27.03.2014 notes-geopolitiques.com
Jean-François Fiorina s’entretient avec Pascal Marchand
Le 6e Festival de Géopolitique qui se tiendra à Grenoble du 3 au 6 avril aura pour thème: Eurasie, l’avenir de l’Europe?
Après les Jeux olympiques de Sotchi, la grave crise en Ukraine et en Crimée, l’Europe et le monde ont les yeux tournés vers la Russie et la sphère eurasiatique, un univers aussi méconnu que riche.
Professeur de géographie à l’université de Lyon II, Pascal Marchand publie début avril un ouvrage consacré à la Géopolitique de la Russie – Une nouvelle puissance en Eurasie (PUF, collection Major). Il regrette que l’Europe, pour des raisons essentiellement politiques, ait un positionnement résolument hostile à la Russie et refuse l’ouverture vers l’Eurasie.
Or la France peut-elle se payer le luxe d’être absente de ces nouveaux champs géopolitiques ?…
Pouvez-vous nous expliquer ce concept d’Eurasie ?
Il a plusieurs sens. Dès le XIXe siècle, on en observe les prémices. Mais c’est vraiment aux alentours de 1920 que se constitue une doctrine eurasienne, de façon assez curieuse d’ailleurs. En effet, au sein des milieux émigrés qui ont fui le communisme, apparaît l’idée que si Staline est au pouvoir, c’est qu’au bout du compte, Dieu l’a voulu. On doit donc l’accepter et se rallier à ce grand ensemble politique qui s’étendrait de la Chine à la Russie inclue.
Pour ma part, en tant que géographe, quand je fais des cartes, je vois comment se situent et s’articulent les pôles. Bien que peu ou pas connectés entre eux aujourd’hui, les pôles eurasiatiques représentent cependant un potentiel de développement économique exceptionnel. C’est la raison pour laquelle il existe des projets de mise en place d’axes eurasiatiques de très grande envergure, qui visent à mettre en relation la Chine avec l’Europe, en passant par le Kazakhstan puis la mer de Barents, la mer Baltique, la mer Noire. L’objectif final est bien de déboucher sur des jonctions avec l’Europe et l’Afrique du nord.
Les Chinois sont très intéressés par ces projets. Le Kazakhstan aussi, qui est un pays riche. Quant à la Russie, elle l’est naturellement et doit achever la modernisation de ses ports. De tels liens transcontinentaux seraient d’une importance capitale sur le plan économique à l’échelle mondiale. Car ils affecteraient ainsi le fonctionnement des voies maritimes et le rôle des porte-containers (sans les faire disparaître toutefois), en réduisant par exemple la durée du voyage entre la Chine orientale et la côte Est-Atlantique de 15 jours. En outre, de tels projets généreraient des créations de valeur tout au long du parcours, ainsi que le désenclavement de l’énorme potentiel minier et agricole que recèle l’Asie centrale.
Aujourd’hui, ce concept d’Eurasie a été repris et développé par Vladimir Poutine dans le cadre de son projet d’Union eurasiatique – union douanière et zone de libre-échange. Il faut savoir que depuis 1992, la Russie demande à l’Union européenne la création d’une telle zone entre les pays d’Europe et les pays de l’ex-URSS, demande qui est systématiquement refusée par Bruxelles.
Pourquoi un tel blocage de la part de l’Union européenne à l’endroit de la Russie ?
Pour diverses raisons, bien sûr. Mais on ne peut que constater que l’Union européenne, pour des motivations éminemment politiques, a un positionnement résolument hostile à la Russie. Les Russes estiment que, face à la contestation grandissante dont elle est l’objet de la part des électeurs, l’Union européenne éprouve certainement la tentation d’en revenir au schéma antérieur de la Guerre froide, où craignant l’ours soviétique, les peuples d’Europe de l’Ouest ne contestaient pas ce qui se faisait à Bruxelles. Or il est clair qu’aujourd’hui, la Russie n’a ni l’envie ni les moyens d’envahir l’Europe occidentale. De plus, il faut bien être conscient que la Russie n’a pas envie d’en revenir au statu quo antérieur, où l’URSS devait entretenir un certain nombre de pays satellites, au prix de sommes considérables.
