Par le général d'armée (2S) Henri Bentégeat, ancien chef d'état-major des armées
(article paru dans le Figaro le 14/09/2013)
Afghanistan, Libye, Mali, Syrie peut-être demain, nos armées volent d’un engagement à un autre, heureuses et fières de servir, oubliant, dans l’ardeur des opérations, les perspectives moroses de la loi de programmation militaire ; ignorant surtout la révolution silencieuse qui bouleverse l’organisation du ministère de la défense et pourrait, si l’on n’y prend garde, ébranler les fondements de l’institution militaire.
La place et le rôle des chefs militaires au sein de ce qui fut longtemps le ministère des armées ont été parfois contestés au cours des dernières décennies. La haute fonction publique, soutenue par les cabinets et le contrôle général des armées, a toujours lorgné vers les postes de responsabilité de ce ministère atypique. Le général Lagarde, il y a 30 ans déjà, disait aux stagiaires de l’Ecole de Guerre : « on aurait tort de n’y voir qu’un conflit d’intérêts corporatistes. Ce sont deux visions qui s’affrontent : d’un coté, le notre, la subordination de toutes les activités à la préparation opérationnelle, de l’autre, celui des civils, le primat de la gestion budgétaire. Cette dernière approche peut séduire, car elle est plus perméable aux pressions politiques… ». Nous n’en crûmes pas un mot. Nous avions tort.
La relève des généraux par des hauts-fonctionnaires à la tête d’institutions, comme le SGDN ou la DGSE, aurait pu nous alerter, mais le caractère interministériel de ces postes pouvait expliquer le changement de portage. Surtout, en parallèle, le développement de l’interarmisation recentrait les armées et le ministère sur leur raison d’être, la préparation et la conduite des opérations. La guerre du Golfe avait montré l’urgente nécessité de dépasser les intérêts particuliers de chaque armée (Terre, Marine et Air ) en les subordonnant aux impératifs des opérations interarmées. Et, depuis vingt ans, nos engagements incessants dans les Balkans, en Afrique, au Moyen-Orient et en Afghanistan avaient progressivement donné une place centrale, au sein du ministère, au chef d’état-major des armées.
Consacrée par les décrets de 2005 et 2009, cette évolution stabilisait et consolidait la charnière politico-militaire en donnant au CEMA les moyens d’exercer son rôle de conseiller militaire du gouvernement. Certains s’en étaient inquiétés, craignant que le ministre de la défense peine à imposer son autorité à un « proconsul » trop puissant. C’était ignorer le poids incontournable, au sein du ministère, du Délégué général pour l’armement, assis sur son socle industriel et social, et du Secrétaire général pour l’administration, détenteur des leviers de la finance et de la gestion.
La défiance de principe à l’égard du loyalisme des officiers est non seulement infondée mais surtout incompréhensible pour des générations de militaires élevées dans le culte de l’obéissance républicaine. A une époque tristement marquée par l’affaire Dreyfus et l’affaire des fiches, Jaurès avait fait litière de ces accusations en démontrant la constance de la soumission des chefs militaires aux responsables politiques.
Aussi les vraies raisons qui conduisent aujourd’hui à retirer au chef d’état-major des armées une part importante de ses responsabilités pour les confier à des fonctionnaires civils se résument-elles dans une formule lapidaire : « il faut recentrer les militaires sur leur cœur de métier ». En clair, les généraux ou amiraux seraient des techniciens du combat, peu aptes à gérer des hommes, des finances, des relations internationales, voire des services logistiques.
Cette vision réductrice de la fonction militaire va à l’encontre de traditions millénaires qui exaltaient les rôles de stratège, d’administrateur ou de logisticien comme autant de facettes indispensables au bon exercice du métier des armes. Elle est surtout antinomique des exigences des conflits modernes où l’intelligence de situation, à tous les échelons, requiert une vision large, bien au-delà de la maitrise technique des armes, où le dialogue international est la règle, où l’administration d’un secteur, le contact avec la population et la manœuvre logistique sont des facteurs essentiels du succès.
L’évolution sémantique est révélatrice des changements de mentalité. Venues d’Europe du nord où le refus de la guerre et la foi absolue dans le « soft-power » ont marginalisé les armées, certaines expressions, ignorées dans le monde anglo-saxon, se sont imposées progressivement en France. « L’outil militaire » ou « l’expert militaire » renvoient à une vision technicienne du métier des armes. La tentation d’y recourir est d’autant plus grande que la haute technologie est présente partout sur les théâtres d’opérations. On en vient à oublier que ce sont des hommes et des femmes qui conçoivent et conduisent ces opérations, qui endurent et qui souffrent et qui risquent leur vie ou leur intégrité physique pour protéger leurs concitoyens.
La prudence et la réversibilité s’imposent donc dans la mise en œuvre de réformes qui peuvent affecter profondément l’exercice futur du métier des armes. Dans un système où les chefs militaires n’auraient plus la capacité d’influer sur les choix majeurs des responsables politiques, on prendrait le risque d’une triple évolution, souvent constatée dans les pays européens où les militaires sont tenus en suspicion : syndicalisation, politisation des élites et découragement des meilleurs.
Dans l’univers aseptisé des officiers « recentrés sur leur cœur de métier », on ne rencontre, bien sûr, ni Napoléon, ni De Gaulle, mais c’est aussi Foch, Lyautey, Leclerc ou De Lattre à qui on ferme la porte.