26.11.2014 Par Marie de Vergès, LeMonde.fr
Pour le visiteur néophyte, l’atelier ultra-sécurisé de l’entreprise Israel Aerospace Industries (IAI) pourrait parfois ressembler à une salle d’exposition pour avions modèles réduits. Dans ce hangar baigné d’une lumière crue, une délégation venue d’Asie déambule entre des engins à différents stades d’assemblage, dont les plus petits peuvent être soulevés à deux mains. Mais ces appareils à la silhouette futuriste n’ont guère à voir avec le monde ludique de l’aéromodélisme : nous sommes chez Malat, la division « avion sans pilote » d’IAI.
La compagnie étatique est l’un des champions de l’Etat hébreu en matière de défense. Et le point de passage obligé pour qui veut comprendre comment Israël s’est imposé premier exportateur mondial de drones, devant les Etats-Unis. Une prouesse que ce pays de 8 millions d’habitants, plus petit que la Lorraine, est en passe de rééditer en 2014 malgré une concurrence accrue.
« Le marché local est bien trop petit pour nous : plus de 90 % de nos produits sont vendus à l’export et nous comptons une cinquantaine de clients sur les cinq continents », énumère Jacques Chemla, directeur de la branche Malat, où il œuvre depuis le début des années 1980. Avec huit sortes de drones opérationnels au catalogue, l’entreprise développe une gamme d’une rare diversité. De l’engin électrique assez petit pour être transporté dans un sac à dos au drone MALE (moyenne altitude longue endurance) Heron TP dont l’envergure est proche de celle d’un Boeing 737, en passant par le kamikaze Harop, qui détruit sa cible en fondant sur elle comme un missile. Parmi les projets en développement, le Butterfly (« papillon »), 15 grammes seulement, équipé d’une caméra miniaturisée et conçu pour voler à l’intérieur d’un bâtiment…
Selon une étude du cabinet Frost & Sullivan publiée en 2013, l’industrie israélienne des drones a totalisé 4,6 milliards de dollars (3,7 milliards d’euros) d’exportations entre 2005 et 2012. Les Etats-Unis, premier producteur mais très orienté vers le marché intérieur, arrivent derrière avec moins de 3 milliards de dollars.
Rôle précurseur
La formule du succès ? Un mélange d’histoire et de géopolitique, relevé d’un goût prononcé pour l’innovation et d’un fort sens commercial. Dans le hangar d’IAI, fièrement accroché au plafond, un modèle Scout de la toute première génération d’appareils télécommandés rappelle le rôle précurseur joué par Israël dans cette industrie. Le programme a été lancé juste après le désastre de la guerre du Kippour, en 1973, qui avait vu l’armée de l’air subir des dégâts considérables faute d’informations fiables.« Le pays a été pionnier, car il a très vite dû mener des conflits asymétriques, estime ainsi Yaki Baranes, expert chez Frost & Sullivan. Et, compte tenu de sa petite taille qui lui interdit de disposer d’une armée très nombreuse, il a toujours mis l’accent sur la technologie. »
Au sein de l’armée de l’air, les drones assurent déjà plus de la moitié des missions. Une place prépondérante confirmée cet été lors de l’opération « Bordure protectrice » à Gaza, où ces robots volants ont été omniprésents. Une grande conférence réunissant hauts responsables de l’armée et de l’industrie de défense, mercredi 26 novembre, près de Tel-Aviv, prévoyait justement de se pencher sur « le rôle des systèmes sans pilote pendant l’offensive à Gaza ». Cette symbiose est dénoncée par les Palestiniens, qui accusent Israël de se servir de ces conflits comme d’un laboratoire pour tester ses armements.
La proximité avec Tsahal offre à l’industrie un autre avantage : celui du « système de la réserve », comme l’appelle le spécialiste Alon Unger, organisateur de l’UVID, la principale conférence israélienne consacrée au secteur. Au sein des groupes de défense, de nombreux ingénieurs sont aussi des réservistes régulièrement actifs dans l’armée. Cette double casquette permet « un retour sur expérience rapide de la façon dont la technologie est utilisée concrètement et peut être améliorée », explique M. Unger. Elbit Systems, grand concurrent privé d’IAI, coté au Nasdaq, n’hésite pas à faire figurer la mention « combat proven »(« ayant fait ses preuves au combat ») sur la notice de certains de ses produits phares. Le groupe de Haïfa, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, est le premier fournisseur de l’armée israélienne en drones tactiques avec son modèle Hermes 450, capable de rester dix-sept heures en vol.
