01.05.2013 F de St V / Mars Attaque
Le département de la Défense (DoD) pourrait dépenser jusqu’à 436 millions de $ (environ 330 millions €) sur les 2 prochaines années fiscales pour acheter de nouveaux chars lourds Abrams (à 7,5 millions de $ l’unité). Des chars que l’US Army ne veut pas.
« Si nous avions eu le choix, nous aurions utilisé cet argent différemment » a plusieurs fois déclaré le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Ray Odierno, au Congrès et dans la presse. Rien n’y a fait, les chars seront commandés et reçus. Comme en 2012, où 255 millions de $ avaient été dépensés pour 42 chars. Dingue, non ?
Du complexe militaro-industriel au complexe politico-industriel ?
Le 17 janvier 1961, à trois jours de la fin de son second mandat, le président des États-Unis Dwight David Eisenhower prononce un discours devenu depuis célèbre. Il y met en garde ses compatriotes contre « l’acquisition d’une influence injustifiée, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel ».
Le futur retraité rappelle néanmoins l’absolue nécessité du développement de cet attelage militaro-industriel pour que « la sécurité et la liberté puissent prospérer ensemble ». Un demi-siècle plus tard, le 15 décembre 2011, le sénateur John Mc Cain note au Congrès que le conseil de l’ancien président n’a pas été suivi et que le monstre froid a depuis bien évolué. L’ancien pilote de l’US Navy durant la guerre du Vietnam, actuel élu de l’Arizona, indique que ce système serait devenu un « military-industrial-congressional complex » relevant par cette formule la connexion de cet ensemble avec la branche législative du pouvoir politique américain. Une harmonie entre les trois branches du triangle Défense – Industrie – État pas toujours garantie.
Suite à l’absence d’accord au Congrès, les coupes automatiques (sequestration) affectent depuis le 1er mars le budget fédéral américain pour tenter de réduire le déficit public. Le DoD doit trouver 42 milliards de $ d’économies d’ici la fin du mois de septembre, en plus des 487 milliards de $ à économiser sur 10 ans, suite au Budget Control Act voté en août 2011. Le budget de la Défense américain part de si haut, me direz-vous… Et pourtant, à très court terme, le niveau opérationnel des unités non-déployés sur les théâtres prioritaires (Corée du Sud et Afghanistan) devrait être affecté par une baisse des crédits d’entraînement. De nombreux contractuels, ayant pour certains un rôle vital dans le soutien (maintenance, administration, renseignement, etc.) des opérations, devraient être mis au chômage partiel (« furlough »). Le lancement de programmes jugés indispensables devrait être rétardé, tandis que d’autres, jugés pourtant non prioritaires, seront lancés…
Fiscalement, le Congrès fait la pluie et le beau temps
L’achat d’Abrams non désiré n’est, pour une fois, pas de la faute des militaires, qui ont généralement tendance à demander toujours plus. Cette fois-ci, ils veulent dépenser autant de précieux dollars des contribuables américains, mais autrement. Or le Congrès est en embuscade et ne voit pas la chose de la même façon.
Via les 2 phases (plus ou moins distinctes) de l’autorisation d’un programme et de l’appropriation des fonds nécessaires, le Congrès a la haute main sur le budget fédéral (cf. cette étude de Maya Kandel / IRSEM). Par un truchement plus ou moins habile, il peut décider d’accorder des sommes à certains programmes et obliger à les lancer, bien qu’ils n’aient pas été proposés dans le budget prévisionnel d’un département ou d’une agence. Le pouvoir de contrainte est de facto largement supérieur à celui d’acceptation ou de refus d’une loi de finances annuel ou triennal soumise aux votes du Parlement français. Aux États-Unis, un programme, après avoir été débattu lors d’auditions au sein d’une commission (dans ce cas, celle des forces armées), est validé en session plénière, perdu au milieu d’un nombre important d’autres programmes dont l’immense majorité n’a pas retenu l’intérêt des votants.
