03/11/2014 DICoD
Avouons-le. Nous n’avons pas toujours le temps de parfaire notre culture générale ou d’approfondir nos connaissances géopolitiques … Pas de panique ! La rédaction vous propose de retrouver chaque dernier vendredi du mois la rubrique « Enjeux et réflexions ». Ce mois-ci, les questions éthiques soulevées par l’usage des drones sont abordées avec l’interview de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, docteur en science politique et en philosophie, et juriste. L’article est extrait du dossier du numéro d’octobre novembre 2014 d’Armées d’aujourd’hui, intitulé « l’ère des drones » et dirigé par notre journaliste Paul Hessenbruch.
Pour Jean-Baptiste Jeangène Vilmer*, l’usage des drones s’inscrit dans la nature asymétrique des conflits contemporains. Les questions éthiques soulevées lorsque certaines nations ont éliminé des cibles humaines par ce moyen ne doivent pas accréditer l’idée que la « guerre zéro mort » est possible.
Pourquoi le drone, en comparaison d’autres systèmes d’arme, pose-t-il tant de questions sur le plan éthique?
Ce n’est pas l’armement des drones en tant que tel qui a suscité un débat moral, mais l’intensification des frappes américaines au Pakistan, au Yémen et en Somalie. La première raison est donc une confusion entre la chose et son usage : entre le drone et la politique (américaine et israélienne) d’élimination ciblée qui l’utilise. Celle-ci est discutable, autant moralement que légalement, mais il ne faut pas confondre la fin et les moyens. Cette confusion est extrêmement répandue. La deuxième raison, cette fois propre au système d’arme lui-même, est qu’il permet à celui qui l’utilise de tuer sans risquer de l’être. C’est l’asymétrie du risque qui pose problème à tous ceux qui parlent de « lâcheté ». Pour autant, les drones ne sont pas la cause de l’ère post-héroïque, mais l’un de ses effets. Ils sont l’un des symptômes d’une évolution antérieure. Il existe aujourd’hui un décalage entre ce que doit être la guerre pour la société et ce qu’elle est devenue. La perception de ce qu’elle doit être en reste à la guerre conventionnelle et au modèle antique du choc frontal et du corps-à-corps, dont on a conservé une conception chevaleresque qui confond le champ de bataille et une scène de western (héroïsme). Ce qu’elle est devenue est une guerre irrégulière et asymétrique, c’est-à-dire basée précisément sur l’évitement du choc frontal, parce que l’ennemi n’est plus une armée, mais un acteur non-étatique, souvent déterritorialisé (post-héroïsme).
La France est-elle la seule nation à se poser des questions sur l’éthique des drones?
Absolument pas, et elle est même loin d’être la première à le faire. Le débat est logiquement antérieur et plus développé dans les pays qui possèdent et utilisent des drones armés : les États-Unis, Israël et le Royaume-Uni. Il existe aussi chez ceux qui ont des drones armables et se posent donc des questions légitimes (France, Allemagne, Italie). C’est désormais un débat global, qu’on retrouve dans les revues et les colloques internationaux en relations internationales, philosophie, droit, stratégie, etc.
Quels enseignements peut-on tirer des autres pays ayant recours à ce système?
La stratégie américaine au Pakistan a connu une évolution regrettable : un changement majeur a eu lieu lorsque la CIA a élargi ses cibles, ne visant plus exclusivement celles dites de « grande valeur », mais n’importe quel groupe de militants présumés, sur la base d’un comportement a priori douteux. La multiplication de ces signature strikes – des frappes basées non pas sur l’identité (personality strikes) mais sur le comportement – a conduit à de nombreux abus. Ces dérives et l’industrialisation de l’élimination ciblée dont elles sont le symptôme sont évidemment condamnables, et le gouvernement américain en est d’ailleurs revenu (il y a eu 122 frappes au Pakistan en 2010, 73 en 2011, 48 en 2012, 21 en 2013 et pour l’instant 7 en 2014). à condition de ne pas confondre la chose et son usage, il est tout à fait possible de condamner les abus d’une politique laxiste telles que les signature strikes sans remettre en cause le principe même de l’élimination ciblée et l’usage des drones. L’interprétation restrictive d’Harold Koh (conseiller juridique du département d’état jusqu’en janvier 2013), qui estime qu’il est légal de viser des individus, mais uniquement des « high-value -targets », uniquement lorsqu’ils complotent effectivement contre les États-Unis, et uniquement quand la menace est suffisamment spécifique pour invoquer la légitime défense, me semble généralisable et elle pourrait inspirer la France, par exemple si elle décide d’armer ses Reaper.
De quelle manière le fait d’avoir recours à des drones alimente l’idée d’une « guerre zéro mort » ? En quoi cette association peut-elle être dangereuse?
Les drones alimentent l’idée de « guerre zéro mort », et celle corrélative de « guerre propre », de deux manières : ces appareils donnent l’impression qu’il est possible de combattre sans pertes de notre côté (non-réciprocité du risque) et avec peu de pertes civiles du côté adverse (précision de l’arme). Si les gens sont généralement convaincus que « les drones font beaucoup plus de victimes civiles » alors qu’en réalité ils en font beaucoup moins que leurs alternatives (missiles Tomahawk, campagne aérienne classique ou opération terrestre), c’est parce qu’ils exigent davantage d’une arme qui donne l’impression d’être chirurgicale. Les victimes sont d’autant plus inacceptables qu’elles auraient pu ne pas être faites. Croire que le drone permet de mener une « guerre zéro mort » est doublement dangereux : d’une part parce que cette illusion peut inciter à intervenir, et donc augmenter le nombre de conflits (effet pervers déstabilisateur); d’autre part parce que les drones seuls ne peuvent pas faire grand-chose, ils doivent être accompagnés au sol et protégés dans les airs. L’opérateur du drone peut être lui-même relativement protégé (l’Américain l’est puisqu’il reste à la maison, le Français moins puisqu’il opère in situ), mais il fait partie d’un dispositif impliquant d’autres combattants qui, eux, risquent leur vie.
Les propos de cet entretien n’engagent que leur auteur
* Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, docteur en science politique et en philosophie, juriste, enseigne le droit de la guerre à Sciences Po Paris et à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. Il est chargé de mission au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie.