02.04.2012 Le Monde.fr
Paulus Malus : Quels sont les grands défis stratégiques ?
Michel Foucher : La question porte sur les grands défis stratégiques pour la France qui ne sont pas nécessairement ceux d'autres puissances ou même de ses grands alliés. Par exemple, faut-il considérer que le défi iranien mérite d'être classé au premier rang des priorités, comme cela semble être le cas pour justifier un effort particulier en matière de défense antimissile en Europe ?
Cet exemple indique simplement la nécessité pour un Etat, et donc son prochain gouvernement, d'évaluer ses propres défis stratégiques. Au-delà des éléments classiques (prolifération, sortie des crises), la crise financière et économique qui a commencé en 2008 a manifesté le poids des marchés financiers sur les décisions politiques des Etats, même démocratiques. Il y a incontestablement un défi de souveraineté qui est posé aujourd'hui à un pays comme la France. Nous sommes dans une situation assez nouvelle où les facteurs extérieurs d'ordre économique pèsent sur la conduite des affaires et où les questions stratégiques, au sens propre, semblent aujourd'hui secondaires.
Valmy : Est-ce à la France d'être en première ligne dans l'affaire du nucléaire iranien, alors que Téhéran estime que ce sont les Etats-Unis qui sont leurs principaux interlocuteurs ? Qu'est-ce que la France a à gagner à demeurer en pole position des Etats hostiles à l'Iran ?
Michel Foucher : Je crois que la question est parfaitement justifiée. La politique d'Obama de la main tendue est certainement la bonne, même si elle n'a pas porté ses fruits. Entre Washington et Téhéran, il y a deux spécificités. D'une part, l'absence de relations diplomatiques directes depuis plus de trente ans alors qu'une partie éclairée de la société iranienne reste fascinée par les Etats-Unis. La force politique iranienne qui saurait renouer avec Washington l'emporterait durablement.
D'autre part, le programme nucléaire militaire iranien est jugé à Washington moins menaçant qu'à Jérusalem. Les lignes rouges ne sont pas exactement les mêmes. La France se situe actuellement plus près de la ligne israélienne que de la ligne américaine. L'un des défis stratégiques les plus graves est celui des risques de prolifération régionale (Turquie, Arabie saoudite). Ceci justifie la permanence d'un engagement diplomatique français et européen.
Mr. K : Pouvez-vous détailler la position de la France sur le bouclier antimissiles en Europe ?
Michel Foucher : Ce projet de DAMB a été discuté au sommet de l'OTAN à Lisbonne et Paris a marqué ses réserves par rapport à notre posture de dissuasion. La France semble intéressée par certains éléments de ce dispositif, notamment l'alerte avancée (radar), mais s'inquiète des coûts considérables des "effecteurs" (missiles antimissiles) et d'un système de commandement contrôle exclusivement américain. C'est un sujet qui fâche Moscou et qui crée une divergence avec notre partenaire allemand. Il sera abordé de nouveau lors du sommet de l'OTAN, à Chicago (21-22 mai 2012). Il appartiendra au président français élu de prendre position sur ce sujet.
Menard : Est-il dangereux pour la France, comme le préconise François Hollande, de baisser le budget de la défense alors que la plupart des pays l'ont augmenté ?
Michel Foucher : Je n'ai pas compris que le candidat socialiste avait cette intention.
Il a, au contraire, indiqué lors de son discours sur le sujet que le contexte international n'allait pas dans le sens d'un désarmement et qu'il convenait de préserver l'outil de défense, y compris dans sa dimension industrielle.
Il y a incontestablement un paradoxe européen, déjà souligné dans plusieurs articles du journal Le Monde, d'une tendance au désarmement structurel, alors que les acteurs émergents sont dans une période de fort investissement de défense, à la fois dans une logique de rattrapage (Russie, Chine) et dans une ambition de se doter des attributs de la souveraineté (Brésil, Inde).
Nicolas : Face à la montée du programme militaire chinois, de la progression du sentiment anti-OTAN en Russie ou même de la mise en place des programmes de défense indiens, ou encore brésiliens, la France, à l'image du Royaume-Uni, ne risque-t-elle pas de perdre sa place à l'international ?
Michel Foucher : Avant de répondre à la question centrale, il est important de bien apprécier ces différents programmes. La Russie n'a rien fait en matière de modernisation de ses forces armées dans les quinze dernières années et elle entre dans une période de rattrapage. L'OTAN n'est pas exactement perçue comme une menace mais comme une source de tension, en raison du programme DANB et de ses ambitions globales (Asie, Pacifique).
La Chine est également en période de rattrapage avec une ambition stratégique plus ciblée, qui est celle de la reconquête de sa maîtrise du Pacifique occidental. L'Inde répond à la course aux armements chinoise. Le Brésil n'a pas d'adversaire stratégique mais est dans une logique de montée en puissance (Atlantique sud).
Certains de ces Etats sont des démocraties et des partenaires industriels possibles pour la France. Il se peut que les Européens cultivent une vision pacifique de l'évolution des rapports internationaux qui les conduisent à un certain angélisme pacifique.
Au départ, pour de bonnes raisons, puisque la construction européenne se nourrit du refus de l'emploi de la force. Il y a donc un risque réel de rétrécissement stratégique. La réponse n'est probablement pas d'ordre militaire, mais dans notre capacité à mettre en place des dialogues stratégiques, qui introduiraient plus de transparence sur les intentions des uns et des autres. Il faut que notre diplomatie s'adapte à ce que j'appelle ce nouveau polycentrisme.