Il n’est donc pas rare que des programmes désignés comme des « pets projects » (« projet de compagnie » ou programmes soutenus par un membre d’une commission car intéressant sa circonscription) passent discrètement. Manque de chance, celui des chars Abrams fait du bruit, et cela depuis plus de 2 ans.
Puisque l’US Army vous dit qu’elle n’en a pas besoin
La première variable prise en compte dans le lancement d’un programme est l’intérêt opérationnel. Le char Abrams (dans ses différentes versions) doté d’un canon de 120 mm est l’arme de la réassurance en cas de conflit majeur. Utilisé récemment en Irak lors des deux dernières guerres du Golfe et à quelques unités dans le sud de l’Afghanistan (par l’USMC), il est déployé notamment en Corée du Sud, fer de lance de 70 tonnes d’une dissuasion conventionnelle face à une possible agression de la Corée du Nord. Les 22 derniers chars américains de ce type ont quitté le continent européen le 18 mars 2013, laissant cet espace vide de chars américains pour la première fois depuis 69 ans.
Consommateur en carburant (alors que le prix du baril a explosé) et relativement peu engagés, l’US Army en conserve en nombre (plus de 8.000) mais en garde une majorité sous cocon (plus de 3.000 dans le désert en Californie), prêts à resservir. Aujourd’hui, avec le nombre et le type de brigades (d’infanterie, lourde ou Stryker) visés, l’US Army se satisfait de son parc de chars lourds en activité (de 3 ans de moyenne d’âge) et de sa composition (2/3 des 2.400 chars au standard M1A2SEPv2, le dernier). Elle conserve un certain nombre de chars d’une version ancienne (M1A1 : tableaux de bord non colorisés, électronique moins performantes, communications moins fiables, moindre protection, etc.), plus simples à utiliser pour des unités de la Garde nationale et de la Réserve, qui bénéficient de moins de jours d’entrainement. Sans oublier les quelques 400 chars (principalement au standard M1A1) du Corps des Marines.
Des intérêts supérieurs et/ou particuliers variables
Une autre variable est prise en compte dans la délivrance de crédits publics, avec encore plus d’acuité ces derniers temps : une certaine préférence nationale économique pour garantir un niveau d’emploi suffisant aux citoyens américains. En effet, la réduction des budgets de la Défense de 42 milliards de $ d’ici septembre 2013 pourrait conduire, selon des études commanditées par les acteurs industriels concernés, à la suppression d’un million d’emplois dans le secteur américain de la Défense. Ainsi, les élus du Congrès n’hésitent pas à défendre avec force les emplois de leurs circonscriptions qui pourraient être menacés si des industriels américains ne recevaient pas des fonds publics ou si des industriels non américains remportaient des contrats face à des acteurs américains. En effet, plus de 360 districts sur les 435 que compte le découpage électoral américain hébergent des industries de l’armement ou des sous-traitants directs de ces quelques géants de l’armement.
C’est l’axe majeur de la défense, et du lobbying à 11 millions de $ en 2012, sans compter les dons aux membres influents du Congrès, du maitre d’œuvre industriel concerné, General Dynamics. Ce consortium émarge à la 4ème ou 5ème place (selon les années) parmi les plus importantes entreprises du secteur de la défense américaine. Détenue par le gouvernement mais opérée par General Dynmacis (GOCO : governement owned, contractor operated), la chaine d’assemblage de Lima (« Lima Army Tank Plant » dans l’Ohio, dernière chaine de chars lours aux USA) de la filiale Land Systems est le 5ème employeur de la ville avec quelques 700 employés (contre 1.100, il y a encore 2 ans). Une fermeture de la chaine aurait des conséquences directes sur ces emplois, et indirectes sur la chaine de sous-traitants (environ 560, employant 18.000 personnes en 2011). C’est le cas, par exemple de Verhoff Machine and Welding (aussi dans l’Ohio) qui réalise notamment les sièges de ces chars, et dont les commandes sont déjà passées de 20 millions de $ en 2011 à 7 millions de $ en 2012. 25 employés ont du être licenciés.
