27 novembre 2013 Assemblée Nationale
Déposé en application de l’article 145 du Règlement par la Commission des Affaires Etrangères sur l’Europe de la Défense, et présenté par Mme Elisabeth GUIGOU, Présidente
SYNTHÈSE DU RAPPORT
Lors du prochain Conseil européen, les 19 et 20 décembre 2013, les 28 chefs d’État et de Gouvernement de l’Union européenne examineront les moyens de relancer l’Europe de la Défense. Ce rapport a pour objet de permettre à la Commission des affaires étrangères d’apporter sa contribution à cette réflexion collective.
L’émergence de l’Europe de la défense est difficile, mais absolument nécessaire pour au moins cinq raisons :
1. Le « pivot » américain doit conduire à un engagement européen plus important dans la gestion des crises.
2. Les nouvelles menaces appellent une coopération européenne.
3. Les contraintes budgétaires exigent davantage de mutualisation et de coopération.
4. La base industrielle de défense européenne doit être préservée et consolidée.
5. Enfin et surtout, l’Europe de la défense contribue à l’influence de l’Europe dans la mondialisation.
Les avancées qui ont été réalisées dans les années 90 et au début des années 2000, du traité de Maastricht au traité de Lisbonne, ont malheureusement fait long feu.
Des décisions ont eu le mérite de faire avancer l’Europe de la Défense dans le passé.
Par exemple, les relations avec l’OTAN sont désormais clarifiées, puisque, selon ce cadre, il est admis que l’Union puisse intervenir militairement, soit avec les moyens de l’OTAN, soit avec des moyens nationaux, mais toujours de manière autonome par rapport à l’Alliance atlantique.
Autre avancée importante sur le plan conceptuel, le Royaume-Uni a, par la déclaration de Saint Malo, reconnu en 1998 qu’une politique de défense commune peut se développer au sein de l’Union européenne.
Le Conseil européen d’Helsinki, en 1999, a fixé l’objectif à l’Union d’être capable de mener à bien les missions de Petersberg, avec des forces devant atteindre l’effectif de 50 à 60 000 hommes, dotées des capacités nécessaires de commandement, de contrôle et de renseignement, ainsi que, en cas de besoin, d’éléments aériens et navals.
De réelles avancées au plan industriel ont été réalisées comme la création d’EADS à l’été 2000, ou le lancement, en 1991, des études du programme A400M.
Le traité de Lisbonne offre à la PSDC une panoplie complète d’instruments (SEAE, coopération structurée permanente, etc.).
Ces difficultés ne sont pas propres à l’Union européenne. Il n’y a pas d’un côté une Alliance atlantique qui marche et une Europe à la traîne.
Tout d’abord, les interrogations croissantes sur l’opportunité du recours à la force concernent aussi bien les États-Unis que l’Europe. Une sorte de brouillard stratégique s’est levé progressivement depuis la crise irakienne. Cette guerre a ouvert un cycle de défiance croissante à l’égard des interventions extérieures qui a pris de l’ampleur au gré des crises : afghane, libyenne puis syrienne. L’intervention au Mali constitue une exception, dans la mesure où les objectifs militaires de l’intervention se sont accompagnés d’une stratégie politique et de développement crédible.
La baisse des budgets de défense en Europe a par ailleurs atteint un seuil critique et conduit à des ruptures capacitaires chez certains de nos partenaires, le Royaume-Uni en particulier. La rapporteure formule le vœu que la loi de programmation militaire soit respectée, sans quoi les capacités françaises pourraient elles aussi être mises en cause.
Enfin, la nouvelle stratégie américaine se caractérise par la fin de la guerre contre le terrorisme, mais aussi par un pivot vers l’Asie et un moindre engagement des États-Unis au Proche et Moyen Orient. L’envoi de troupes américaines sur des théâtres extérieurs est devenu plus qu’improbable. Les Américains demandent en conséquence aux Européens d’assurer davantage leur propre sécurité et celle de leur voisinage.
À ce contexte général s’ajoutent bien entendu les difficultés propres à l’Union européenne, l’absence de consensus entre ses membres sur les questions de défense.
Le Royaume-Uni est toujours sur une opposition de principe à l’intégration européenne ce qui n’empêche pas une coopération bilatérale très forte entre ce pays et la France. La crise budgétaire a conduit à de sérieuses réductions des capacités militaires britanniques.
La Pologne est entrée dans une phase de prise de distance à l’égard de l’Alliance atlantique qui l’a conduite à se rapprocher de l’Europe. C’est aussi l’un des rares pays européens à avoir une politique d’équipement ambitieuse. Mais la vision stratégique polonaise demeure essentiellement continentale, la Russie demeurant perçue comme une menace.
Quant à l’Allemagne, c’est une sorte de puissance militaire en sommeil. En effet, elle s’est, à partir des années 1990, engagée dans le maintien de la paix au-delà de ses frontières, mais l’emploi de la force demeure un tabou qui inhibe les dirigeants allemands, partagés entre le pacifisme et la conscience des responsabilités que l’Allemagne devrait assumer. Néanmoins, l’Allemagne dispose d’un budget militaire appréciable et la transformation de l’armée allemande est réelle.
