La fusion annoncée, mais loin d'être réalisée, entre Nexter et KMW pose à ce stade plus de questions qu'elle n'apporte de réponses.
12.07.2014 par Jean Guisnel - Défense Ouverte / LePont.fr
La Canadienne Aude Fleurant est directrice du programme Transferts et productions d'armement à l'institut de recherche Sipri (Stockholm International Peace Research Institute), qui fait autorité sur le sujet. Il nous a paru utile de revenir avec elle sur le rapprochement des industriels de l'armement terrestre Nexter (France) et Krauss-Maffei Wegmann (Allemagne). Elle estime que cette initiative a été prise dans un contexte particulièrement difficile et qu'il convient d'abord d'attendre la réalisation effective de ce projet pour en tirer les premières conclusions. En complément à cet entretien, nos lecteurs se reporteront avec intérêt à l'étude qu'elle a publiée en avril dernier à l'Ifri, titrée Quelles perspectives pour l'industrie européenne des armements terrestres ? Ce document fort copieux et pertinent a été coécrit avec Yannick Quéau, du Grip (Groupe de recherche et d'information sur la paix et la sécurité)
Le Point.fr : On a coutume de décrire l'industrie européenne de l'armement terrestre comme "éclatée". Le rapprochement annoncé entre le fabricant français Nexter et son homologue allemand Krauss-Maffei Wegmann est-il un événement important ?
Aude Fleurant : Il est vrai que l'industrie européenne s'est souvent trouvée dans une logique de fragmentation. Si le rapprochement ou la fusion de Nexter et de KMW devait effectivement se produire dans l'avenir, alors on verrait s'il s'agit de la naissance d'une nouvelle entreprise transnationale. Je vous fais toutefois observer que le mouvement de rapprochement entre industriels européens est engagé depuis longtemps. BAe a repris les Suédois Hägglunds et Bofors. Volvo possède désormais les Français Renault Trucks Defense et Panhard, le munitionnaire norvégien Nammo a acheté des concurrents en Espagne et en Belgique. Quant aux Américains de General Dynamics, ils sont devenus des acteurs importants en Europe après avoir acquis les fabricants de blindés Steyr Daimler Puch en Autriche, Mowag en Suisse, Santa Barbara en Espagne et l'ex-CDC Systems au Royaume-Uni. Les véhicules de combat d'infanterie et les blindés légers européens Piranha, Eagle, Duro, Pandur, Ascod, etc., sont produits par une firme américaine...
L'armement terrestre est-il toujours d'une importance stratégique ?
La volonté pour un pays de maintenir sa compétence en matière d'armement terrestre reste symptomatique de son désir d'autonomie. C'est particulièrement vrai en matière d'artillerie. Mais quand le gouvernement français veut s'assurer une "golden share" dans le futur ensemble Nexter-KMW, c'est bien pour s'assurer que l'entreprise agira conformément à ses souhaits. S'agissant des véhicules blindés, j'observe que l'Europe du Nord et les Peco (pays d'Europe centrale et orientale) concentrent de nombreux achats en cours. À mes yeux, c'est l'illustration d'une crainte d'affrontements terrestres et territoriaux. En se rapprochant de Nexter, KMW réduit son problème de doublon avec Rheinmetall.
Les Français n'apportent-ils pas dans la corbeille de mariage le plus gros contrat européen à venir, avec le programme Scorpion ?
Même si Scorpion est un programme majeur apporté dans la cagnotte du rapprochement, il ne faudrait pas non plus négliger les importants succès affichés part KMW à l'export, ce qui est moins le cas de Nexter. Cela dit, la forme finale de l'union reste très floue et ce qui sera partagé en termes de R&D et de production n'a pas encore été rendu public. Des projets de rapprochement se discutaient depuis une dizaine d'années, cela va prendre encore du temps pour bien définir la stratégie industrielle de la nouvelle entité et le partage des tâches. Les discours officiels ont été à ce jour d'une grande prudence, pour ne pas inquiéter les syndicats des deux côtés du Rhin, ni les autorités du land de Bavière.
Les Français exportent leur artillerie, mais pas leurs blindés. Les marchés peuvent-ils absorber les véhicules de très haute technologie produits en France et en Allemagne ?
C'est un problème, et Nexter comme KMW doivent avant tout répondre aux besoins de la France et de l'Allemagne. À l'international, cependant, le contexte économique n'est pas facile. Il y a certainement des clients prêts à payer pour des équipements plus sophistiqués, mais leurs marchés attirent la convoitise de la plupart des grands fournisseurs mondiaux. Dans d'autres cas des pays comme l'Afrique du Sud et Israël proposent des systèmes performants et moins coûteux. De plus, aujourd'hui tout particulièrement, le marché est inondé de surplus américains à coût modérés. Les concurrents possibles peuvent par ailleurs parfois se trouver bloqués, comme la Turquie qui n'a pas de moteur pour son futur char de combat national Altay, produit par Otokar, puisque les Allemands refusent de le leur vendre.
Le chiffre d'affaires cumulé de Nexter et KMW est de moins de deux milliards d'euros, juste en dessous de Rheinmetall, mais très inférieur à celui de BAe Systems et General Dynamics dans l'armement terrestre. Pensez-vous que le mouvement de consolidation est terminé ?
Presque 2 milliards de CA n'est pas négligeable, et il ne faut pas perdre de vue qu'en matière d'armements terrestres et particulièrement de véhicules, BAe et GD font l'essentiel de leurs ventes en Amérique du Nord. Cela dit, le CA est peut être un peu juste pour réaliser une R&D sur fonds propres et procéder à des développements de produits destinés aux marchés internationaux. Cela pourrait ouvrir la voie, plus tard, à d'autres acquisitions de ce côté aussi. On peut également se demander ce que fera Rheinmetall. Le rapprochement KMW/Nexter risque de forcer le groupe, qui partage plusieurs projets avec KMW, à se repositionner. On sait depuis un moment que le leader allemand nourrit quelques ambitions pour l'Italien Iveco, par exemple.