10/07/2014 par Bernard Bajolet – Léon Blum 1975 – directeur général de la sécurité extérieure
Les bouleversements géopolitiques survenus depuis la fin de la Guerre froide ont conduit les Etats à repenser la place des services de renseignement dans nos sociétés. En France, plus qu’ailleurs peut-être, alors que les services étaient jusqu’alors déconsidérés et marginalisés, à partir de 2001, une série de décisions gouvernementales courageuses et la conduite d’une politique constante et clairvoyante dans le domaine du renseignement, ont amené nos autorités à recentrer progressivement les services de renseignement dans l’appareil d’Etat et à faire d’eux un instrument essentiel du processus décisionnel de politique étrangère et de sécurité nationale. Les services sont aujourd’hui des outils pertinents, efficaces et écoutés, ils contribuent pleinement à assurer la sécurité des Français et à protéger les intérêts de notre pays.
Par ce processus, au sein de l’Etat comme de l’opinion publique, la Direction générale de la sécurité extérieure, qui a la responsabilité du renseignement extérieur, a notamment gagné en confiance, en légitimité et même en image.
Au-delà des clichés véhiculés encore parfois par la littérature ou le cinéma, le renseignement extérieur relève d’une politique publique exigeante, aux objectifs clairement identifiés, recouvrant à la fois une réalité et des défis ambitieux, notamment dans le domaine du management et de la gestion des finances publiques, au regard d’un contexte budgétaire particulièrement contraint.
La DGSE, rattachée au ministre de la Défense, dispose d’un statut spécial qui lui assure une grande autonomie dans sa gestion comme dans ses opérations, dans le but notamment d’en préserver le caractère secret. L’autonomie et le caractère spécial du Service ne peuvent toutefois se concevoir sans le contrôle de nos autorités politiques et l’établissement de priorités clairement établies par elles, inscrites dans le Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale et déclinées pour les services de renseignement dans un Plan national d’orientation du renseignement (PNOR).
Dès 1940, la création ex nihilo par le général de Gaulle d’un service de renseignement de la France Libre (connu sous le nom de Bureau central de renseignements et d’action - BCRA) a préfiguré, sur des bases originales et pragmatiques, l’organisation des services qui lui ont succédé, le SDECE puis la DGSE. En effet, il demeure aujourd’hui, au sein de la DGSE, une part du BCRA, qui contribue à son identité et à son originalité.
Je pense à deux principes d’organisation essentiels : la DGSE d’aujourd’hui, comme le BCRA d’hier, est un service de renseignement intégré. Il réunit en un seul service les capacités nécessaires au recueil du renseignement (humain, technique et opérationnel), à son analyse, à sa diffusion, et à l’action clandestine (l’entrave). Ensuite, la DGSE est un service « civil », au sens où il est rattaché à l’autorité politique civile et distinct de tout état-major militaire.
Ces principes d’organisation constituent la spécificité de la DGSE, une originalité dont elle tire sa réactivité et des atouts majeurs par rapport à ses homologues dans le monde, parfois mieux dotés en termes d’effectifs ou de budgets.
Cette « fusion » du renseignement issu de toutes origines, couplée de surcroit à une capacité d’entrave, assure en effet le maximum d’efficacité de la DGSE par rapport à ses ressources, comparativement plus faibles ou à peu près équivalentes comparées à ses principaux partenaires européens que sont respectivement les services de renseignement britanniques (SIS et GCHQ) et allemand (BND).
Faire fonctionner un service de renseignement selon le principe de l’intégration et de la fusion du renseignement est un défi permanent pour son directeur général. Car il faut pouvoir faire travailler ensemble des directions et surtout des hommes et des femmes aux cultures, méthodes, procédures et langages différents. Pour d’évidentes raisons sociologiques, il est naturellement toujours plus confortable de travailler au quotidien entre soi et de ne pas se confronter à « l’autre ». Mais cette attitude, qui pousse à un travail en silo, renforcé par nos normes de cloisonnement, doit être combattue car la réactivité nécessaire à un service de renseignement est directement liée à la libération des flux d’information entre les directions composant la DGSE.