Ce sont les raisons pour lesquelles l’avenir de l’Europe de la défense se situe au moins autant de l’autre côté du Rhin que sur l’autre rive de la Manche.
Les propositions sur les trois volets du Conseil européen de décembre 2013
Volet 1 : inciter l’Europe à davantage s’impliquer dans la gestion des crises, y compris dans leur dimension militaire.
Un consensus a émergé en faveur de ce que l’on appelle « l’approche globale », c’est-à-dire l’idée que la gestion des crises suppose la mobilisation et la coordination de divers instruments militaires et civils. La France soutient naturellement cette orientation, mais défend aussi la ligne que les outils militaires ne doivent pas être dilués ni dénaturés par cette approche.
Quatre sujets sont particulièrement importants.
1. L’avenir des groupements tactiques européens
Les groupements tactiques (Battle groups) de l’Union Européenne sont les seuls instruments de projection militaire de l’Union Européenne. Comme ils n’ont jamais été utilisés, certains États veulent les transformer en outils civilo-militaires alors que la France souhaite qu’ils demeurent des outils combattants, aptes à entrer en premier sur un théâtre d’opération. Ce rapport propose que l’on examine la possibilité de mettre ces groupes à la disposition de l’ONU, dans la phase préalable au déploiement d’une Opération de maintien de la paix (OMP) de l’ONU.
2. La plateforme d’aide à la décision
L’Union européenne et ses États membres devraient disposer d’une appréciation unique et commune de la situation de niveau stratégique, afin de faciliter la prise de décision, de permettre une meilleure synchronisation des actions de l’Union sur le terrain et de mesurer la performance de celle-ci. L’Allemagne et la Pologne sont favorables à ce projet ; en revanche les Britanniques sont réservés en raison de leur prévention à l’égard de tout ce qui ressemble à un état-major européen.
3. La rationalisation des moyens européens
Le Conseil doit réfléchir aux moyens de renforcer les pouvoirs de coordination de la Haute Représentante afin que l’Union puisse perfectionner les instruments qu’elle utilise pour mettre en œuvre l’approche globale de gestion des crises. Le fait, par exemple, que le SEAE planifie et conduise des actions de gestion de crise sans avoir le contrôle des instruments financiers de gestion de crise limite considérablement l’efficacité de son action.
4. Se préparer aux défis opérationnels
Le Conseil n’a pas pour objet de décider de nouvelles opérations, mais d’essayer de définir des stratégies ponctuelles.
Ainsi, la France propose une Stratégie de sûreté maritime de l’Union européenne afin de valoriser une approche globale et cohérente des sujets maritimes en capitalisant sur le succès de la mission Atalante. La nouvelle stratégie aurait comme champ d’intervention le golfe de Guinée où l’on constate un développement de la piraterie.
Le Conseil est également saisi de propositions dans les domaines de la cyberdéfense, du spatial et de la sécurité des frontières.
5. La question de la mutualisation financière des opérations extérieures
Cette question ne sera pas abordée lors du Conseil européen de décembre mais il serait logique d’aboutir à une plus grande mutualisation des dépenses induites par les opérations militaires qui contribuent à la défense européenne (élargissement du mécanisme Athena ou contributions volontaires à un fonds OPEX).
Volet 2 : améliorer le développement des capacités
La diminution des budgets militaires n’a pas spontanément abouti à une mutualisation des moyens. Le réflexe naturel lorsque les budgets baissent est de les réserver à l’industrie nationale. Il est paradoxalement plus facile de faire de la coopération dans le domaine des programmes d’armement lorsque les moyens sont en hausse.
Trois sujets sont particulièrement importants.
1. Le ravitaillement en vol et l’extension de l’EATC
L’initiative européenne sur le ravitaillement en vol est un projet emblématique de la démarche qui vise à optimiser le processus d’acquisition d’équipement et à mutualiser leur emploi. Elle peut se combiner avec une extension de l’EATC, structure de mutualisation des moyens de transport aérien militaire.
En proposant que l’EATC prenne en charge le ravitaillement des appareils qui assurent la composante aérienne de sa dissuasion, le ministre français de la Défense fait preuve d’une réelle volonté de faire progresser la mutualisation.
2. Les drones
La France a choisi d’acquérir 12 drones Reapers fabriqués aux États-Unis, décision qui, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie disposant déjà de Reapers, ouvre la possibilité de créer un « club d’utilisateurs européens » et de coopérer sur l’entrainement et la formation. Cela a été acté le 19 novembre 2013, entre le ministre français de la Défense et ses collègues allemand, grec, espagnol, italien, néerlandais et polonais. L’objectif, à terme, est de développer, à l'horizon 2020, un drone MALE européen de nouvelle génération, dans le cadre de l'Agence européenne de défense (AED).
