Dans ce contrat, le prix était le critère clé. Et Dassault s'était fait une raison misant plutôt sur l'Inde et le Qatar.
19/12/2013 Vincent Lamigeon, grand reporter à Challenges
Il y a deux façons de voir la victoire du chasseur Gripen du suédois Saab dans la compétition brésilienne pour 36 appareils, confirmée hier par Brasilia. La première, c’est celle de l’autoflagellation à la française: un nouveau flop retentissant pour le Rafale après la Corée du Sud, Singapour ou le Maroc, et cette fois-ci, suprême humiliation, face à un concurrent suédois, a priori plus faible que les mastodontes américains. Les experts autoproclamés se succèdent sur les plateaux: l’avion de Dassault serait "trop cher", "invendable", l’industrie militaire français non compétitive, les commerciaux de Dassault sûrs d’eux, et la loi de programmation militaire en péril.
Si tout n’est évidemment pas entièrement à jeter dans ces analyses, on peut aussi défendre une autre position, plus nuancée: un, le choix du Gripen est au moins autant un échec pour le F-18 de Boeing, qui avait endossé le costume de favori depuis trois ans, que pour le Rafale. Avant les révélations de Snowden sur l’espionnage de la présidente Dilma Rousseff par la NSA, un contrat de F-18 était même évoqué avant la fin 2013.
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Deux, Dassault reconnaissait depuis longtemps que le Brésil n’était clairement pas le dossier le plus chaud pour le Rafale, contrairement à l’Inde, le Qatar et la Malaisie. Trois, et c’est peut-être l’argument le plus fort, selon les critères de choix finalement adoptés par le Brésil, la vente du Rafale était impossible.
Le Gripen est aussi moins cher à l'usage
Que voulaient les Brésiliens? Le choix du Gripen donne la réponse. Ils voulaient grosso modo la même chose que la Suisse, qui a aussi fait le choix du Gripen: un appareil léger, rustique, économique à l'achat mais aussi à l'usage, sans être au top de la technologie. Le Gripen "n’appartient pas à la même catégorie que le Rafale", assurait hier le GIE Rafale International, qui porte l’offre française à l’export. "Monomoteur et plus léger, le Gripen n’est pas équivalent en termes de performances et donc de prix." L’avion suédois avait d’ailleurs connu ses succès à l’export dans des pays où le facteur prix est primordial (Hongrie, République tchèque, Thaïlande, Afrique du Sud), et n’a participé à des opérations extérieures qu’en Libye.
Même la Suisse, pas spécialement aux abois côté finances publiques, avait défendu cet argument du prix pour expliquer son choix en février 2012: "Le DDPS [département fédéral de la défense] doit tout mettre en œuvre pour que l'acquisition d'un nouvel avion de combat soit financièrement supportable pour l'armée, à moyen et à long terme, assurait le communiqué du gouvernement fédéral. C'est pour cette raison que le Conseil fédéral s'est prononcé, sur proposition du DDPS, en faveur du Gripen E/F de l'entreprise suédoise Saab."
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Le Gripen, une "Peugeot" face à la "BMW" Rafale
Le quotidien suisse Le Matin avait levé le voile, début 2010, sur la foi d’un document confidentiel de l’armée suisse sur les performances du Gripen face au Rafale. Pour les missions de "police du ciel ", théoriquement les plus faciles, le score du Gripen était le plus mauvais des trois chasseurs européens engagés dans la compétiton.
"Il n’a atteint que 5,33 points sur 10, soit bien au-dessous de la limite minimale de 6,0 décidée au début du processus d’évaluation. L’Eurofighter atteint 6,48 et le Rafale 6,98", assurait le quotidien. D’aucuns comparent le Gripen à une 2CV, et le Rafale à une Ferrari. Exagéré: une comparaison Peugeot-BMW serait probablement plus proche de la réalité.
L'arrêt du Mirage 2000, une erreur de Dassault ?
La première grande leçon de la victoire du Gripen au Brésil, après la Suisse, c’est que même des pays qui auraient les moyens d’acheter le Rafale optent pour un avion moins performant, mais aussi moins cher. Le marché des monoréacteurs type Gripen est ouvert à plus de pays que celui des biréacteurs type Rafale ou Eurofighter Typhoon.
Dassault aurait-il dû garder en catalogue le monomoteur Mirage 2000, réussite commerciale à l’export, pour compléter sa gamme? Le consultant Richard Aboulafia, vice-président du cabinet américain Teal Group, en est persuadé. Le problème, c’est que le Mirage 2000 n’avait plus de commande à honorer après la livraison des derniers appareils à la Grèce en 2007…
Le Gripen est aussi (un peu) américain
L’autre grande leçon, c’est qu’avec le Gripen, le Brésil a fait une sorte de choix stratégique intermédiaire vis-à-vis des Etats-Unis. Il a refusé de commander le F-18 américain, en représailles à l’affaire d’espionnage de la NSA. Mais il n’a pas choisi le camp français, choix qui aurait été une gifle monumentale pour Washington.
Avec le Gripen, le Brésil achète suédois en apparence, largement américain dans les faits. Le moteur est un dérivé du réacteur F414 de General Electric. Les groupes américains Rockwell Collins et Honeywell sont aussi partenaires du programme. « Nous regrettons que le choix se porte sur le Gripen, doté de nombreux équipements d’origine tierce, notamment américaine », assurait d’ailleurs le GIE Rafale le 18 décembre.
L'optimisme de Le Drian
Il ne faut évidemment pas sous-estimer l’échec du Rafale au Brésil. Mais il convient de l’analyser froidement, au-delà des caricatures de café du commerce. Pourquoi cette méfiance permanente affichée par l’armée de l’air brésilienne à l’endroit de l’offre française ? Est-il possible d’être plus agressif sur les prix? Comment combattre au mieux l’influence diplomatique et militaire américaine?
La mauvaise nouvelle brésilienne est tout de même à relativiser. "Même si je dois décevoir les Brésiliens, le Brésil, ce n’est pas la cible prioritaire du Rafale, nous avons d’autres prospects plus importants, assurait ce jeudi 19 décembre au matin le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian. Nous avons de bonne raisons de croire que sur l’Inde et sur le Golfe, il y aura bientôt des résultats."
Dassault peut, de fait, se refaire au Qatar (36 appareils pour une première tranche), et surtout en Inde (126 avions), en attendant peut-être la Malaisie (18 apapreils). C’est sur la signature, ou non, de ces contrats qu’on jugera vraiment de l’avenir du chasseur français à l’export. Vu l’âpreté du marché et l’intensité de la concurrence, sa vente ne sera de toute façon jamais une partie de plaisir.
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