Nommé en février 2014, Pierre de Villiers doit mener à la fois trois opérations extérieures et une profonde restructuration de l’armée - photo EMA
09/11 Par Alain RUELLO – LesEchos.fr
« Da materiam splendescam » - « Donne-moi les moyens et je resplendirai » - c’est la devise du 2e dragons, le premier régiment dans lequel a servi Pierre de Villiers. Au moment où elle est engagée sur trois fronts, où les crédits de la Défense sont sous pression et alors qu’elle doit encore supprimer 25.800 postes, l’armée française a-t-elle encore de quoi resplendir ? « Oui » répond son chef d’état-major en cette veille du centenaire de l’armistice de la grande guerre, même s’il ne nie pas l’ampleur du défi.
En cette veille du 11 novembre, l’armée française a-t-elle le moral ?
La commémoration du 11 novembre est tout à fait singulière cette année, et j’y attache une attention particulière. Début septembre, nous avons organisé une journée « Cent Villes, Cent Drapeau et Cent Héros » pour commémorer le centenaire, et plus particulièrement la transmission des valeurs militaires entre le poilu d’hier et le soldat d’aujourd’hui : le courage, la fraternité d’armes, la cohésion, le sens du sacrifice. Ces valeurs qui, finalement, ont traversé ces années, constituent le socle du moral. Le moral des armées est excellent en opération, il est à surveiller dans le temps de paix car nous menons une profonde transformation. La vie quotidienne aujourd’hui dans les armées n’est pas toujours facile.
Il reste encore 25.794 postes à supprimer de 2015 à 2019. Est-ce possible sachant que vous doutez que l’on puisse faire partir 1.000 départs officiers cette année ?
Bien sûr qu’on peut y arriver. On le doit. Nous allons tirer les enseignements de cette année durant laquelle nous aurons supprimé 7.500 postes. Un millier d’officier, c’est trois fois plus que ce que l’on a fait en 2013. C’est un énorme effort. Je ne peux pas forcer les gens qui ne le souhaitent pas à partir. Il faut adapter nos incitations au départ pour offrir des conditions de reconversion acceptables. La réforme des ressources humaines est une partie très importante de ma responsabilité puisqu’on touche aux hommes et aux femmes des armées qui sont exceptionnellement dévoués et qui obtiennent des résultats incroyables en opération. La facture est très importante. Ce qui est clair, c’est que nous ne ferons pas ces déflations d’effectifs sans restructurations, sans transfert d’unités, sans dissolutions.
Malgré cela, l’armée attire toujours ?
Oui, les armées attirent toujours. Nos personnels y trouvent ces valeurs, cette cohésion, cette camaraderie, cette communauté humaine, au service de la France.
Mais comment susciter les vocations d’officiers quand on supprime des régiments ?
Notre modèle de ressources humaines va évoluer face à cette nouvelle donne. A l’évidence, il faudra changer la pyramide pour mieux adapter le grade à la responsabilité et à la rémunération de façon à ce que chacun à sa place ait un sentiment d’essentialité dans l’édifice. Et que les carrières, dont la première partie est généralement vouée aux opérations tandis que la seconde l’est plus à des emplois d’Etat-major ou d’administration, demeurent attractives. Nous ne devons conserver que les effectifs nécessaires à l’institution, mais avec un dispositif juste et équitable, en conservant ce qui fait notre trésor : l’ascenseur social. Aujourd’hui, vous pouvez commencer deuxième classe et terminer colonel ou général.
Au sein de l’Etat, la Défense paye un tribu plus lourd que les autres ministères ?
Je ne me permettrai pas d’établir une comparaison. Ce que je note, c’est que nous représenterons cette années 60% des déflations d’effectifs de l’Etat, et 66% l’année prochaine. Nous prenons notre part dans la réorganisation de l’Etat. A ce titre, la loi de programmation militaire me semble un bon compromis entre la souveraineté financière et la souveraineté de la défense. On a donné.
L’opération Barkhane n’aligne « que » 3.000 hommes pour contrôler 5 pays du Sahel. C’est jouable ?
