Paris, le 25 octobre 2013 par Général de corps d'armée (2s) Dominique DELORT, Président de la Saint-Cyrienne
« La grande muette » n’est plus mais ils ne veulent pas le savoir ! Ou « Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre » ! Selon une croyance très répandue l’Armée est devenue « la grande muette » après 1962 et l’est restée. Rien n’est plus faux, du moins depuis la fin de la guerre froide, mais cela arrange trop de monde de le croire.
Ceux qui parlent très régulièrement de « la grande muette » sont les médias et ce fut encore le cas en août sur la chaine LCP dans une émission spécifique. Est-ce par laxisme, paresse intellectuelle ou idéologie, il est difficile d’être péremptoire tant le groupe des journalistes est hétérogène. En effet les journalistes « spécialisés » de la presse écrite ou parlée ont des connaissances extrêmement variables des problèmes de défense et de ceux de l’armée. Certains suivent consciencieusement ces sujets complexes d’autres surfent, quand l’actualité s’y prête, lors du début d’une opération extérieure, du 14 juillet ou lors de cérémonies à la mémoire de morts au combat.
Le lieu commun, véritable poncif, de « la grande muette » est seriné aux auditeurs, aux lecteurs et aux hommes politiques et ces derniers trouvent, sans doute, la définition confortable et pourquoi pas normale. Confortable parce que cela évite de faire trop attention aux avertissements mesurés, pondérés et répétés de tel ou tel très haut responsable militaire venu leur décrire une situation des forces armées préoccupante au regard de la situation générale et des ambitions affichées par la France. Il n’y a qu’à se reporter, par exemple, aux interventions du CEMAT, le général Bertrand Ract-Madoux, devant les commissions des assemblées ces derniers mois. Normale pensent-ils car le militaire est aux ordres du Président élu par la nation. Ce principe est - évidemment - admis mais attention de ne pas tout confondre, car c’est oublier le devoir de tout chef militaire de haut niveau de réfléchir, de débattre, de s’exprimer et de donner son appréciation aux autorités gouvernementales comme à la représentation nationale. Les chefs d’état-major n’ont pas manqué de le faire et notamment à l’occasion de l’élaboration du dernier Livre Blanc comme de la réforme en cours au ministère de la défense. Il ne pourra pas être dit qu’ils se sont tus devant la situation des armées.
Depuis deux ou trois ans quelques généraux ou colonels, très peu nombreux, sont interviewés, certains de leurs articles sont repris dans une partie presse nationale et leurs livres édités. Le plus connu en cette période est un ancien directeur de l’Ecole de Guerre et maintenant professeur à Sciences-Po, Vincent Desportes. C’est beaucoup mieux que rien bien sûr, mais c’est trop peu au risque de conforter ce mythe de « la grande muette » car ces officiers, y compris un ancien CEMA, Henri Bentegeat, sont loin d’être des cas isolés comme on voudrait le faire croire à l’opinion.
Que dire en effet des multiples dossiers et articles du groupe de réflexion du « G2S » de Jean-Marie Faugère, véritable « think tank » de 20 officiers généraux et qui a, en autres avantage, d’être composé de bénévoles et de réunir un groupe riche en expertises différentes. Les membres de ce groupe n’ont pour objectif que d’apporter leur contribution afin que les problèmes de défense soient mieux compris en particulier de ceux ayant des responsabilités publiques. Par leur formation, leur expérience, les responsabilités qu’ils ont exercées, ils sont plus fondés à s’exprimer que bien des civils appelés par les médias à répondre sur un sujet militaire. Pour parler médecine rien de tel qu’un médecin, pour discourir de philosophie rien de tel qu’un philosophe etc. ! Que dire des nombreux officiers, d’active ou non, qui écrivent des ouvrages qui sont autant d’études, de témoignages ou de réflexions d’une grande richesse. Encore faut-il faire l’effort de lire, de s’intéresser aux problèmes militaires ! Quel dommage que les journalistes-défense invités à la remise de prix littéraires les boudent... Que dire des nombreuses associations, en commençant par la Saint-Cyrienne, qui font connaître des points de vue, ouvrent des tribunes libres et soutiennent des débats ou des colloques. Ces associations ne sont pas des syndicats c’est peut être pour cela qu’on leur colle un bâillon virtuel. Pourtant il suffit de lire, notre revue en particulier le Casoar, pour être persuadé que « la grande muette » est bien morte. Mais ce serait rompre avec une des idées du « politiquement correct » dont souffre notre pays.
Il ne peut pas être dit qu’il existe « un trou noir » de l’expression chez les militaires. Il est facile de savoir que le moral n’est pas bon, il est facile de savoir que les inquiétudes sont grandes concernant l’outil de défense et la réforme en cours au ministère de la défense, comme il est facile de savoir que l’opération au Mali est vue comme un succès, de la décision à l’exécution. A ceux dont le métier est d’être le lien entre l’actualité et les Français je recommande plus d’attention et plus d’ouverture car décidément et définitivement « la grande muette » est bien morte ! Ce sera rendre aussi service aux hommes politiques contraints à mieux entendre ce qui leur est dit ou proposé de lire dans et hors de l’hémicycle. Le devoir de réserve, souvent mis en avant, ne touche avant tout que la sécurité de la France et celle des forces armées ainsi que le respect des institutions de notre pays.
A défaut d’être suffisamment entendus il appartient aux plus hauts responsables militaires d’élever raisonnablement la voix quitte, en leur âme et conscience, à choisir de partir car l’enjeu est grand. Nous sommes nombreux à ne pas baisser la garde, par devoir, car dans la cacophonie générale ou tous les sujets s’entrechoquent sans ordre d’importance ni mise en perspective c’est bien de la défense de la France dont il s’agit. Considérez les militaires pour ce qu’ils sont, des professionnels d’un art difficile, celui de la guerre.
Ne soyez pas sourds car nous ne sommes pas muets !