19.06.2014 par Jean-François Fiorina - notes-geopolitiques.com
Mali, Tchad, RCA… Constitution d’un nouvel « arc de crises »
L’organisation d’Eurosatory 2014, le « salon mondial de la Défense et de la Sécurité terrestres et aéroterrestres », du 16 au 20 juin à Paris, fournit l’occasion de s’intéresser aux opérations militaires françaises du moment. Où il apparaît qu’entre Serval au Mali, depuis janvier 2013, et Sangaris en République centrafricaine, au mois de décembre de la même année, l’armée de Terre semble suivre la dynamique territoriale d’un « arc de crise » africain.
Si l’Afrique recèle un formidable potentiel de développement (cf. note CLES n°102, 28/03/2013), le continent reste déchiré par de profondes fractures géopolitiques. Fractures que l’africaniste Bernard Lugan trace à grands traits dans un récent numéro spécial de L’Afrique réelle : « De la zone nigéro-tchadienne jusqu’au Kivu, les deux principaux couloirs de communication de l’Afrique, – celui du Sahel qui met en contact le monde du désert avec celui des savanes et celui du rift africain -, sont menacés par une chaîne de conflits ».
Mali, Niger, Tchad, mais aussi Nigéria, Soudan du Sud, Centrafrique… les « points chauds » se multiplient, depuis les confins du Sahara et du Sahel jusqu’au coeur de l’Afrique centrale, au sein du vaste espace constitué par les 28 pays membres de la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD).
S’intéresser à la déstabilisation de la zone comprise entre le Sahara et le Sahel suppose d’élargir la focale à un ensemble encore plus vaste. Comme le rappelle Bernard Lugan : « Après la région saharo-sahélienne, une nouvelle ligne de fracture s’est en effet ouverte en Afrique centrale. Elle court depuis le Nigeria à l’Ouest jusqu’à la région du Kivu à l’Est, touchant le nord du Cameroun, les deux Soudan et la RCA« .
Un espace de défaillance étatique
Le premier constat qui s’impose est celui d’une faillite de la construction étatique, illustrée par la dynamique des forces centrifuges qui conduisent à des sécessions de fait. En 2011, le Soudan du Sud obtient son indépendance après de nombreuses années de luttes. En 2012, le nord du Mali tombe aux mains de rebelles touaregs (MNLA) alliés à des mouvements islamistes armés (Aqmi, Ançar Dine, Mujao). Dans le nord du Nigéria, les différents États fédérés adoptent les uns après les autres la Charia, ce qui les soustrait en grande partie au droit commun de l’État central.
De nombreux espaces de l’Afrique saharo-sahélienne basculent également dans la catégorie des « zones grises ». Ainsi, toujours au nord du Nigéria, en va-til des espaces où la secte Boko Haram est la plus active, ou encore des espaces sahariens situés aux confins du Mali, du Niger et de l’Algérie. La liste des groupes armés actifs en ces lieux est longue : Ansar Dine, Al Qaida au Maghreb islamique… Avec pour point commun des modes d’action mixant terrorisme et grand banditisme, qui conduisent à la contestation de la réalité d’un État de droit : enlèvements et demandes de rançons, enrôlement de la population, trafics en tous genres…
Comment expliquer cette décomposition ? Le cas de la Centrafrique est particulièrement éclairant. D’après les auteurs de l’ouvrage Centrafrique, pourquoi la guerre ?, édité chez Lavauzelle avec le concours scientifique du Centre de Recherches des Ecoles de Coëtquidan, « l’histoire contemporaine de la RCA, de 1960 à 2012, est résumée dans l’alternance des cycles ethno-politiques qui donnèrent tour à tour le pouvoir à des populations originaires des trois grandes régions du pays« .
Comme à peu près partout en Afrique, les frontières issues de la colonisation ont été tracées sans tenir compte des peuples, biaisant à la racine la notion même de représentativité – et donc de légitimité – des instances politiques. De plus, certains espaces transfrontaliers sont des zones grises « naturelles », de déstabilisation chronique, comme le « triangle de la mort » entre Centrafrique, Cameroun et Tchad, où Thomas Flichy de la Neuville, qui a dirigé la publication de l’ouvrage précité, rappelle l’ancienneté des exactions des « coupeurs de routes« .
L’impact économique de cette défaillance étatique est considérable (cf. note CLES n°123, La « guerre civile » centrafricaine, 30/01/2014). Pour Flichy de la Neuville, « la guerre qui secoue actuellement la RCA empêche l’exploitation des ressources souterraines du pays » : or, diamants (13 % des emplois locaux), pétrole (dans les régions de Dobo Doseo et Salamat), uranium.
Une extension des affrontements ethno-religieux
La plupart des conflits du moment voient la prégnance des facteurs ethniques. Au Nigéria, Bernard Lugan estime que tout le nord du pays est devenu une immense zone grise en raison des apparentements ethniques transfrontaliers. Les peuples haoussas, fulanis et kanouris s’entraident ou s’opposent au mépris des frontières étatiques. Ces affrontements ethniques pourraient conduire, par emboîtement d’échelles, à une totale fragmentation de la région.
Lugan rappelle que c’est ce processus qui a été observé au Soudan : « A une guerre raciale entre ‘Arabes’ nordistes et ‘Noirs’ sudistes, succéda en effet une guerre ethnique entre les deux principales ethnies nilotiques du Soudan du Sud« , rendant ce nouvel État pratiquement ingouvernable.
