Six raisons pour comprendre pourquoi le contrat pour l'acquisition des 126 Rafale par l'Inde est si long à se concrétiser
L'Inde ne signera pas d'accord d'achat de l'avion de combat Rafale de Dassault Aviation avant les élections prévues d'ici à mai en raison de contraintes budgétaires, a déclaré jeudi dernier le ministre de la Défense, A. K. Antony. Ce qui n'est pas réellement une surprise, les industriels du Team Rafale misant pour une mise en vigueur du contrat en 2015. "Les grands contrats d'équipement militaire devront attendre le prochain exercice qui commence en avril", a encore expliqué le ministre et beaucoup de ces contrats "sont à un stade final". Ce qui ne remet pas en cause cette opération entre Dassault Aviation et New Delhi.
"En raison du manque de fonds, il ne faut pas attendre d'accord ou de décision finale lors de cet exercice" budgétaire, qui s'achève fin mars, a dit le ministre lors d'une conférence de presse. "J'espère que les choses pourront se matérialiser l'année prochaine", avait-il précisé en référence au prochain exercice budgétaire. Au 1er février, l'Inde avait déjà dépensé 92 % de son budget d'équipement militaire, a précisé le ministre. L'Inde a choisi d'entrer en négociations exclusives avec Dassault en janvier 2012 pour l'achat de 126 avions de combat, soit un montant estimé à 12 milliards de dollars. Parmi ces avions, 108 doivent être assemblés par des industriels indiens.
Pourquoi faut-il à l'Inde autant de temps pour signer ce contrat
Lors de la 8e édition de DEFEXPO, le salon international de défense organisé tous les deux ans par New Delhi depuis 1999, qui a fermé ses portes ce dimanche, les industriels étaient résignés. Ils devront patienter encore quelques mois de plus pour signer des contrats en cours de négociations ou en cours de validation par l'administration indienne. Car à seulement trois mois des élections générales prévues en mai, le gouvernement actuel s'impose un gel sur les décisions importantes, notamment les contrats d'armement.
Et après ? "Le temps que le nouveau gouvernement s'approprie les dossiers en cours, il ne faut pas s'attendre à des décisions avant 2015", explique-t-on à "La Tribune". Et encore tout dépendra du résultat des élections. "Si c'est une grande coalition qui sort des urnes, les décisions seront encore plus compliquées à prendre". C'est bien pour cela que la plupart des grands patrons de l'industrie de défense française, à l'exception de celui de Nexter, Philipe Burtin, ont déserté cette année DEFEXPO.
Tout dépendra également de la volonté de l'armée de l'air indienne (IAF), qui a besoin de ces avions rapidement, à exiger la signature de ce contrat. Très respectée en Inde, elle peut - à condition qu'elle le souhaite - débloquer un contrat rapidement. En tout cas, l'IAF a toujours soutenu le deal depuis le début des négociations.
Un contrat hors norme
La masse incroyable de détails qui ont été négociés et qui restent encore à négocier, est à l'origine de la difficulté de conclure rapidement un contrat hors norme baptisé "Mother of all deals" (la mère de tous les contrats). Et les négociateurs français ont dû fatalement se mettre à l'heure indienne. D'autant que les industriels français doivent négocier pied à pied avec le principal partenaire indien de Dassault Aviation, Hindustan Aeronatics Ltd (HAL) très ambitieux. "Ils veulent tout faire mais être responsables de rien", constate un connaisseur de ce dossier.
Ce qui n'est pas réellement nouveau, car, précise-t-il, "ils ont toujours été de redoutables négociateurs". Mais les discussions entre Dassault Aviation et HAL se sont terminés sur qui est responsable de quoi. Enfin, Dassault Aviation, qui veut faire les choses de façon extrêmement propres, souhaite coller au plus près de la proposition qui lui a permis de gagner le droit de négocier en exclusivité avec New Delhi. L'Inde avait demandé des offres basées sur le coût de possession des appareils. Soit sur la durée de vie des appareils. Et le ministre de la défense indien a indiqué la semaine dernière qu'il y avait encore des contestations "sur des procédures, sur le calcul du + life cycle cost + (coût du cycle de vie, ndlr) qui doivent être résolues mais n'affectent pas le processus de négociation". Des questions qui ne retardent pas les négociations.
La roupie malmenée par la politique monétaire de la FED
La remontée des taux longs américains et la décision récente de la FED de réduire de 10 milliards de dollars supplémentaires ses achats mensuels d'obligations sur les marchés influent sur le taux de change des devises entre le dollar et les monnaies des pays émergents, dont la roupie indienne. La dernière semaine de janvier, la roupie indienne a chuté de 2,45 %. Ce qui renchérit d'autant le coût de ses importations, et donc de ses achats d'armement. Du coup, New Delhi qui achète entre 60 % et 70 % de ses matériels de défense à l'étranger sur un budget d'acquisition évalué à 11,6 milliards d'euros pour l'exercice 2013-2014 clos le 31 mars, n'a plus de crédits budgétaires pour signer des grands contrats d'équipements. Pour autant, les autorités indiennes ont pris certaines dispositions pour assurer la stabilité des marchés financiers en dépit de la politique monétaire américaine.
