Sur le grand planisphère du Falcon Technical Center, une lumière rouge sur la Malaisie. Branle-bas de combat dans ce centre d'assistance high-tech de 80 techniciens à Saint-Cloud
(Hauts-de-Seine) : un Falcon 7X, le fleuron de Dassault Aviation, vient de connaître, ce 26 mai, un sérieux incident à Kuala Lumpur. L'avion s'est brusquement cabré durant l'atterrissage, avant
que les pilotes ne réussissent à le poser. L'Agence européenne de la sécurité aérienne interdira de vol toute la flotte mondiale de Falcon 7X en attendant les résultats de l'enquête. Avec en
victime collatérale un certain Nicolas Sarkozy, venu au G 8 de Deauville dans un Falcon 7X...
Résultats en piqué
Résultat, 112 appareils à 50 millions de dollars pièce cloués au sol : pas vraiment du meilleur effet à trois semaines du Salon du Bourget et alors que Dassault
Aviation est durement touché par une crise de l'aviation d'affaires plus profonde que prévu. Si l'avionneur a encore pu afficher des résultats record en 2010 grâce aux commandes d'avant-crise
(4,2 milliards d'euros de chiffre d'affaires et 95 livraisons de Falcon), le groupe se trouve désormais à l'os : le solde net de Falcon (commandes moins annulations) est négatif de neuf
appareils, et le carnet de commandes global a fondu d'un tiers en un an (9,4 milliards, contre 12,3 milliards d'euros). Quant aux livraisons 2011, elles devraient chuter de 25 %, à 70 appareils
environ, entraînant le chiffre d'affaires, que Dassault anticipe « en baisse significative ». Le PDG, Charles Edelstenne, résumait la situation le 17 mars avec sa concision légendaire
: « Sur le court terme, on pilote à vue. »
Même constat côté défense : les activités militaires, essentiellement la production du Rafale, n'ont dégagé que 960 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2010. Moins que le suédois Saab,
pourtant mal en point (1,2 milliard), et six fois moins que Cassidian, filiale défense d'EADS (6 milliards)... « En bon français, on appelle cela une PME », persifle un concurrent. De
fait, dans l'attente des résultats des campagnes export en Inde et aux Emirats (lire encadré page 50), la chaîne du Rafale tourne au ralenti, au plancher de onze appareils par an
négocié avec l'Etat. « Cette situation n'est pas viable très longtemps, pointe François Lureau, ancien délégué général pour l'armement. L'appareil est bon, je reste convaincu
qu'une centaine de ventes export est un objectif tenable, mais une commande export est de plus en plus urgente. »
D'autant que Dassault doit compter avec la machine de guerre américaine Lockheed Martin et son F-35 (plus de 2 000 commandes), et le consortium européen Eurofighter, poussé par l'Allemagne, le
Royaume-Uni et l'Espagne. « Sans commande, Dassault pourrait disparaître du marché des avions de combat, comme Saab et peut-être bientôt Boeing, assure Richard Aboulafi a,
vice-président du cabinet de conseil américain Teal Group. Le Rafale est un bon avion, mais son sort dépend aujourd'hui de la seule bonne volonté du ministère de la Défense français.
»
La maison Dassault aurait-elle perdu la main ? Les déboires sont à relativiser : dans le civil, les Cessna, Bombardier et Gulfstream ont aussi souffert avec de sévères réductions d'effectifs.
Et Dassault reste une redoutable machine à cash : le groupe dégage 14 % de marge opérationnelle, soit cinq fois celle d'EADS, et peut compter sur une trésorerie de plus de 3 milliards d'euros.
L'avionneur a aussi lancé la contre-attaque sur ses marchés-clés : il a annoncé le 16 mai au salon Ebace de Genève le lancement d'un jet d'affaires baptisé Falcon 2000S, à moins de 25 millions
de dollars. « Ils essaient de descendre un peu en gamme pour élargir leur marché, les Falcon 900LX et 7X étant des produits très premium, décrypte Frédéric Aguettant, patron de la
compagnie d'aviation d'affaires Aviaxess. Mais la concurrence de Gulfstream ou Bombardier est ultra-agressive, avec des gammes plus larges. »
Nouvelle mission
Même stratégie dans la défense : surfant sur l'accord franco-britannique signé le 2 novembre dernier, Dassault s'est allié à BAE Systems pour proposer à la France et au Royaume-Uni un drone
Male (moyenne altitude, longue endurance). L'avantage : s'imposer sur un marché où Dassault se contente pour l'instant de développer le démonstrateur de drone de combat nEUROn, mais aussi tuer
dans l'oeuf le projet d'EADS, Talarion, et l'achat possible par l'armée française de drones Reaper à l'américain General Atomics. « C'est un choix pragmatique comme Dassault en a
l'habitude, pas un programme structurant pour l'Europe de la défense, décrypte Jean- Pierre Maulny, directeur adjoint de l'Iris, spécialiste de la défense. Dassault reste sur une
stratégie de champion national français, plutôt qu'européen. »
Le champion national. L'obsession historique de Dassault, qui verrait bien sa filiale Thales, détenue à 26 %, comme fédérateur de l'industrie de défense. « Concernant Thales, notre volonté
est de réaliser un ensemble comparable à ceux des autres pays - BAE Systems en Grande-Bretagne ou Finmeccanica en Italie -, en alliant non seulement les compétences militaires de Dassault
Aviation et Thales, mais aussi celles de Dassault Systèmes », expliquait ainsi Charles Edelstenne à l'Assemblée nationale le 2 février.
