Une journée particulière
À la onzième heure du onzième jour du onzième mois de la cinquième année de guerre, les armes se sont tues. Un armistice signé dans un wagon placé dans la clairière de Rethondes a mis fin à ce que l’on nomme depuis 1915 la Grande Guerre. Dans les premiers jours de novembre 1918 les autorités allemandes ont fait savoir qu’elles désiraient négocier un arrêt des combats. Le 5, le centre de radio-télégraphie de la Tour Eiffel a reçu le texte de cette demande. Le 7, les plénipotentiaires allemands passent les lignes du front pour rejoindre le général en chef des armées alliées, le général Foch. La rencontre est fixée dans un wagon-restaurant aménagé en bureau pour l’état-major de Foch en septembre 1918. La forêt de Compiègne, sur des voies de chemin de fer utilisées pour les tirs à longue portée offre un endroit discret et accessible. L’abdication de Guillaume II le 9 novembre accélère la prise de décision et le 11 novembre vers 5h20 le cessez-le-feu est signé pour une durée de 36 jours. Le texte impose aux futurs vaincus deux mesures principales : la cessation des hostilités sur terre et dans les airs, six heures après la signature ainsi que l’évacuation des pays envahis.
L’annonce du cessez-le-feu sur le front, par sonnerie de clairon, donne naissance à des scènes d’émotion, de fraternisation, d’immense soulagement. Les soldats n’osent y croire. La nouvelle à peine connue, la liesse populaire s’empare des populations urbaines. Mais cette liesse, visible sur les documents photographiques et filmés ne doit pas tromper. Plus que la joie de la victoire, c’est le soulagement que les populations expriment : soulagement éprouvé à la fin d’un conflit particulièrement meurtrier, soulagement de ne plus avoir à lire les listes de soldats morts, disparus, blessés, soulagement de ne plus attendre dans l’angoisse la visite du maire et du curé.
Dans l’après-midi, vers 16 heures, Georges Clemenceau se rend à la Chambre des députés pour présenter les conditions d’armistice. Après de longues minutes d’applaudissements d’une chambre débout, le Président du conseil, ministre de la guerre, lit la convention signée le matin même. Le « père la victoire » devient en ce jour le soldat de l’idéal et peut proclamer «…en cette heure terrible, grande et magnifique, mon devoir est accompli… ». La fin de la guerre efface le débat politico-militaire qui avait cours pendant les jours précédents la signature. Faut-il continuer le combat, chasser les Allemands de Belgique, poursuivre l’armée allemande jusque sur son propre territoire comme le préconise le président Poincaré soutenu par le général Pétain ? Faut-il tenir compte de la situation d’épuisement des soldats et des populations, mettre fin le plus vite possible au conflit comme le voudraient Clemenceau et Foch ? Le soulagement de la fin des combats est ressenti partout en Europe occidentale.
Cette date devient rapidement un enjeu mémoriel dans une république qui multiplie depuis près de quarante années allégories, symboles, lieux de mémoire.
Une mise en mémoire originale
En 1919, le onze novembre est commémoré à sa date dans une discrétion relative. L’année a été marquée par une immense manifestation, le défilé de la victoire, le 14 juillet autour de l’Arc de triomphe et sur les Champs Elysée. D’autre part le 2 novembre, le premier jour des morts depuis la fin de la guerre est commémoré par les familles, dans une approche intimiste et privée. Les autorités ont tenu à ces commémorations familiales, recueillement de communautés en deuil, dans un esprit consensuel.
En 1920, la République qui fête son cinquantenaire donne véritablement naissance à une commémoration à dimension nationale. Une invention commémorative, proposée dès 1916 par le président du Souvenir français, décidée par le Parlement en 1918 et liée à l’un des effets majeurs de la guerre, la disparition des corps, se met en place : la célébration du soldat inconnu, héros anonyme d’une Nation, représentant du peuple des soldats, « le fils de toutes les mères qui n’ont pas retrouvé leur fils… » comme l’affirme le général Weygand. Le lieu d’inhumation fait débat, soulignant les tensions que produit cette construction mémorielle. De nombreux républicains proposent le Panthéon pour faire de tous les Poilus à travers un seul le grand homme auquel la Patrie se doit d’être reconnaissante. L’Arc de triomphe n’est choisi qu’à la suite d’une campagne de presse. Le lieu réunit les soldats de la Révolution, de l’Empire, des guerres du XIXe siècle dans un esprit de continuité historique des conflits auxquels les armées françaises participent depuis 1792.
Les commandants des différents secteurs militaires durent exhumer le corps d’un soldat assurément français, non-identifié, dans un endroit tenu secret. Le 10 novembre huit cercueils sont placés dans la citadelle de Verdun, haut lieu de la résistance de l’armée française en 1916 et champ de bataille par lequel presque tous les régiments français sont passés selon l’organisation des roulements mise en place par le général Pétain. Il revient à un soldat de France de choisir l’inconnu qui les représentera tous. Le soldat désigné dans un premier temps étant tombé malade, le sort désigne presque « par hasard » un jeune soldat de vingt-et-un ans, engagé volontaire, originaire de Normandie, Auguste Thin, du 132ème régiment d’infanterie, dont le père avait disparu dans les combats du fort de Vaux et qui fut lui-même gazé en Champagne en 1918. En présence du ministre des pensions André Maginot, il additionne les trois chiffres de son régiment, pour choisir ainsi le sixième cercueil en déposant un bouquet de fleurs.