Cette opération répond à un concept transfrontalier car nous avons affaire à des groupes armés terroristes extrêmement mobiles, qui connaissent le terrain, et qui se jouent des frontières. L’objectif n’est pas que l’armée française contrôle l’ensemble de la zone. L’objectif c’est de neutraliser ces groupes en lien étroit avec nos amis Africains. Barkhane c’est d’abord le partenariat élargi. Nous coopérons avec cinq pays - Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad – j’y adjoins le Sénégal et l’Algérie. Je vous assure que cette coopération est efficace. Trois mille hommes aujourd’hui, peut-être un peu plus demain, c’est suffisant. On a mis en place une boucle vertueuse. Elle passe d’abord par le renseignement pour lever les cibles. Il s’agit ensuite de suivre ces cibles 24 heures sur 24, avec des drones notamment. Si on les lâche ne serait-ce qu’une heure, elles disparaissent dans le désert. Enfin, nous déployons les capacités pour les neutraliser au bon endroit et au bon moment. Le tout avec un facteur clé, la surprise. Un exemple, il y a trois semaines nous suivions depuis une semaine un convoi de 6 pick-ups au nord du Niger. Résultat : trois tonnes de munitions et d’équipements détruits, ving-et-un terroristes neutralisés ou prisonniers.
Malgré ces succès, l’opinion publique peut avoir le sentiment que ces groupes seront toujours là.
Cette opération sera longue. Mais la question est la suivante : veut-on que ces groupes arrivent chez nous ou pas ? Ma principale mission c’est de protéger les Français. Si on ne va pas les chercher sur place, ils viendront nuire chez nous. Les pertes chez l’adversaire, en particulier au niveau des têtes de réseaux, me font dire que Barkhane est un succès, même si ce n’est pas facile. Les récents combats au Nord Mali qui ont coûté la vie à l’adjudant Thomas Dupuy, le démontrent. Ils se déroulent au corps à corps.
De la même manière on peut vaincre Daech en Irak et en Syrie ?
Le terrorisme est global. C’est l’honneur de la France d’être intervenue en Irak au cœur de l’été. Si tel n’avait pas été le cas, Daech aurait pu entrer dans Erbil ou Bagdad. Nous avons été les premiers à fournir de l’aide humanitaire, à armer les Peshmergas, et à Bombarder avec les Américains. Mais la solution, c’est l’action terrestre menée par les forces locales. Les bombardements contiennent, mais ne suffisent pas. La deuxième phase ce sera la contre-attaque.
Dans combien de temps ?
Quand les forces locales seront en mesure de le faire. Il faudra des mois pour les rééquiper, les ré-entrainer, en Irak ou en Syrie. Nous gagnerons la guerre c’est certain, avec une coalition de 22 pays telle qu’elle s’est constituée. Mais il faudra derrière gagner la paix. Le chantier est politique, diplomatique ou psychologique avec les populations. Le plan de campagne doit intégrer tous ces facteurs.
La France s’accroche à son modèle d’armée complet et vous-même le défendez comme la meilleure réponse à la diversité des crises actuelles. Sauf que, LPM après LPM, ce modèle rétrécit et les budgets avec. Est-ce que l’on ne se ment pas ?
C’est une question que l’on s’est posée lors de la rédaction du livre blanc. Nous sommes capables de demeurer une puissance globale, avec parfois des moyens très comptés, à partir du moment où la loi de programmation, qui est un projet cohérent, est respectée. Elle a le grand mérite d’avoir été cousue main. Chaque agrégat a été étudié à la loupe. Tout est une question de rythme. Si les équipements n’arrivent pas comme prévu, nous aurons des trous capacitaires. Pour l’instant, la loi de programmation s’exécute normalement, et j’entends bien qu’il en soit ainsi l’année prochaine…
… il manque 2,1 milliards dans le budget de la défense 2015. Le projet de société de projet qui louerait du matériel à l’armée s’apparente à une usine à gaz…
Oui (sourire)
… vous y croyez ?