Mais les conflits de la région sont également de plus en plus de nature religieuse. La religion ne contribue-t-elle pas à « sanctifier » d’anciennes lignes de fractures ? Bernard Lugan rappelle ainsi que toute la bande sahélienne est marquée depuis le XVIIIe siècle par une expansion de l’islam, venu du Nord, en direction du Sud, où résident des populations d’ethnies distinctes et de tradition animiste. Aux époques médiévale et moderne, les musulmans accomplissent régulièrement des razzias de bétail mais aussi d’esclaves au sud du Sahel.
À l’époque coloniale, ces populations du Sud se convertissent en masse à la religion de leurs « protecteurs » européens : le christianisme. Lugan souligne l’importance de ce prolongement de l’ethnique vers le religieux pour le Nigéria : « Les fondamentalistes musulmans qui contrôlent le nord du Nigéria cherchent à exacerber la fracture entre le Nord et le Sud ; et cela afin d’imposer l’indépendance du Nord qui deviendrait ainsi un État théocratique« . Les Fulanis n’appellent- ils pas à la résurgence du califat Sokoto ?
L’action de la Seleka en Centrafrique relève du même processus : « Le conflit ethnique de RCA est donc peu à peu devenu religieux, engerbant en quelque sorte les composantes ethniques régionales avec tous les risques internationaux qu’une telle évolution implique« . Ainsi, au départ simple « coalition de plusieurs tribus nordistes, dont les Gula et les Runga, le Seleka fut rejoint par des pillards venus tant du Tchad que du Soudan« .
L’apparition d’un nouvel « arc de crises »
Cet incendie parti de l’Afrique saharo-sahélienne et qui est en train d’embraser plus largement l’Afrique centrale est au coeur d’un nouvel arc de crises. Les logiques à l’oeuvre ne sont pas strictement locales. En effet, plusieurs acteurs extérieurs à la région contribuent à y accentuer les facteurs de tension. En premier lieu, on doit mentionner ce que les auteurs de Centrafrique, pourquoi la guerre ? appellent « la cannibalisation de l’islam national par l’islam transnational« .
En effet, on assiste à une pénétration sur les marges sud du Sahara de mouvements armés qui associent la pratique traditionnelle du pillage à une logique d’islamisation radicale plus récente. Comme l’écrit Didier Giorgini dans la revue de géopolitique Conflits (n°1), « certains islamistes considèrent la lutte contre les chrétiens en Afrique comme une sorte de conflit à échelle réduite de ce que serait à l’échelle du monde la lutte Islam-Occident, une sorte de ‘conflit périphérique’ ou de conflit limité à défaut d’avoir la possibilité d’étendre leur champ d’action à toute la planète« .
Les victimes sont donc essentiellement les populations chrétiennes, comme au Nigéria, ou encore les musulmans relevant de l’ »islam des terroirs » (Omar Saghi). En effet, l’islam sahélien conserve des pratiques traditionnelles jugées scandaleuses pour les rigoristes wahhabites et autres salafistes, chaque partie s’accusant mutuellement d’activisme prosélyte. C’est ce qui explique, notamment, la campagne de destruction des mausolées de Tombouctou, lors de son occupation par les islamistes en 2012-2013.
S’ajoutent enfin les interventions des puissances étrangères. Celles menées par les États occidentaux sous mandat de l’ONU se font certes au nom de grands principes, mais viennent souvent se briser sur l’écueil de la complexité ethnoreligieuse. Comme le rappelle Didier Giorgini s’agissant de la RCA, « l’intervention française après le 5 décembre 2013 est accusée sur le terrain d’être, au choix, favorable aux musulmans ou aux chrétiens » : en mécontentant tous les acteurs du conflit, elle contribue involontairement à ralentir sa résolution.
Une situation d’autant plus délicate que, selon Flichy de la Neuville, les « puissances occidentales et émergentes » sont « concurrentes en Centrafrique« , comme le Canada, le Maroc et bien sûr la Chine – qui y finance logements sociaux et hôpitaux. Tandis qu’ici comme ailleurs, certaines pétromonarchies du Golfe soutiennent en sous-main les milices musulmanes…
Ce qui se passe en Centrafrique peut-il être élargi aux autres pays de la région ? Bernard Lugan invite à s’intéresser tout particulièrement au Tchad. Le « verrou tchadien » est en effet à l’articulation de zones de déstabilisation qui affectent aujourd’hui le Niger, la Libye, le Soudan du sud, le Nigéria et la Centrafrique. Le cas de cette dernière n’est peut-être que l’annonce d’un nouveau paradigme, l’ensemble de la région étant soumis au risque d’un terrible effet de dominos.
Lugan prévient que, « désormais, la priorité est d’éviter que l’anarchie centrafricaine ne se traduise par une contagion régionale« . C’est tout le sens de l’engagement des forces françaises sur place. Un engagement qui exige certes des moyens et de la détermination, mais plus encore peut-être du doigté et une certaine forme d’humilité. Il ne faudrait pas en effet apparaître comme l’ancienne puissance coloniale au moment précis où la construction coloniale se dissout devant le retour des structures politiques spécifiquement africaines. Une dynamique que nous avons insuffisamment mesuré au Mali, et que nous serions peu fondés à combattre, alors même qu’ici aussi, les vieilles structures historiques ressurgissent derrière une construction européenne jugée trop artificielle…
Pour aller plus loin :
- Les guerres d’Afrique : des origines à nos jours, par Bernard Lugan, éditions du Rocher, 403 p., 32 € ;
- L’arc de crise de l’Afrique centrale, in L’Afrique réelle n°53, revue mensuelle par Internet, 05/2014, http://bernardlugan.blogspot.fr/ ;
- Centrafrique, pourquoi la guerre ?, dirigé par Thomas Flichy de la Neuville, éditions Lavauzelle, 110 p., 12,80 € ; Géopolitique de l’Afrique, par Philippe Hugon, éditions Armand Colin, 128 p., 9,80 €.