18.05.2012 Le Monde.fr
Les 19 et 20 novembre 2010, l'OTAN adoptait lors d'un sommet à Lisbonne un nouveau concept stratégique définissant les menaces pesant sur ses Etats membres, les crises et les tendances des relations internationales et les moyens pour y faire face. C'est la feuille de route de l'Alliance pour les dix années à venir, et qui reconfirme que l'engagement pris de se défendre mutuellement contre toute attaque reste le socle de la sécurité euro-atlantique. Le chercheur en géopolitique Jean-Sylvestre Mongrenier analyse la pertinence du concept stratégique de l'OTAN un an et demi après son adoption.
Les menaces sur les voies énergétiques et maritimes sont prises en compte dans le concept comme un élément majeur des relations internationales. Comment l'OTAN y fait face ?
Dans les années qui ont précédé le sommet de Lisbonne, le thème de la "sécurité énergétique" s'est imposé en raison de l'utilisation répétée des exportations de pétrole et de gaz russes comme moyens de pression sur des pays centre et est-européens, pays consommateurs d'hydrocarbures russes et/ou territoires de transit vers les marchés ouest-européens. A Moscou, ces Etats sont considérés comme relevant de l'"étranger proche". De ce fait, l'exécutif polonais a même évoqué un temps la possibilité d'une "OTAN de l'énergie" ; il s'agissait d'une réaction au manque de substance de la politique énergétique commune de l'UE. Au plan mondial, les développements de la piraterie au large de la Somalie et dans le golfe d'Aden ont aussi posé la question de la sécurité des voies maritimes : l'opération menée sous le drapeau de l'UE (mission EUNAVFOR Atalanta) dans la zone est complétée par une opération de l'OTAN (mission Ocean Shield). Il est notoire que cette piraterie a eu un impact non négligeable sur les coûts du passage par le canal de Suez et le détroit de Bab-El-Mandeb.
A Lisbonne, la thématique par trop générale de la "sécurité énergétique" - trop générale car elle inclut la sécurité des infrastructures qui dépend de la responsabilité des autorités nationales - a débouché sur le projet d'une contribution interalliée plus ample à la sécurité des voies de communication et de transport. En la matière, l'opération Active Endeavour que l'OTAN mène en Méditerranée - une opération décidée en octobre 2001, sous article 5, pour lutter contrer les trafics illicites et le terrorisme -, constituait déjà un pas dans cette direction. Ces derniers mois, les très fortes tensions autour du détroit d'Ormuz, une zone géostratégique par laquelle transitent environ 30 % des exportations mondiales de pétrole, ont aussi mis en évidence l'importance de ces enjeux. Très fortement importateurs de pétrole et de gaz, les alliés européens ne sauraient se désintéresser de ces zones géostratégiques. Plus largement, le Commandement suprême de la transformation (ACT) - ce commandement de niveau stratégique est sis à Norfolk et il est dirigé par un Français, le général Stéphane Abrial - travaille sur les "Global commons". L'expression désignant les espaces maritimes, aériens, spatiaux et cybernétiques dans lesquels toute atteinte au libre accès et à la libre circulation auraient un impact considérable sur la mise en œuvre des moyens militaires ainsi que la sécurité et la prospérité des sociétés occidentales. Le thème des cyberattaques nous a précédemment mené à insister sur l'importance de ces enjeux.
Le concept de l'OTAN indique que "nous alimenterons les budgets de défense aux niveaux nécessaires pour que nos armées aient des moyens suffisants". N'est-ce pas un vœu pieux et qui ne s'est pas du tout traduit dans la réalité ?
On sait que depuis la fin de la guerre froide, les pays européens ont très largement réduit leurs dépenses militaires. Un ancien premier ministre français avait alors parlé des "dividendes de la paix" mais on ne voit pas les effets bénéfiques pour la croissance économique. La valeur relative des dépenses militaires est passée de 3 ou 4 points de PIB à 1,5 point, voire moins dans bien des cas. Lors du sommet de Washington, en 1999, l'OTAN a lancé une "initiative de défense conventionnelle" (IDC) et préconisé le maintien des dépenses militaires à 2 points de PIB. A Prague, en 2002, un "engagement capacitaire" (PCC) a ensuite été adopté, et ce dans la même optique. Sans impact sur l'évolution des dépenses militaires, il faut bien le dire, les comportements de "passager clandestin" se diffusant en Europe. Désormais, la situation est encore aggravée par la crise économique, les gouvernements considérant les dépenses militaires - sans grand retour sur le marché électoral - comme une variable d'ajustement budgétaire.
Ce désarmement unilatéral de l'Europe, dans un monde menacé d'une possible convergence de lignes dramaturgiques, est rien moins qu'inquiétant. D'ores et déjà, il hypothèque l'interopérabilité militaire à l'intérieur de l'OTAN et la capacité interalliée à mener des opérations de guerre sans un fort appui américain. A cet égard, le conflit libyen a mis en évidence les lacunes dont souffrent les armées européennes. Cela rend d'autant plus improbable une "Europe de la défense", l'UE ne pouvant compter sur l'appui des moyens militaires américains pour pallier les lacunes de ses Etats membres dans le cadre d'une opération menée à l'extérieur de l'OTAN. Enfin, ce désarmement de fait et le désintérêt croissant des pays européens pour la défense - l'état de paix étant considéré comme donné - devraient soulever un questionnement en termes de philosophie politique. Les Welfare States ont dévoré les Warfare States et il faudrait se demander si les Etats-providences européens, par ailleurs profondément mis à mal par la stagnation économique et les évolutions démographiques, constituent encore des entités politiques, au sens fort du terme. Cette réflexion philosophico-politique nous conduirait bien au-delà de l'OTAN mais il faudra bien la mener.
En matière de gestion de crise, l'OTAN appelée à mieux gérer l'après-conflit. Or c'est plutôt une spécificité de l'Union européenne et une faiblesse de l'OTAN. L'organisation a-t-elle commencé à rattraper son retard en la matière ?
L'UE et certains de ses Etats membres ont volontiers mis en avant leurs moyens civils comme avantage comparatif vis-à-vis de l'OTAN et comme outil de "Soft Power"dans la compétition planétaire. De fait, l'engagement de l'UE dans les "Balkans occidentaux", c'est à dire le Sud-Est européen, est d'une grande importance pour le devenir de cette région appelée à rejoindre les instances euro-atlantiques. Il faut cependant conserver à l'esprit que ces interventions de l'UE ont été lancées après celles menées dans le cadre de l'OTAN et sous la direction des Etats-Unis, lors de la phase armée des conflits géopolitiques régionaux. Avec le recul et à l'épreuve des faits, le maniement des théories du Soft Power se révèle être la rationalisation d'une certaine impuissance européenne.
Dans le cadre de l'OTAN, c'est l'engagement en Afghanistan qui a conduit à développer une approche globale, c'est-à-dire civilo-militaire et intégrée. L'enjeu est de contrôler dans la durée le terrain conquis par les armes, et ce au moyen d'investissements civils et de projets de reconstruction. Le Concept stratégique met en avant la "sécurité coopérative" qui a l'ambition de conjuguer "approche globale" et "partenariats" avec diverses organisations internationales dont l'ONU. A ces fins, une "structure civile de gestion de crise, appropriée mais modeste" est prévue. Cela ne va pas sans effets de concurrence entre la "technostructure" de l'UE et celle de l'OTAN mais il faut rappeler que ces deux organisations sont très largement composées des mêmes Etats membres et il s'agit d'allouer au mieux les ressources de ces Etats. Au final, la question-clé est de savoir quel est l'ordre de grandeur adéquat et le niveau politique pertinent pour relever les défis internationaux : le cadre strictement européen de l'UE ou le cadre euro-atlantique délimité par les contours de l'OTAN ?
Première et troisième parties de l'entretien
Lire le texte du Concept de l'OTAN
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut français de géopolitique (Paris-VIII), chercheur associé à l'Institut Thomas-More.