Ensemble, autrement, au mieux : ce sont mes trois mots clés pour la loi de programmation. Je voudrai insister sur le deuxième : si à chaque fois on ferme une piste nouvelle avant même de l’avoir ouverte, cela ne marchera pas. La LPM est calculée au plus juste. Elle tiendra à un certain nombre de conditions, dont une est que l’on accepte de faire autrement. Il faut avoir un esprit novateur, de défricheur. C’est comme cela que toutes les réformes sont conduites.
Sauf que ces sociétés de projet, ce n’est pas nouveau. Cela a été étudié maintes fois, sans succès…
Je ne suis pas expert en la matière. Je demande qu’on creuse la piste. Il y a une vraie volonté politique pour le faire, je m’en réjouis.
Quelles seront vos exigences par rapport au matériel qui pourrait être loué ?
Ce qui m’importe, c’est d’abord que cela ne coûte pas d’argent. Avec le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, nous voulons 31,4 milliards d’euros en 2015. Ensuite, je veux être associé au choix des équipements, car la location ne doit pas impacter les rythmes de livraisons. Enfin, il ne faut pas ajouter des conditions à leur utilisation en opération. Pour le reste, je suis extrêmement ouvert. Si cette piste s’avère impossible, nous en trouverons une autre. De toutes façons, j’ai l’assurance de la sanctuarisation des crédits militaires par le Président de la République qui l’a répété à de multiples reprises ces derniers mois. Nous avons 8.500 soldats engagés dans le monde. Les menaces ont augmenté depuis le vote de la LPM. Est-il raisonnable de penser que le budget de la défense ne soit pas respecté ? Les citoyens n’ont-ils pas besoin d’être protégés ?
Qu’est ce qui fait un bon chef d’Etat-major des armées ?
Je ne sais pas si je suis un bon chef d’Etat-major des armées, mais je pense avoir été bien préparé, avec une expérience interministérielle et quatre années comme major général, c’est-à-dire numéro deux avant d’être numéro un. Dans un grand groupe, c’est souvent un parcours similaire. Dans cette période qui n’est pas facile, ma principale préoccupation c’est la conduite des opérations militaires et de transformation. Je conduis la transformation comme une opération militaire. La finalité des armées c’est la conduite des opérations, et la finalité de la transformation doit demeurer la conduite des opérations.
L’Europe de la défense, quand vous y pensez - si vous y pensez - ça vous fait sourire, ça vous laisse indifférent, ou ça vous désole ?
L’Europe de la défense, ça me rend pragmatique. Elle se construit pas à pas, par des projets à géométrie variable. Nous avançons.
Quand on additionne tous les effectifs militaires en Europe, on aboutit à 2 millions d’hommes sous les drapeaux. On en fait quoi de ces deux millions de soldats ?
Moi je construis l’armée des ambitions de la France et des besoins d’aujourd’hui, pas l’armée de mes rêves. La loi de programmation impose des économies par des coopérations bilatérales ou multilatérales à dominante européennes. Les choses avancent.
Elles avancent à quel rythme dans le cadre du traité franco-britannique de Lancaster House ?
Il se trouve que comme major général, avec mon homologue britannique de l’époque, Nicholas Houghton qui est devenu chef d’Etat-major comme moi, j’ai été désigné pour conduire ce projet. On en parle assez peu, et ça se déroule correctement. Le poumon de Lancaster House, c’est la force expéditionnaire commune. Nous avons réussi à rendre nos systèmes d’information compatibles. Nous serons au rendez-vous en 2016, j’en suis persuadé. Sur le reste du traité, certains projets ont bien avancé, comme les drones de combat ou la guerre des mines. Je crois beaucoup à la coopération avec les Britanniques qui n’est pas exclusive de la coopération avec l’Allemagne.
Vous voyagez beaucoup. Quelle image vos interlocuteurs vous renvoient-ils de la France ?
La France est un pays admiré, respecté et je le mesure partout où je vais. Une anecdote : à Washington, lors du sommet des chefs d’Etat-majors de la coalition anti-Daech, 22 pays étaient représentés. Barack Obama passe une heure et demie avec nous. Le général Dempsey, chef d’Etat-major américain, a choisi trois d’entre nous pour s’exprimer devant le Président américain. J’étais un des trois.