Le cercueil élu fut transféré vers Paris et passa la nuit Place Denfert-Rochereau, en mémoire du défenseur de Belfort lors du conflit de 1870. Le lendemain matin le cortège fit un arrêt au Panthéon pour recevoir les hommages de la Nation lors d’une allocution de Poincaré au pied d’un bâtiment qui accueillit en même temps une châsse contenant le cœur de Gambetta, fondateur de la République cinquante ans plus tôt. Puis le cortège se rendit vers l’Arc de triomphe traversant Paris devant une foule immense. Déposé dans une chapelle ardente du monument, le soldat inconnu ne fut inhumé que le 28 janvier 1921. A l’Arc de triomphe, le soldat inconnu rejoint ceux de la Révolution française, ceux du premier Empire, ceux des conquêts coloniales, mêmes soldats citoyens portant au-delà des frontières les valeurs de la France, des Droits de l’Homme. Deux années plus tard le 11 novembre 1923, André Maginot, lui-même ancien combattant mutilé, alluma la flamme pour la première fois au son de la marche funèbre de Chopin.
L’hommage aux morts
Pour autant, en 1920, le 11 novembre n’était pas encore un jour férié. Le combat des anciens combattants allait durer encore deux ans pour faire de ce jour une journée entièrement dédiée à la commémoration de leurs camarades morts, disparus mais aussi commémorer les sacrifices de tous ceux qui étaient rentrés, vivants certes mais blessés, gazés, psychologiquement détruits et que la société en reconstruction ne parvenait pas à reconnaître, à intégrer. Le Parlement, trouvant que le nombre de jours fériés était déjà trop important refusa, discuta, ergota. Les associations d’anciens combattants finirent par décider députés et sénateurs à voter le 24 octobre 1922, le caractère chômé et commémoratif de la journée. Donc quatre années après la fin des hostilités, la France décida de se donner une journée nationale pour honorer ses morts. Les rituels de commémoration qui se mirent en place lors de cette journée en soulignent le caractère particulier. La Nation réunie se recompose dans chaque commune lors du cortège processionnaire qui de la maison communale rallie le monument aux morts souvent fraîchement inauguré. Les autorités, les familles des soldats tués, les anciens combattants, les enfants des écoles puis la population structurent des familles symboliques dans une cérémonie qui emprunte beaucoup aux rites funéraires. Une sonnerie aux morts arrivée tardivement en 1932, un appel des noms ponctué à chaque identité par la formule forte : « mort pour la France ». Mais au-delà des discours prononcés par les autorités locales, du mot du gouvernement toujours centré sur la valeur d’exemplarité du sacrifice et la nécessité de ne pas le rendre vain en lui donnant du sens et en poursuivant l’œuvre des poilus décédés, ce qui est sans doute le plus original et le plus important c’est la place particulière occupée par les drapeaux. Alors qu’ils symbolisent la Nation, des principes comme liberté, égalité, fraternité et qu’ils sont les objets de l’hommage dans les autres fêtes nationales dont le 14 juillet, ici ils s’inclinent montrant que c’est la Nation qui rend hommage aux morts. Si le 11 novembre est une journée commémorative qui a réussi, selon les termes d’Antoine Prost c’est parce que cette journée rend hommage non à des principes mais à des hommes, citoyens d’un Etat sauvé par leur sacrifice. Ainsi furent fixés durablement les rituels commémoratifs du 11 novembre.
Dans les années qui suivirent, le 11 novembre trouva sa place comme date mémorielle fondamentale. La seconde guerre mondiale lui donna une dimension nouvelle. Suite aux interdictions prononcées par les autorités allemandes et françaises de procéder à des manifestations commémoratives en 1940, de trois à cinq mille étudiants et lycéens manifestent à Paris. Acte de résistance fortement réprimé avec de multiples blessés et des arrestations, cet événement fut rapidement connu par les résistances extérieures, relaté notamment par Radio-Londres. Le 11 novembre trouva à la sortie de la guerre une place associant les morts des deux guerres. En 1944, Winston Churchill et le général de Gaulle célèbrent les cérémonies du souvenir dans la capitale d’un pays qui n’est pas encore totalement libéré. L’année suivante, le chef du gouvernement provisoire utilise le 11 novembre pour honorer les morts résistants de la seconde guerre mondiale. 15 Français, hommes et femmes, représentant différentes armes mais aussi des prisonniers, des déportés morts pour la France furent portés le 10 novembre aux Invalides puis le lendemain conduits à l’Arc de triomphe pour présentation à la foule puis au Mont Valérien, leur dernière demeure, comme s’il rejoignaient les morts de la Grande Guerre faisant de cette période 1914-1945 une sorte de guerre unique.
Depuis 1945, les cérémonies du 11 novembre sont mises au service de la mémoire, de la paix et progressivement à celui de la réinsertion dans la Nation de ceux que la mémoire avait exclus, montrant que si ces soldats morts furent unis dans une communauté de destin, ils n’en formaient pas moins un corps social hétérogène unis par des valeurs au nom desquelles ils consentirent à se sacrifier pour donner tout son sens à la Nation.
Bibliographie sélective
AUDOIN-ROUZEAU Stéphane et PROCHASSON Christophe (dir.), Sortir de la Grande Guerre, le monde et l’après-1918, Paris, Tallandier, 2008
AUZAS Vincent, La commémoration du 11 Novembre à Paris : 1919-2012, thèse de doctorat en histoire, 2013
CABANES Bruno, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004
CRIVELLO Maryline, GARCIA Patrick, OFFENSTADT Nicolas, La concurrence des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix en Provence, Presses universitaires de Provence, 2006
DALISSON Rémi, 11 Novembre, Du Souvenir à la Mémoire, Paris, Armand Colin, 2013
FERRO Marc, Le 11 novembre 1918, Paris, Perrin, 2008
WINTER Jay, Entre deuil et mémoire. La Grande Guerre et l’histoire culturelle en Europe, Paris, Armand Colin, 2008