore très lointain ; celui de lancer des programmes communs de R&D en matière duale ne semble-t- il pas plus accessible ? Qu’en pensez-vous ?
Incontestablement, le lancement de programmes communs à vocation duale (civilo-militaire) est la piste la plus sérieuse, la plus ambitieuse et la plus significative. Si une telle initiative pouvait se matérialiser au sujet des drones, nous aurions là un progrès important et une étape très identifiable par les opinions publiques. Bien sûr, les Etats jouent le rôle moteur, et de telles initiatives sont de leur responsabilité première. Mais les industriels peuvent aussi être les déclencheurs, en nouant très en amont des coopérations qui sont susceptibles de faciliter la décision politique. Et la nouveauté peut venir du rôle des financements communautaires, jusqu’alors quasi-inaccessibles pour ce type de programmes. Il y a désormais une disponibilité de la Commission à s’engager.
7. Sur le registre stratégique, la réticence, qui semble s’être exprimée aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni à l’occasion de la « crise syrienne », a été interprétée par certains observateurs comme une forme d’ « européanisation » des Anglo-saxons. Cela vous paraît-il pertinent ? Les échecs relatifs des opérations militaires en Irak et en Afghanistan vous paraissent-ils devoir susciter une nouvelle forme d’isolationnisme chez nos partenaires d’Outre-Atlantique ?
Les conflits en Irak et en Afghanistan, même s’ils obéissaient à des motivations et à des schémas différents, ont considérablement pesé non seulement sur les capacités des Etats (en hommes, en matériels et en budgets) mais également sur le ressort de légitimité des interventions militaires extérieures. En outre, toutes ces opérations, et celles antérieures (dans les Balkans notamment), ont montré que le processus de «nation-building» qui suit une intervention militaire, requiert beaucoup d’engagement et de patience pour des résultats très incertains. Une forme de fatigue s’est installée. Si des soutiens peuvent encore se construire sur des opérations d’ampleur limitées perçues comme ponctuelles (Libye, Mali), nous voyons bien la réticence face à des crises plus complexes et qui nécessiteraient un engagement plus massif, plus durable et donc plus aléatoire. Une logique de «reflux» est donc à l’œuvre, alimentée également par les changements de priorités dans les pays occidentaux. La crise économique et sociale concentre l’attention des dirigeants et les attentes des peuples. Toute intervention extérieure est regardée aussi comme une distraction, au sens littéral du terme, vis-à-vis des obligations premières des gouvernements à l’égard de leurs concitoyens. Sans qu’il y ait contradiction absolue, nous observons deux phénomènes délicats à gérer pour les Etats européens: d’une part une réticence de plus en plus forte à des interventions extérieures pouvant déboucher sur des processus longs et aléatoires, mais d’autre part une demande récurrente à ce que l’Europe, collectivement, assume plus de responsabilités dans les crises se déroulant dans son voisinage («Où est l’Europe ?», «Que fait l’Europe ?» voire même «l’Europe n’est pas à la hauteur» sont les expressions les plus entendues lorsqu’on évoque les tragédies syrienne ou sahéliennes).
8. Quels sont les principaux défis stratégiques de l’Europe et comment peut-elle mieux défendre ses intérêts dans le monde ?
Le principal défi stratégique de l’Europe, c’est d’abord et avant tout de savoir si les Etats européens eux- mêmes entendent assurer leur propre sécurité ou s’ils vont continuer à considérer qu’après tout, bon an mal an, ils peuvent se contenter d’une posture minimaliste s’appuyant sur la protection américaine. Tant qu’il n’y aura pas de prise de conscience et de décision essentielle sur ce point, la politique de Défense en Europe, tant individuellement au niveau des Etats que collectivement au niveau de l’Union, restera de la navigation à vue, pas forcément inutile ou inefficace, mais erratique, ballotée sans véritable cohérence au gré des crises et sujette aux susceptibilités des uns et des autres. Au-delà de cette question fondamentale, il y a bien évidemment des défis liés à la mutation de notre environnement stratégique. De mon point de vue, la priorité absolue concerne notre flanc Sud au sens large (Afrique du Nord, Corne de l’Afrique, Proche et Moyen- Orient). Il s’y produit des bouleversements tectoniques, dont le terrorisme et les conflits territoriaux ne sont que des symptômes minimaux. L’instabilité structurelle de ces régions, voisines de l’Europe, nous oblige non seulement à une extrême vigilance, mais à une action diplomatique, économique et sécuritaire (stratégique) massive. Or, nous peinons à édicter des priorités. Nous considérons sur un même pied d’égalité et avec un même degré d’urgence les transitions dans les anciennes républiques soviétiques, les partenariats commerciaux en Amérique Latine ou en Asie, les politiques de développement en Afrique Australe et la protection des droits de l’Homme aux quatre coins de la planète, etc. Toutes ces causes sont nobles et dignes d’intérêt. Mais à considérer que l’Union européenne doit être partout et tout faire, nous nous dispersons sans être décisifs là où nous devrions l’être. Sans une attention priorisée aux crises qui sont à notre immédiate portée, nous risquons un réveil très brutal !
* Arnaud Danjean est député européen (PPE) depuis 2009 et conseiller régional de Bourgogne depuis 2010. Il est président de la sous-commission « Sécurité et défense » du Parlement européen. Il a travaillé aux ministères français de la Défense et des Affaires étrangères.
1. http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/EN/foraff/139633.pdf
2. http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=REPORT&reference=A7-2013-0360&language=FR
3. http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=REPORT&reference=A7-2013-0358&language=FR
4. http://www.eeas.europa.eu/statements/docs/2013/131015_02_en.pdf
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