Aujourd’hui, c’est à un rapprochement de proximité auquel il est procédé, en adjoignant par exemple à la direction du renseignement des exploitants du renseignement technique. Ces hommes et ces femmes issus de directions différentes et aux compétences très éloignées mais complémentaires, sont réunis dans une même pièce pour assurer une exploitation optimale du renseignement obtenu et interconnecter la recherche humaine et la recherche technique, car l’une ne peut aller sans l’autre.
Le constat de l’interconnexion du renseignement humain et du renseignement technique dans un espace-temps réduit, conduit le Service à se doter de capacités de traitement, d’exploitation et d’analyse consolidées et proche du temps réel. Il ouvre ainsi la voie à un nouveau modèle d’organisation du cycle du renseignement et annihile de facto toute idée de création en France d’un service de renseignement technique indépendant, idée aujourd’hui financièrement insoutenable et contre-productive, d’autant que les capacités techniques sont aujourd’hui en partie mutualisées avec les autres services qui composent la communauté française du renseignement.
La pérennité de ce modèle, encore jeune, mais déjà étudié attentivement par un certain nombre de nos partenaires étrangers, passe immanquablement par l’échange d’expérience et le mixage de cultures, de métiers et de talents différents, fédérés autour de méthodes de travail, règles éthiques et déontologiques, et objectifs communs.
« Il n’est de richesse que d’hommes » disait Jean Bodin au XVIème siècle, et j’ajouterais, à la DGSE peut-être plus qu’ailleurs. Pour souligner toute l’importance que nos autorités accordent à la fonction de renseignement, la DGSE est l’une des rares administrations de l’Etat, en tout cas parmi celles qui relèvent du ministère de la Défense, dont les effectifs continuent d’augmenter.
Cette augmentation des effectifs est certes relative mais riche de signaux. Le budget est à ce jour préservé bien que contraint. Après avoir augmenté de plus de 50% sur la période 2009-2013, le budget du Service suit désormais une courbe qui se rapproche de l’asymptote. Mais ce sont plus de 616 équivalents temps pleins travaillés (ETPT) qui ont été créés au cours des cinq précédentes années, et encore 284 ETP nets supplémentaires attendus d’ici à 2018.
La DGSE compte à ce jour 6000 personnels (dont ceux du Service Action), dont il faut souligner la diversité statutaire (27% de militaires, 50% de fonctionnaires civils, 23% de contractuels), et leurs talents multiples mais tellement complémentaires (analystes, officiers de renseignement, linguistes, ingénieurs télécom, crypto-mathématiciens, techniciens du signal, etc).
Il me paraît en outre opportun de souligner dans cette revue les efforts produits par le Service au cours des dernières années pour réformer son encadrement supérieur civil et le doter d’une force de management adaptée. Cette réforme est entrée en vigueur le 1erjanvier 2011.
Elle se caractérise tout d’abord par la création du corps des administrateurs de la DGSE (85 administrateurs à ce jour) doté d'une structure et d'un échelonnement indiciaire calqués sur celui des administrateurs civils. Cet alignement permet au corps d'encadrement supérieur de la DGSE de disposer du même développement de carrière que les autres corps d'encadrement supérieur de l'Etat et a ouvert des perspectives de mobilité réciproque que ne permettait pas le statut antérieur.
Cette réforme a donné lieu à une refonte du mode de recrutement qui d'un recrutement par promotion interne, au choix, se décline désormais sous deux formes : un accès direct au corps à l'issue de la scolarité à l'Ecole Nationale d'Administration (deux élèves de l’ENA ont été recrutés à ce titre à l’issue de leur scolarité, le premier en 2012 et le second en 2014), et une sélection interne, dont les modalités sont directement inspirées de celles du recrutement des administrateurs civils au tour extérieur, via un comité de sélection présidé par un membre du Conseil d'Etat.
Parallèlement à la création du corps des administrateurs, cette réforme a également permis au Service de réaligner ses emplois fonctionnels sur les standards de la fonction publique de l'Etat, tant dans la filière d’encadrement que dans la filière expertise. Ce réalignement garantit, à la fois, aux membres du corps des administrateurs de la DGSE des perspectives de débouchés de carrière équivalents à ceux des autres corps d'encadrement supérieur et, pour les membres de ces corps, des conditions attractives de mobilité entrante à la DGSE.