Cibles verrouillées
Les cibles potentielles ? Elles sont déjà toutes trouvées. Le spécialiste des blindés Nexter d'abord, dont Luc Vigneron, PDG de Thales, a affirmé qu'il « ne pourrait se désintéresser »
en cas de privatisation. Le groupe naval DCNS surtout, dont Thales détient déjà 25 %, et où il pourrait monter à 51 %, « sous réserve que soit réglée la question des ouvriers d'Etat »,
a précisé Charles Edelstenne le 17 mars. « DCNS est une pépite, avec un carnet de commandes important, notamment dans les frégates et les sous-marins, avec de sérieux arguments à l'export
», approuve Olivier Darrason, président du think tank CEIS. Le problème, c'est que Thales n'affiche guère le profil d'un prédateur : depuis le rachat de 26 % du capital par Dassault
Aviation en mai 2009, le groupe a connu deux exercices de pertes, une hémorragie de dirigeants, et souffre de contrats mal négociés, comme l'A 400M ou le patrouilleur Meltem. Pas forcément de
quoi empêcher le groupe de jouer les fédérateurs à terme : « BAE a d'abord commencé par restructurer ses contrats, avant de fédérer l'industrie britannique de défense, souligne
Christophe Ménard, analyste chez Kepler Capital Markets. Dassault est en train d'engager Thales dans la même voie. »
Encore faudra-t-il s'assurer du soutien de l'Etat, propriétaire de DCNS et Nexter, mais aussi premier actionnaire de Thales, à 27 %. Pas gagné : en coulisses, les groupes de défense terrestre
ou de « retrofit » (remise à niveau) d'avions de combat pressent l'Etat de se montrer moins conciliant vis-à-vis des exigences du constructeur du Rafale. « Dassault dézingue à peu
près tous les projets français de mise à niveau des avions de combat, comme celui de modernisation des chasseurs JF-1 7 au Pakistan », peste un industriel. Même le ministère de la Défense
montre une certaine lassitude : « On sent un agacement de l'Etat face à la place prépondérante qu'a acquise Dassault en reprenant les 26 % de Thales », pointe Jean-Pierre Maulny, à
l'Iris.
La succession de Charles Edelstenne, qui atteindra en janvier 2013 la limite d'âge de 75 ans, pourrait fournir un levier de reprise en main : s'il veut rempiler à la tête de Dassault Aviation,
le PDG aura besoin des deux tiers des droits de vote. Et donc du soutien d'EADS, qui porte la participation de 46 % de l'Etat français.
Ravitaillement assuré
En attendant, la maison mère, le Groupe industriel Marcel Dassault, a assuré ses arrières. Si l'aéronautique reste une très belle vache à lait avec 54,8 millions d'euros de dividendes versés
par Dassault Aviation et les 31 millions d'euros annuels de loyers versés par la filiale en 2010, le groupe bénéficie à plein de la stratégie de diversification impulsée par Marcel Dassault et
poursuivie par Serge : l'éditeur de logiciels Dassault Systèmes lui a rapporté - toujours en 2010 - 28 millions d'euros de dividendes, et les 5 % de Veolia Environnement, rachetés en octobre
2008, lui ont permis d'empocher 35 autres millions. « Avant d'y aller, on a regardé plusieurs secteurs, dont le luxe, le BTP, les spiritueux, et même les cigarettes, raconte un proche
de Serge Dassault. Les métiers de l'environnement assurent des résultats récurrents, qui contrebalancent bien les cycles de l'aviation. » La passion des avions, c'est bien. Les revenus
récurrents aussi.
Dassault Aviation défend bien sa marge
4,2 milliards d'euros de chiffre d'affaires.
365 millions de bénéfice net, soit 9,4 % de marge nette.
3,06 milliards de trésorerie.
9,4 milliards inscrits au carnet de commandes.
SOURCE : SOCIETE (2010)
Vincent Lamigeon