Depuis son plus bas d'août 2013, la roupie indienne a partiellement regagné du terrain face au dollar américain, bien que la tendance reste à la baisse à court terme. Les turbulences monétaires, qui avaient fait chuter la roupie à un plus bas historique en août 2013, ont d'ailleurs renforcé le mécontentement contre le Premier ministre, Manmohan Singh. La roupie n'a cependant cédé que moins de 1% face au dollar au moins de janvier mais cela n'a pas empêché la banque centrale indienne de relever ses taux d'un quart de point le 28 janvier pour lutter contre l'inflation, notamment des prix des produits alimentaires.
Un système qui favorise la corruption
Les très nombreuses affaires de corruption paralysent la plupart des processus d'acquisition. "Plus personne ne veut prendre de décision", explique-t-on à La Tribune. En décembre, le Parlement indien a approuvé une loi anti-corruption prévoyant la création d'un médiateur ayant le pouvoir d'enquêter sur les politiques et les fonctionnaires soupçonnés de corruption. En mai, le Premier ministre s'était engagé à ce que les achats d'armements et d'équipements militaires soient "plus transparents, lisses, efficaces et moins vulnérables aux pratiques contraires à l'éthique".
"Le principal problème est que les Indiens ont crée un système obligeant les vendeurs étrangers à payer des pots-de-vin", estime Bharat Verma, du magazine Indian Defence Review interrogé par l'AFP. Il relève ainsi qu'au moins 18 services doivent approuver tout accord d'achat militaire, créant ainsi autant de fenêtres de corruption possible et que rares sont les responsables politiques ou administratifs convaincus de corruption à avoir été condamnés.
La décision récente de l'Inde d'annuler un important achat d'hélicoptères au constructeur italien AgustaWestland s'ajoute à une longue liste de contrats avortés pour des soupçons de corruption qui met en difficulté la modernisation des équipements vieillissants de l'armée indienne. New Delhi a officiellement mis fin le 1er janvier à l'achat de 12 hélicoptères de transport de personnalités pour 556 millions d'euros, une enquête en Italie ayant mis au jour des soupçons de versement de pots-de-vin à des responsables militaires.
Plusieurs contrats ont subi le même sort depuis 20 ans en raison de soupçons de corruption, comme l'affaire Bofors en 1986 ou un contrat pour l'achat de 197 hélicoptères en 2007 attribué à Eurocopter (devenu Airbus Helicopters) puis annulé. En 2009, l'Inde a banni de son marché sept groupes de défense comme Singapore Technologies, Rheinmettal Air Defence et l'israélien Military Industries, toujours pour des soupçons de corruption. Ce qui n'est pas encore le cas d'AgustaWestland. Aucune décision a été prise, selon le ministère de la Défense.
Des nouvelles procédures qui vont complexifier les achats ?
New Delhi a promulgué en juin dernier de nouvelles procédures de passation des marchés de défense en plus des 30 % d'offset que les Indiens exigent pour accorder des contrats aux industriels étrangers. Pour le contrat Rafale, c'est 50 % ! Ces exigences visent notamment à développer une industrie de défense indienne robuste, selon le ministère de la Défense indien, avec les plus hauts standards de transparence, de probité et de responsabilité publique. Clairement, New Delhi donne une impulsion à l'indigénisation des achats d'armements. "Une plus grande préférence sera maintenant accordée explicitement" aux entreprises indiennes.
Pour autant, l'Inde peine à développer ses propres programmes. Ainsi, le développement de la phase deux de l'avion de combat LCA (Light Combat Aircraft) sous l'autorité du DRDO indien (Defence Research and Development Organisation) devait être achevé…. en décembre 2008. Il le sera en décembre 2015, selon le ministère de la Défense. Tout comme le missile LR-SAM (Long range surface to air Missile) développé avec les Israéliens est aujourd'hui attendu en décembre 2015 au lieu de mai 2011.
Par ailleurs, le manque de compétences et de connaissances techniques de l'administration indienne complique aussi l'achat de matériel, estime Manoj Joshi, du think tank Observer Research Foundation basé à Delhi, interrogé par l'AFP. "Une personne chargée de l'élevage un jour va se retrouver à la Défense le lendemain. Nos fonctionnaires civils n'ont pas l'expertise des marchés et des matériels, ce qui complique la situation", relève-t-il.
La légendaire lenteur de l'administration indienne
Un contrat même signé peut attendre des mois et des mois, voire des années, avant d'être mis en vigueur. C'est le cas du programme SR-SAM gagné par le missilier MBDA et signé en décembre 2011 mais pas encore mis en vigueur à ce jour. Le contrat doit être approuvé successivement par le ministère de la Défense, puis par celui des Finances et enfin par le CCS (Cabinet Committee on Security), présidé par le Premier Ministre. Le CCS réunit également les ministres indiens de la Défense, des Finances, de l'Intérieur et des Affaires étrangères. Le contrat SR-SAM est actuellement entre les mains du Bercy indien.
Airbus Helicopters, qui a répondu en 2008 à un nouvel appel d'offre pour la fourniture de 197 hélicoptères, attend désespérément depuis 2010 l'ouverture des enveloppes commerciales par New Delhi. Et Charles Edelstenne, l'ancien patron de Dassault Aviation, ne se lassait pas de raconter cette anecdote sur la lenteur de l'administration indienne. Il avait gardé en travers de la gorge un appel d'offres lancé par New Delhi pour des avions d'entraînement sur lequel l'avionneur, qui proposait ses Alpha Jet, avait négocié... pendant vingt-deux ans, avant de jeter l'éponge.