Alfred : Est-ce que, finalement, la France ne peut pas aller au-delà d'un certain cercle géographique (espace euroméditerranéen, de la Libye au Caucase) pour exprimer son influence et relever les défis stratégiques ?
Michel Foucher : C'est une excellente question. Et il serait souhaitable que la réponse ne soit pas dictée par les seules contraintes budgétaires. La France reste un acteur régional puissant et il est vrai que les premiers défis de stabilité de sécurité se localisent dans son voisinage. Disons entre trois et six heures de vol de Paris. Il y a là une concentration unique au monde de problèmes où tout se mêle : développement, démocratie, droits de l'homme, énergie, rapport entre les religions et l'Etat, fracture de niveau de vie, etc.
Donc, nous n'avons pas le choix de notre géographie. Mais certaines évolutions, au-delà de ces cercles de proximité, peuvent nous affecter tout autant. Je pense au Golfe persique, à l'Asie du Sud-Est, à la stratégie chinoise, et là, nous sommes absents sauf par la diplomatie. Le prochain livre blanc de la défense et de la sécurité nationale devra trancher sur ce point. Il conviendrait également de mobiliser le levier européen pour trouver, en quelque sorte, une allonge dans nos relations avec les grands acteurs plus lointains.
Quai : Ce que vous venez d'expliquer ne revient-il pas à une approche défensive de la sécurité et de la diplomatie ?
Michel Foucher : Elle pourrait être fondée sur une écoute et un accompagnement plutôt que sur la volonté d'exporter nos modèles. Là aussi, je pense que pour la France, il est indispensable de mobiliser le levier européen.
Orsay: Que pensez-vous du débat à gauche comme à droite entre les néoconservateurs (UMP et PS) et les gaullo-mitterrandiens (PS-UMP) ?
Michel Foucher : C'est un débat important, réel. La ligne suivie depuis au moins huit ans est une ligne que j'appellerai à la suite de Marcel Gauchet, une ligne de banalisation occidentale. Qui ne se limite pas à l'atlantisme et à la revendication d'appartenance à une famille. Les nouvelles générations, en France, restent très attirées par le modèle américain, et les militants du Parti socialiste ne me semblent pas y échapper.
Une posture néogaulliste aurait comme ingrédients : le réalisme dans l'analyse des rapports de forces et dans la définition de nos atouts et une capacité à produire des idées (dans les cercles internationaux, G8, G20, ONU, Unesco, etc.) qui intéressent les autres. La France est perçue dans toutes les enquêtes internationales comme un des rares pays ayant une influence positive sur les affaires du monde. Et dans cette mondialisation qui ne se limite pas au commerce, qui est l'occasion d'un échange intense de signes et de singularités culturelles, l'image de la France est très attractive.
Les corrélats associés en Chine au mot France et au mot Europe sont : beauté, culture, droit. Ceci fait l'objet d'enquête dans un programme européen sur les perceptions extérieures (Euro Broad Map).
Quentin : Quel rôle la France peut-elle encore espérer jouer dans la construction européenne ?
Michel Foucher : C'est une bonne question. La réponse n'est pas dans la définition d'un rôle, il s'agit d'être acteur. Là aussi, avec des idées, des initiatives pour essayer de sortir de ces crises accumulées où l'élément psychologique est tout à fait fondamental, ce qu'on appelle la confiance.
L'Union européenne reste la première économie du monde en valeur et le premier marché du monde, mais il y a un doute qui s'est de nouveau installé, faute sans doute de porter un nouveau projet politique, comme ce fut le cas après 1989-1991 avec l'élargissement et la réforme des institutions.
Les défis de la mondialisation économique favorisent les réactions en ordre dispersé. Chacun pour soi. Le déficit de discours publics et des politiques sur le sens du projet européen ne favorise pas le sentiment d'appartenance des Européens à une communauté géopolitique qui les dépasse.
Bertrand : Quelle peut être la position future de la France dans l'affaire syrienne ?
Michel Foucher : La France doit poursuivre ses efforts en utilisant tous les leviers possibles (sanctions, pressions, plus tard justice internationale, défections, etc.) tout en sachant que ce régime minoritaire dispose encore d'alliés à l'intérieur, notamment avec d'autres minorités et une partie de la population sunnite. Nous sommes dans une situation très différente de celle de la Libye. Je crois qu'un effort s'impose maintenant pour mieux connaître les rapports de force à l'intérieur de ce pays.
Diplomatie : La France a-t-elle renoncé à sa politique arabe, propre à de Gaulle et reconduite par Mitterrand et Chirac ? Croyez-vous au succès de Nicolas Sarkozy dans sa volonté de régler le conflit israélo-palestinien dans l'année qui suivrait sa réélection en mai ?
Michel Foucher : Nous avons, tant en Europe qu'aux Etats-Unis, peu de prises sur les décisions des gouvernements israéliens successifs. La question israélo-palestinienne a sans doute été, dans le passé, celle qui consommait le plus de temps dans l'agenda des ministres des affaires étrangères.
Seul un gouvernement américain dégagé d'obligations électorales, pourrait exercer les pressions pour un règlement, mais la divergence partielle d'intérêts entre Washington et Jérusalem est un sujet presque tabou aux Etats-Unis. Donc je suis devenu assez pessimiste sur notre capacité d'action, notre capacité à peser véritablement sur des éléments d'un règlement. Après avoir longtemps pensé que c'était accessible.