Ainsi, les représentants (Républicains et Démocrates) des districts concernés, qu’ils soient ou non des adeptes de la réduction des dépenses publiques (« deficit hawks »), montent au créneau. C’est le cas principalement des républicains Jim Jordan et Rob Portman représentant le 4ème district de l’Ohio et du sénateur démocrate Sherrod Brown du 13ème district. Les 40 sous-traitants présents en Pennsylvanie ont aussi trouvés leur défenseur en la personne du sénateur Robert Casey, par exemple. En avril 2012, une lettre signée par 173 membres du Congrès avait été envoyée au secrétaire à la Défense d’alors, Leon Panetta. Le débat dépasse bien le bipartisme, tous unis pour défendre l’emploi américain.
Investissements publics et maintien des compétences
Troisième facteur, ces quelques 300 millions € doivent permettre pour General Dynamics de maintenir encore deux années des compétences industrielles. Pas tant celles des bureaux d’études (les plus critiques du fait de la haute valeur ajoutée d’ingénieurs aux compétences rares à retrouver), mais celles de l’outil de production (ouvriers qualifiés, qui, au chômage, n’hésiteront pas à aller voir ailleurs). Or, des crédits de R&D sont déjà alloués aux bureaux d’études de GD pour la réalisation de la nouvelle version du char Abrams qui doit être livrée à partir de 2017 et que l’US Army attend. Ces crédits d’études pourraient même être augmentés si ces 300 millions ne sevraient pas acheter des chars neufs.
Malgré les contrats à l’exportation encore à honorer (pour compléter les parcs en Égypte (1.000 chars, produits et assemblés en partie sur place), en Irak (140), au Koweit (218), en Arabie Saoudite (370), voir peut-être demain en Grèce), les chaines d’assemblage de Lima devront fermées sans de nouvelles commandes. En effet, le nombre de chars à produire ne permettra pas une rentabilité à court terme. Outils de « la diplomatie du char lourd made in USA » pour influencer les équilibres de puissance dans certaines régions du monde, les contrats de vente à l’export de ces Abrams ne suffisent pas à garantir une cadence minimale. Commandés, les 4 à 5 chars par mois destinés à l’US Army viendraient aider à remplir les chaines d’assemblage, en plus des 5 par mois pour l’Arabie Saoudite et des 4 pour Égypte. La production serait néanmoins bien loin du seuil maximal estimé à 70 unités par mois.
Aux difficultés présentés par l’industriel de réouvrir une chaine de production après 2017 suite aux pertes de compétences jugées irrémédiables, le général Odierno rétorque que 2,8 milliards de $ pourraient être économisés (ou en partie réattribués) sans commandes d’ici là de nouveaux chars lourds. En effet, la fermeture des chaines d’assemblage est estimée à seulement 600 millions de $ environ. Les fermer n’est pas sans conséquence notamment si de futurs clients, en nombre suffisant, se font connaître d’ici là et permettent de remplir le plan charge de l’industriel qui tiendrait jusqu’en 2017 via les contrats à l’exportation. Encore faut-il que ces contrats soient remportés. D’où l’agressivité actuellement de General Dynamics, et des industriels américains en général, sur les appels d’offres internationaux.
En guise de conclusion
Pour le secrétaire à la Défense Chuck Hagel, il est donc nécessaire de se battre pied à pied sur chacun des programmes jugés non indispensables ou trop couteux par les armées. Alors même que le DoD est à la recherche d’économies pour financer d’autres agrégats (pour reprendre un terme français) : Infrastructures, Petits équipements, Carburants, Activités opérationnelles, etc. En somme, tout ce qui permet, hors Programmes à effets majeurs ou PEM (les grands programmes), de s’entraîner et de disposer de forces opérationnelles, en plus d’être équipées. De garantir la cohérence et l’efficacité d’un système finalement.