C’est aujourd’hui à une autre réforme que le Service doit se consacrer, celle du statut autonome des personnels civils de la DGSE. En effet, c’est une loi de 1953 qui place le personnel civil de la DGSE hors du champ d'application du statut général des fonctionnaires et confère au pouvoir réglementaire la capacité de fixer les normes statutaires applicables à cette catégorie d'agents publics.
Ce statut autonome, défini par un décret de 1967, contient des dispositions n'ayant pratiquement pas évolué depuis son entrée en vigueur. Celles-ci présentent une inadéquation croissante avec les évolutions tant de la fonction publique, que de la société. Le projet de refonte, en cours d'instruction interministérielle, devrait s'articuler autour des axes suivants :
- la redéfinition des droits et obligations des agents pour garantir un équilibre légitime et une meilleure opposabilité juridique, tout en réaffirmant les points fondateurs du statut autonome propre à un service de renseignement (prééminence de la sécurité du Service et de ses activités, interdiction du droit syndical et du droit de grève, organisation de la gestion des carrières compatible avec la conduite des missions opérationnelles du Service, etc) ;
- la mise en œuvre de protections spécifiques répondant aux exigences et aux risques des missions de renseignement extérieur ;
- le développement d'instances de concertation spécifiques avec des représentants élus du personnel permettant l'instauration d'un véritable dialogue social au sein du Service.
Tous ces efforts et investissements seraient vains s’ils n’étaient pas mis à la disposition de l’ensemble de la communauté française du renseignement, pour son plus grand profit. L’ampleur, la rapidité et la complexité des évolutions technologiques majeures ont conduit à renforcer les moyens techniques des services français de renseignement, mais aussi à innover dans leur gouvernance. En effet, plutôt qu’un émiettement des budgets et des compétences, c’est une solution de concentration des investissements techniques affectés au renseignement qui a été décidée, pour que les outils souverains de notre pays atteignent une masse critique.
Les infrastructures techniques les plus gourmandes en budgets et en hommes sont développées et opérées par des personnels de la DGSE au profit de l’ensemble de la communauté française du renseignement, et désormais mutualisées ou en voie de l’être. Cette mutualisation des capacités fait l’objet d’une gouvernance formalisée et arbitrée dans des instances de pilotage associant l’ensemble des services participants afin d’assurer un contrôle rigoureux de l’emploi des moyens humains et financiers consentis. De surcroît, la mutualisation stimule la coopération et la convergence méthodologique entre services français de renseignement.
Ce modèle intégré propre à la DGSE a fortement contribué à un certain nombre de succès récents, sur lesquels il est malheureusement impossible de communiquer, mais ils sont évidemment encourageants pour l’ensemble du personnel de la DGSE.
Un service de renseignement comme la DGSE ne peut toutefois se poser comme outil légitime pour assurer la sécurité des Français que si le lien qui les unit est fondé sur la confiance. Nos concitoyens doivent avoir l’assurance du caractère démocratique de la DGSE, et de son cadre d’action parfaitement conforme aux droits français et européen, et qui ne peut, en aucun cas, être assimilé à un “big brother” comme je peux parfois le lire. Ainsi, les allégations dans la presse selon lesquelles notre Service « espionnerait de façon excessive les Français sans aucun cadre légal » ont profondément choqué les agents de la DGSE qui sont soucieux du respect de la loi française et de l’état de droit. La DGSE, je le rappelle, ne procède à aucune interception des communications échangées sur le sol français, en dehors du cadre de la loi de 1991.
La nécessaire confiance entre les services de renseignement et la Nation passe dorénavant par un contrôle adapté et renforcé par le Parlement. La DGSE se soumet sans réserve au regard vigilant des membres de la Délégation parlementaire au renseignement qui contrôlent ainsi l’action du gouvernement dans le domaine du renseignement, l’utilisation des crédits votés et l’activité générale des services. Ce contrôle contribue à la protection par les services des intérêts fondamentaux de la Nation. En même temps, il marque la reconnaissance du métier du renseignement et de sa place au cœur de notre démocratie.
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