23/07/2013 Pierre Goudin Conseiller au Bureau des conseillers de politique européenne du Président de la Commission européenne
LE CERCLE. - Alors que la Turquie, membre de l'OTAN, subit directement les conséquences des combats en Syrie, l'Europe ne dispose toujours pas de politique de sécurité et de défense, ni d'un marché intérieur des industries de défense. Il est urgent de dépasser les intérêts nationaux pour réaliser ce projet porteur d'indépendance et d'emplois.
Depuis plusieurs semaines maintenant, l'intérêt des observateurs se porte avec constance sur les événements qui se déroulent en Turquie. Ce qui frappe, ce sont, premièrement, la porosité de ce pays à ce qui se passe dans la Syrie voisine, qu'il s'agisse de l'afflux de réfugiés que n'arrêtent pas une frontière loin d'être étanche ou des combats sporadiques qui se déroulent de part et d'autre ; ensuite, et plus visiblement encore, l'opposition grandissante d'une partie de la population aux orientations, aux évolutions et aux décisions récentes du pouvoir en place, qui a pourtant longtemps fait figure de précurseur et de laboratoire d'un gouvernement islamique démocratique.
Si ces événements sont aujourd'hui pour les Européens un réel motif de surprise, voire d'inquiétude, c'est certes parce que, comme lors des printemps arabes, personne n'a rien vu venir. C'est aussi parce que jusqu'à présent, dans une aire géographique soumise à une forte instabilité politique et sociale, la Turquie donnait l'image d'un élève modèle, au statut atypique : tant son arrimage à l'Union européenne que ses bonnes performances économiques semblaient la mettre à l'abri des mouvements revendicatifs qui ont éclos un peu partout autour de la Méditerranée au cours des deux dernières années.
C'est précisément ce qui frappe aujourd'hui : que même un pays comme la Turquie, membre de l'OTAN (avec tous les enjeux stratégiques qui en découlent), qui s'imagine un destin commun avec l'Europe, et qui se trouve à ses frontières immédiates, puisse connaître des soubresauts dont l'issue ne peut bien sûr être devinée à ce stade, mais dont l'ampleur empêche qu'on les ignore.
Or, l'impréparation patente de l'Europe face à une telle situation souligne les limites des instruments actuels de sa politique extérieure, qu'il s'agisse de la politique de voisinage ou même d'un processus de pré-adhésion devenu de plus en plus incertain. Elle montre aussi, cruellement, comme si elle n'avait toujours pas tiré les leçons de l'expérience passée du Kosovo, que l'Union manquerait encore de moyens et d'outils concrets pour garantir une paix réelle à ses frontières, si les intérêts européens en venaient à être menacés en termes de sécurité, stricto sensu.
Sans jouer les Cassandre, ce qui se passe actuellement en Turquie devrait inciter l'Union européenne à renoncer à cet angélisme dont elle fait encore trop souvent preuve en matière de relations internationales. Dans un monde parcouru de tensions de toute nature, qui s'expriment dans des zones de plus en plus proches des frontières de l'Union, le moment semble aujourd'hui venu de plaider en faveur d'une véritable politique de sécurité et de défense, assortie d'un non moins véritable marché intérieur des industries de défense, porteur d'indépendance et d'emplois. Sur le fondement de ses compétences, la Commission européenne appelle de ses vœux la création d'un tel marché, depuis 1996. Certes, quelques avancées ont eu lieu depuis lors, dont la création de l'Agence européenne de la défense, ainsi que l'adoption du paquet défense en 2008, sous présidence française. Mais ces mesures demeurent insuffisantes, ne suscitent pas l'unanimité et ne reflètent en aucun cas l'ambition qui devrait être celle de l'Europe en la matière.
Les besoins existent, pourtant : l'achat récent de drones américains le prouve, qui souligne a contrario l'incapacité regrettable des Européens à s'entendre sur un modèle qui leur soit propre, les conduisant in fine à se doter d'un équipement qui au fond ne satisfait véritablement personne.
Ce cas de figure, parmi d'autres, justifie que le Président de la Commission a souhaité reprendre l'initiative en créant en 2011 une taskforce sur les industries et les marchés de défense, dont les travaux ont donné lieu à l'élaboration d'une communication qui sera adoptée fin juillet et qui jettera les bases des avancées à venir dans ce champ.
Alors que le salon du Bourget vient de souligner une nouvelle fois, s'il en était besoin, la vitalité et le succès de l'industrie aéronautique européenne, on se prend à rêver qu'un tel schéma se reproduise en matière d'industrie de défense. Mais faudra-t-il attendre que la menace extérieure se fasse plus forte et plus précise encore pour qu'enfin naisse un vrai marché intérieur? Car dans ce domaine comme dans d'autres, c'est bien parce que les Etats membres privilégient la préservation de leur pré carré que les choses ne tournent pas rond.
(Les opinions exprimées dans cet article le sont à titre personnel. Elles n'engagent que son auteur et ne représentent pas la position de l'Institution sur ces sujets.)