Applications civiles
A en croire les professionnels du secteur, la géostratégie et le partenariat avec l’armée ne sont pas les seuls arguments commerciaux des fabricants.« Notre politique de coopération avec l’industrie des pays clients est un élément décisif pour comprendre notre réussite à l’export », assure M. Chemla, qui évoque « une approche typiquement israélienne ».
Dès la phase de conception, les drones sont pensés de façon modulaire et ouverte. Le client n’est pas contraint d’acquérir les applications développées par l’entreprise mais peut choisir d’installer lui-même les charges utiles et les options. Autrement dit, les caméras, viseurs-lasers et autres systèmes de communication qui donnent à l’appareil toute sa valeur. Telle fut l’approche privilégiée par la France pour ses quatre drones MALE Harfang, codéveloppés avec EADS à partir du Heron.
IAI et Elbit sont les deux géants d’un marché qui compte localement d’autres acteurs, plus petits mais non moins dynamiques. « Nous essayons de nous battre comme David contre Goliath, en étant créatifs et flexibles », fait valoir Dany Eshchar, vice-président du fabricant Aeronautics. Pour faire la différence, l’entreprise se positionne sur un segment à fort potentiel : celui des mini-drones. Elle compte déjà 35 clients dans le monde pour son petit modèle Orbiter. Aeronautics s’engouffre aussi dans le marché des applications civiles, « encore immature mais très prometteur », selon M. Eshchar. Certains de ses drones Dominator et Aerostar sont aujourd’hui utilisés pour de la surveillance agricole, d’autres pour aider à combattre les incendies.
Si celui-ci est toujours balbutiant faute de réglementations adaptées, le marché commercial est un débouché que n’ignore plus aucun producteur. Elbit a ainsi vendu au Brésil son nouveau modèle Hermes 900 pour effectuer des missions de surveillance et de sécurité lors de la Coupe du monde de football cet été.
Concurrence plus rude
Les groupes israéliens étudient toutes les stratégies, soucieux de conserver leur avantage à l’heure où la concurrence se fait plus rude. La décision de la France, mi-2013, de commander douze drones Reaper à l’américain General Atomics, au détriment du Heron TP qui devait être « francisé » par Dassault, a marqué les esprits. Le marché des avions sans pilote reste promis à une belle expansion : les dépenses qui lui sont consacrées devraient doubler en dix ans pour atteindre 11,6 milliards de dollars annuels, selon une étude du cabinet Teal publiée en 2013. Mais, de la Chine à la Russie, en passant par les Emirats arabes unis ou l’Inde, de plus en plus de pays veulent aujourd’hui leur part du gâteau.
Dans cette course, l’Etat hébreu conserve toutefois de sérieux atouts. Une combinaison d’expérience et d’inventivité qu’un détour par la jeune entreprise Tactical Robotics permet d’illustrer. Physique sec, regard bleu acier, le patron, Rafi Yoeli, est un vétéran du secteur. Ancien d’IAI, il a participé au premier programme Scout. « A l’époque, ce fut une véritable percée. L’engin que nous construisons aujourd’hui est une nouvelle révolution qui marquera un tournant dans la façon dont sont utilisés les drones », affirme-t-il sans ciller.
Trônant au milieu des locaux, l’AirMule, machine étrange aux airs de voiture volante, est le résultat de douze années de travail et de 37 brevets. Cet hélicoptère sans pilote, à décollage et atterrissage vertical, a l’étrange particularité d’avoir ses rotors intégrés à l’intérieur du fuselage. Objectif : pouvoir évacuer les blessés et ravitailler les troupes dans des zones de guerre où ne peut intervenir un hélicoptère traditionnel, rendu vulnérable par le rayon de ses pales. Mi-2015, l’appareil sera testé dans le désert du Néguev (Sud).
Rafi Yoeli table sur une première commande l’an prochain et évoque de nombreuses marques d’intérêt de l’étranger. « Au début, on nous prenait pour des fous, mais sans doute est-ce bon signe », s’amuse cet ingénieur aéronautique selon lequel la formule du succès à l’israélienne se résumerait ainsi : toujours penser « out of the box ». Hors des sentiers battus.