21/06/2013 Par Pascal Pincemin, Guillaume Martinez* - LeFigaro.fr
TRIBUNE - Pascal Pincemin*, associé membre du comité exécutif, et Guillaume Martinez*, associé M & A transaction services chez Deloitte, estiment que l'Europe devra prendre des initiatives sur les procédures d'achats publics pour permettre l'émergence d'un marché européen de la défense.
Le livre blanc de la défense 2013 a poursuivi un objectif: mettre en cohérence les objectifs stratégiques, les capacités opérationnelles et les contraintes budgétaires de la France.
Si les propositions concernant les forces armées sont désormais clarifiées et consistent pour l'essentiel en un transfert à budget constant (au niveau du budget 2013: 31 milliards d'euros soit 1,76% du PIB) d'effectifs et de moyens vers trois axes prioritaires - les deux premiers déjà identifiées en 2008 - que sont la cyberdéfense, le renseignement et les forces spéciales, qu'en est-il de l'industrie de défense française? Quels enjeux, quelles conséquences, quelles difficultés de mise en œuvre pour un secteur qui regroupe plus de 4000 entreprises en France?
À court terme: augmenter les ventes!
Alors que les situations de crise se multiplient et que l'éventail de menaces s'élargit, les industries européennes sont prises en tenaille entre la baisse tendancielle des budgets et des commandes d'État, et l'agressivité commerciale des firmes américaines et des acteurs issus des pays émergents. Pour autant, le contexte d'un marché européen atone contraint les acteurs du secteur de la défense à considérer les exportations comme un élément central de leurs modèles commerciaux. La priorité immédiate des industriels est simple: vendre… vendre sur les marchés en croissance, en Asie, au Moyen-Orient et en Amérique latine.
Continuer à renforcer la performance opérationnelle pour maintenir ses capacités d'innovation
Les industriels n'ont d'autres choix que de proposer de nouveaux produits répondant aux besoins des différentes armées (interarmées et intégrables) et exportables. Ils doivent aussi réduire les coûts de développement et de production, notamment en simplifiant les spécifications, allongeant les séries et développant les accords de coopération aux niveaux français et européen. Ils doivent également faire évoluer leurs offres vers plus de services intégrés, comme le maintien en condition opérationnelle, et se tourner vers les marchés les plus porteurs, que sont notamment la protection des voies maritimes, les systèmes intégrés de commandement et de contrôle, et la cybersécurité, autant d'axes prioritaires mis en avant dans le livre blanc 2013.
La capacité de projection des entreprises hors du marché d'attache se heurte néanmoins à deux difficultés que sont la fragmentation de l'industrie française, et les demandes des pays émergents de transfert de technologies. Sur ce dernier point, l'absence de nouveaux programmes de développement domestiques signifie moins d'argent engagé en recherche et développement, et donc un risque de perte progressive de l'avance technologique qui permet justement de composer avec les exigences de compensation.
Quelles incidences sur le marché européen?
On pourrait croire que la diminution des ressources au niveau des États aurait favorisé des rapprochements et la recherche de plus de partage entre industriels et entre pays. Il n'en est rien pour le moment.
Pour autant, l'Europe devra prendre des initiatives sur les procédures d'achats publics pour permettre l'émergence d'un marché européen de la défense et éviter entre autres que les concurrents américains, protégés par le «buy american act» sur leur territoire, se trouvent en situation d'égalité avec les industriels européens en Europe.
La consolidation des principaux acteurs de l'industrie européenne aura-t-elle lieu? Aux États-Unis, la consolidation des maîtres d'œuvre s'est effectuée au pas de charge dans les années 1990, avec l'encouragement et le soutien du gouvernement américain. Ce sont ainsi plus de cinquante groupes qui ont fusionné pour aboutir à cinq maîtres d'œuvre: Boeing, Lockheed Martin, Northrop Grumman, General Dynamics et Raytheon. L'Europe, dont les budgets réunis sont nettement inférieurs, compte toujours un certain nombre de grands maîtres d'œuvre. L'État français qui est présent, directement ou indirectement, au capital de la majorité des grands acteurs français de défense doit en effet composer avec trois objectifs contradictoires: développer la concurrence pour obtenir les meilleurs prix, construire des champions industriels nationaux et garder le contrôle de son industrie pour sécuriser l'approvisionnement en équipements critiques.
La consolidation des acteurs européens reste une question ouverte. Aux États-Unis, les fusions entre les grands maîtres d'œuvre se sont accompagnées de sorties d'activités massives, lesquelles ont généré, avec l'aide de fonds d'investissement, l'émergence de nouveaux fournisseurs (L-3, Transdigm) centrés sur les technologies clés indispensables aux 5 grands maîtres d'œuvre. Avec le recul, cette dynamique a été fondamentalement vertueuse pour les sociétés ainsi regroupées: elles se sont retrouvées en première ligne face à des clients multiples plutôt que cantonnées à des rôles de sous-traitant captif.
Dans ce contexte, il est important de rappeler que l'appui du monde financier est nécessaire pour accompagner ce type de consolidation sectorielle. Certains fonds spécialisés existent déjà en France (Aerofund en est un exemple), d'autres sont attendus.
* Pascal Pincemin, associé membre du comité exécutif chez Deloitte, est responsable mondial programmes clients industries stratégiques; Guillaume Martinez, associé M & A transaction services chez Deloitte, est spécialiste aérospace & défense