25.11.2011 Vincent Lamigeon, journaliste à Challenges - SUPERSONIQUE
Un coup de pied dans la fourmilière. C’est bien l’impression qui prévaut deux jours après le vote par la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat d’un amendement au projet de
loi de finances 2012 qui annule une bonne partie du financement du drone Heron TP (photo IAI) choisi par le ministère de la défense en juillet dernier. Concrètement, l’amendement annule 109
millions d’euros sur les 318 millions prévus de ce drone développé par le tandem entre Dassault et l’industriel israélien IAI. Pourquoi 109 millions ? C’est la différence avec l’offre de drones
Reaper de l’américain General Atomics, estimée à 209 millions d’euros, qui emportait largement l’adhésion de l’armée de l’air et des forces en Afghanistan mais avait été retoquée par le
ministère.
Le choix du ministère n'a cessé de faire débat depuis. Gérard Longuet, auditionné le 11 octobre devant la commission défense du Sénat, reconnaissait que le « coût total de possession [du Heron
TP] jusqu’en 2020 est supérieur d’un peu moins de 40% » à celui du Reaper. Il assurait toutefois avoir fait jouer une « logique plus industrielle » pour « conserver une industrie de défense
nationale ». Un argument étrange, sachant que Dassault et Thales n'auront guère que quelques systèmes de communication (satellite, notamment) et peut-être un radar SAR à se mettre sous la dent.
En coupant un bon tiers du financement prévu, l’amendement du Sénat rend quasi-impossible l’achat de Heron TP, en attendant les discussions à l’Assemblée nationale. « Ce n’est pas avec une 2CV
qu’on fait les 24 heures du Mans, assène Jacques Gautier, vice-président de la commission défense du Sénat. Ce drone ne correspond pas aux besoins opérationnels de nos forces, et n’apportera
aucune compétence technologique supplémentaire à nos industriels. Si les députés veulent détricoter le texte, qu’ile fassent : nous leur donnons rendez-vous en 2014. Nous saurons leur rappeler
leur décision si le Heron TP n’est pas à l’heure ou ne répond pas aux besoins. »
Le rapport sur l’équipement des forces consacre à la question seize pages solidement argumentées. Un tableau comparatif résumé les avantages du Reaper face au Heron TP : capteurs plus
performants, capacité à emporter de l’armement et nombre de pylônes pour l’intégrer (6 contre 2), vitesse plus rapide (470 km/h contre 277 à 407 km/h), nombre d’appareils déjà fabriqués (150 à
180 pour le Reaper, 4 à 8 pour le Heron TP), coût à l’heure de vol plus faible (6000 euros contre 7150 euros), mais aussi possibilité de francisation estimée à 40% pour le Reaper, quand celle du
Heron TP (photo IAI) est à ce stade encore inconnue, ou interopérabilité du Reaper avec les forces américaines, britanniques et italiennes.
Les sénateurs insistent sur la capacité d’armement du Reaper (missiles antichars Hellfire, bombe guidées laser GBU-12 Paveway ou GPS GBU-38), capacité jugée essentielle par l’état-major de
l’armée de l’air. A l’inverse, le Heron TP « n’est pas un drone conçu à l’origine pour emporter des armements », mais plutôt « un drone d’observation vraisemblablement optimisé pour le
renseignement électromagnétique (…) conçu pour une mission de maraudage à faible vitesse au dessus du territoire israélien à des fins de surveillance des frontières ou des zones occupées ». Les
sénateurs critiquent aussi sa « grande signature radar », due à ses dimensions importantes.
L’autre grande préoccupation est le délai nécessaire au développement du Heron TP francisé. Quand un Reaper non francisé serait disponible sous 12 mois, grâce à une production en série de quatre
appareils par mois, « le drone Heron TP ne sera probablement pas disponible –francisé ou pas – à la fin de l’année 2013 », d’où un risque de « rupture capacitaire », sauf à prolonger le Harfang
avec un EADS qui ne se priverait pas de faire payer cher la non-sélection de son offre. Le rapport insiste aussi sur « la faible qualité du service après-vente d’IAI», soulignant qu’un Harfang
français endommagé en Afghanistan était « resté bloqué pendant dix-huit mois en Israël ».
Last but not least, le document tranche clairement la question du prix : 318 à 320 millions pour l’offre Heron TP hors francisation, 209 pour l’offre Reaper en bases comparables. Avec
francisation, les sénateurs jugent que les chiffres de Dassault-IAI (370 millions d’euros) « appellent les plus expresses réserves, tant ils paraissent sous-estimés », rappelant qu'une même
proposition de francisation du Heron TP émises par Dassault en 2010 était de 700 millions d’euros, soit presque le double. Côté Reaper (photo General Atomics), une francisation par EADS coûterait
environ 88 millions d’euros, soit 297 millions d’euros en tout. Selon des sources concordantes, un accord technique entre EADS et General Atomics est prêt depuis avril 2010 : une offre officielle
du groupe américain, que Challenges a pu consulter, indique les équipements français ou européens intégrables à la cellule (liaison satcom, liaison LOS, capteurs, radars maritimes, armement...),
estimant entre 24 et 30 mois le temps de livraison d'un drone largement francisé. Problème : la direction de la filiale défense Cassidian, notamment l’allemand Bernhard Gerwert, n’a jamais voulu
le signer, probablement pour protéger son programme Talarion. D’aucuns, y compris en interne, regrettent encore amèrement cette décision…
Et maintenant ? Les rapporteurs assurent que la décision d’achat du Heron TP « n’est pas définitive », et qu’«aucun contrat entre Dassault, IAI et l’Etat ne sera signé avant quelques mois ». Les
sénateurs préconisent l’achat d’un premier lot de trois Reaper « rapidement » pour gérer l’urgence opérationnelle, puis un deuxième lot francisé par EADS « à l’horizon 2016 », tout en consacrant
un peu d’argent au traitement des obsolescences du Harfang, qui serait consacré à des missions en métropole (type surveillance des sommets ou surveillance maritime). Ce qui donnerait, pour la
période 2014-2020, une flotte de quatre Harfang, plus deux fois trois Reaper projetables en Opex. Les 80 millions économisés pourraient être versés à Dassault pour continuer le projet de drones
de combat nEUROn. «Il faut mettre l'argent dans les drones du futur, pas dans des drones de deuxième génération dont le marhé est déjà capté», explique le sénateur Jacques Gautier.
Reste à voir la réaction des députés, l’Assemblée nationale décidant en dernier ressort. La guerre du lobbying va à l'évidence faire rage des deux cotés. A quelques mois des échéances électorales
de 2012, la décision des députés sera, à l’évidence, riche d’enseignements.