01-09-2014 Par Vincent Lamigeon – Challenges.fr
Seul pays européen dont le budget militaire augmente tous les ans, la Pologne est un champ de bataille majeur pour l'industrie française. Airbus, Thales, DCNS sortent l'artillerie lourde face aux Américains.
Ils sont venus, ils sont tous là. Géants américains de la défense (Sikorsky, Raytheon), champions européens de l’armement (Airbus Helicopters,Airbus Defence and Space, Thales, MBDA, DCNS, Nexter...), tous ont bravé l'épais brouillard matinal de Kielce, morne bourgade à l'architecture soviétique à 200km au sud de Varsovie, pour participer au salon MSPO (1er au 4 septembre), le grand raout polonais de l’armement. Même le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian a fait le déplacement pour soutenir des industriels français, pour une édition 2014 dont la France est l'invitée d'honneur.
La Pologne, nouvelle place forte de la défense européenne ? On pourrait appeler cela l'«effet Donald Tusk». Dans une Europe qui ne cesse de réduire ses dépenses militaires, le premier ministre polonais, futur président du conseil européen, a fait le choix inverse. Fort d'un bilan économique solide - la Pologne est le seul pays européen à avoir échappé à la récession de 2009, Tusk augmente le budget militaire tous les ans (7,7 milliards d’euros en 2013, en croissance de 2%), et a même lancé un plan de modernisation des forces armées de 33,6 milliards d’euros d'ici à 2022. Un chiffre énorme qui interpelle : certains spécialistes assurent que des choix devront être faits dans les équipements commandés.
Soutenu par Jean-Yves Le Drian, qui a rencontré Donald Tusk le 31 août, le camp français mène en tout cas la bataille sur tous les fronts. Airbus Helicopters est opposé à l’américain Sikorsky et à l’italien AgustaWestland pour un contrat de 70 hélicoptères lourds estimé à 3 milliards d’euros, et devrait aussi participer à un appel d’offres pour 32 hélicoptères d’attaque. Le groupe naval DCNS, opposé à l'allemand TKMS, espère placer trois sous-marins Scorpène. Le consortium Eurosam (MBDA-Thales) vise, lui, un énorme contrat de défense anti-missiles, pour lequel il est en finale face à l'américain Raytheon, favori avec ses missiles Patriot. "C'est le projet le plus important de défense aérienne en Europe", souligne le PDG de MBDA, Antoine Bouvier.
Un assemblage local pour Airbus Helicopters
Les champions français ont-ils une chance dans ce pays connu pour son atlantisme, qui avait préféré les F-16 américains aux Mirage 2000-5 français ? A voir. La Pologne boude l'armement français depuis quelques années, avec moins de 55 millions d'euros de commandes de 2007 à 2011, soit une demi-Rafale à peine. Challengers, les groupes français mettent l'accent sur le retour industriel sur le sol polonais en cas de victoire. "Il est temps de voir la Pologne rejoindre les quatre pays «domestiques» d'Airbus Group [les quatre fondateurs, France, Allemagne, Espagne, Royaume-Uni] en termes d'implantations industrielles", martèle ainsi Guillaume Faury, le patron d'Airbus Helicopters. En cas de victoire, l'hélicoptériste installerait ainsi les lignes d'assemblage des Caracal et Tigre commandés par Varsovie. "Ces appels d'offres peuvent être un catalyseur pour accélérer notre déploiement en Pologne, même si nous investirons de toute façon", pointe Marwan Lahoud, numéro deux d'Airbus Group.
Même stratégie pour Turbomeca, le fabricant des moteurs des appareils. "Nous voulons que la Pologne devienne un véritable hub, avec la production des moteurs, d'équipements de puissance et d'optronique", assure Olivier Andriès, le PDG de la filiale de Safran, qui évoque une extension de l'usine polonaise du groupe (Hispano-Suiza) et un possible nouvel investissement industriel dans les boîtes de transmission, via une coentreprise avec le britannique Rolls-Royce.
La crise ukrainienne change la donne
Le problème, c'est que la concurrence part avec un temps d'avance en termes d'implantation locale. L'hélicoptériste américain Sikorsky avait racheté dès 2007 le groupe local PZL Mieliec, qui produit depuis la version export du légendaire Black Hawk, le S-70i. UTC, la maison-mère de Sikorsky, affiche une présence impressionnante dans le pays, avec 10.000 salariés sur place. Quant à l'italien AgustaWestland, il avait mis la main en 2010 sur un autre champion local, le fabricant polonais d'hélicoptères PZL-Swidnik, et s'appuie sur 3.500 salariés, quand Airbus Helicopters part quasiment de zéro. "Cela peut être un argument : les concurrents ne feraient qu'utiliser leur présence locale, nous serions les seuls à vraiment embaucher et installer des usines" , assure-t-on côté français.
Si Jean-Yves Le Drian a réussi à instaurer une relation de confiance avec son homologue Thomasz Siemoniak, le contexte diplomatique n'est pas idéal : "Les Polonais ont une vraie envie d'Europe, ils étaient prêts à faire un grand pas, mais avec la crise ukrainienne, la tentation est grande de se mettre sous le parapluie américain", assure un industriel français. "Il est probable que les Polonais répartiront le gâteau entre les groupes américains et européens, avance Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’Iris. Mais la part européenne peut aussi aller aux Italiens ou aux Allemands... »
"La question du Mistral pollue les négos"
Car la France part avec un véritable boulet au pied : le maintien des livraisons des deux porte-hélicoptères de type Mistral à la Russie, qui irrite passablement Varsovie. Certes, le ministre de la défense polonais Thomasz Siemoniak, un des successseurs possibles de Donald Tusk, a assuré ce matin qu'il n'y a "pas de lien" entre cette question diplomatique et les appels d'offres en cours, qui seront "examinés du point de vue de l'offre industrielle et technologique".
Jean-Yves Le Drian assure aussi que la décision définitive de livrer ou non les Mistral ne sera pas prise avant novembre, et qu'elle dépendra du nouveau paquet de sanctions contre la Russie en cours de définition au niveau européen. Mais le contexte n'est clairement pas idéal. "La question du Mistral pollue les négociations", reconnaît un industriel. L'eldorado polonais va devoir se gagner avec les dents.