3. Il serait utile de mettre en place des incitations fiscales qui n’existent pas dans l’Union.
Volet 3 : renforcer l’industrie de défense européenne
La Commission européenne a préparé un texte qui comporte un aspect positif, celui de mettre l’accent sur les concepts d’autonomie stratégique, de l’accès aux technologies et de la sécurité d’approvisionnement. Cela répond à la demande française de définition de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).
Il faut être vigilant à ce que la Commission ne produise pas de nouvelles normes, par exemple sur le contrôle des exportations. Cette logique bureaucratique, qui conduit à un empilage de normes, est dommageable pour les industries européennes car elle constitue un frein à l’initiative et à l’innovation et affecte in fine la compétitivité.
Enfin, certaines pistes proposées dans la communication de la Commission européenne présentent le risque de traiter la défense comme les autres marchés, alors que sa spécificité est incontestable puisque les Etats sont les seuls clients.
Les propositions pour une « feuille de route »
Le Conseil européen de décembre doit amorcer une nouvelle dynamique de la politique de défense au plus haut niveau politique de l’Union européenne, en prenant des décisions immédiates et concrètes mais aussi en définissant des objectifs et le calendrier des étapes à franchir dans les années qui viennent.
Le Conseil européen de décembre ne sera un succès que s’il propose une vision politique à moyen et à long terme, avec une « feuille de route » ambitieuse que les Etats s’engagent à respecter.
Le suivi des évolutions rend nécessaire de mettre en place des rendez-vous réguliers du Conseil européen consacrés à la défense, au moins tous les ans.
Cinq éléments devraient être présents dans cette feuille de route.
1. Faire le bilan de ce qui existe déjà et de ce qui fonctionne
Il faut éviter les débats trop institutionnels ou philosophiques qui ne débouchent au mieux qu’à très long terme et se concentrer sur les possibilités que nous offrent les traités pour avancer efficacement (possibilités offertes par la coopération structurée permanente ou l’article 44 du traité sur l’Union européenne), sur les opérations civiles et militaires achevées ou en cours, et sur les progrès concrets réalisés dans le domaine industriel.
2. L’élaboration d’une nouvelle stratégie européenne de sécurité
Le rapport sur la Stratégie européenne de sécurité, rédigé sous l’autorité de Javier Solana, remonte à 2003. Cette stratégie a été actualisée en 2008, et c’est aujourd’hui le seul texte de référence sur le rôle de l’Union européenne dans le monde et sur une conception commune des menaces.
Il serait souhaitable que le Conseil européen donne un mandat aux institutions de l’Union européenne qui seront renouvelées en 2014 et de les charger d’ici 2015 de définir une stratégie européenne de sécurité.
3. Clarifier la relation entre la Commission européenne et les Etats membres
Aujourd’hui la Commission européenne intervient à deux niveaux dans le domaine de la défense : dans le domaine industriel et dans le domaine de la gestion de crise. Au niveau industriel, il faudra à l’avenir chercher à mieux coordonner les Etats membres, la Commission européenne et l’Agence européenne de défense et à ne pas traiter la défense comme les autres marchés, alors sa spécificité est incontestable puisque les Etats sont les seuls clients. En matière de gestion de crise, les capacités de l’UE sont donc réparties entre différentes entités de la Commission et non regroupées au sein du SEAE.
Il serait donc utile que ce Conseil européen initie une réflexion sur la clarification des relations entre la Commission et les Etats membres sur ces deux sujets, car cette absence de cohérence globale entre la politique et les moyens d’action est dommageable pour l’efficacité et la visibilité de l’action extérieure européenne.
4. Relancer de grands programmes en coopération.
Actuellement, la coopération en matière d’armement est faible. Or, c’est une nécessité pour les Etats européens, afin qu’ils puissent acquérir des équipements de défense, et pour les industriels, afin de maintenir des compétences technologiques de pointe.
5. Approfondir le partenariat euro-américain
La politique des États-Unis constitue l’un des facteurs majeurs d’évolution de la donne stratégique mondiale, qu’il s’agisse de leur positionnement énergétique ou de leur plus grand intérêt pour la zone asiatique. Pour l’Union européenne, les États-Unis restent le partenaire prioritaire.
Le Conseil européen devrait charger le SEAE d’initier une réflexion sur les options possibles pour approfondir le dialogue stratégique entre l’Union et les États-Unis, sur tous les aspects de leurs relations, bien au-delà de la relation classique et nécessaire entre l’Union et l’OTAN.
La France a donc une responsabilité historique lors de ce Conseil européen : présenter des propositions, lancer des initiatives concrètes et s’assurer que les décisions prises ne resteront pas sans lendemain.
Pour cela, trois conditions doivent être préalablement remplies. D’une part, la volonté politique des autorités françaises doit être suffisamment forte pour saisir cette opportunité. D’autre part, la France doit être à l’écoute de ses partenaires, afin de déceler les ouvertures possibles et éviter de générer des blocages par des propositions qui seraient mal perçues. Enfin, la France doit faire œuvre de pédagogie pragmatique pour expliquer les enjeux et les risques d’un déclassement stratégique de l’Europe.