Malgré tout, il est patent que l’Union européenne ne veut pas de ce projet européen commun s’ouvrant sur l’Est. Les conséquences géopolitiques de ce refus ne sont pas anodines. Aux yeux des Russes, si l’Europe reste seule dans son coin, sans ouverture sur l’Est, elle va nécessairement décliner, donc perdre sa puissance et ses compétences. Pour eux, la seule façon réaliste pour l’Europe de constituer un pôle entre l’Amérique du nord et l’Asie orientale réside en la capacité à structurer un ensemble eurasiatique cohérent. N’oublions pas que la Chine est elle-même intéressée à la création d’un tel espace, car l’ouverture de grands axes intercontinentaux lui permettrait de faire basculer une partie de son économie (essentiellement littorale) vers l’intérieur. De la sorte, une telle initiative permettrait de contribuer intelligemment au développement de régions en retard économiquement.
Quelle place voyez-vous pour la France dans cet espace eurasiatique qui est en train de s’ouvrir ? Nous avions traditionnellement des liens forts avec la Russie. Qu’en est-il à présent ? Comprenons-nous bien l’ampleur des enjeux ?
Les hommes politiques français, dans leur immense majorité, n’ont malheureusement aucune notion des enjeux. Dominique de Villepin, François Fillon ou Hubert Védrine, qui s’intéressent à la Russie, sont des exceptions. De fait, actuellement, aucune impulsion ne vient du sommet de l’État. Mais surtout, on voit que la presse française est très violemment antirusse, attitude qui crée des dégâts considérables. C’est une constante depuis 1994.
Certains observateurs russes et même français estiment que la presse française, en majorité de gauche, n’a pas pardonné à la Russie d’avoir tué le modèle utopique du socialisme à visage humain qu’allait enfin construire Gorbatchev. Depuis l’aube des années 2000, ces mêmes observateurs notent que les journalistes français sont résolument sur une position pro-Union européenne et très antirusse, comme s’il fallait ressusciter l’ennemi idéal. Enfin, on observe que les entrepreneurs français, déjà assez peu tournés naturellement vers l’extérieur, sont encore plus dubitatifs quand on évoque la Russie. Un certain nombre de clichés occultent ainsi d’indéniables réussites françaises. C’est le cas d’Auchan ou de Danone qui ont très bien percé en Russie et sont leaders sur leurs marchés. Mais l’image de la Russie et du monde eurasiatique dans sa globalité reste néanmoins mauvaise.
Si l’on ajoute à cela que les représentations diplomatiques françaises sont davantage préoccupées de culture quand les réseaux allemands ou autres sont préoccupés de contrats, alors on comprend qu’il y a clairement une méconnaissance de la Russie et des enjeux eurasiatiques.
Et réciproquement, comment les Russes nous perçoivent-ils ?
Le trait qui domine est une réelle déception. Pour eux, la France n’est pas à la hauteur des possibilités qui s’ouvrent, ce qui est d’autant plus triste que nous bénéficions d’un énorme capital de sympathie. La littérature, la pensée, les arts français sont naturellement connus et appréciés des Russes. Mais force est de constater que nous ne savons malheureusement pas faire croître et fleurir ce formidable capital. Cela est d’autant plus déplorable – voire consternant – que la Russie a des besoins considérables et offre des débouchés énormes en matière de développement économique.
Quid des événements qui se déroulent en Crimée aujourd’hui ?
La Russie va jouer sa carte. Toute sanction fera l’objet d’une contre-sanction. Le sénat russe prépare ainsi une loi qui permettra, le cas échéant, de nationaliser une entreprise étrangère. Il y a donc un processus d’escalade qui est en train de se mettre en place. Avec à la clé un risque de voir la situation déraper. D’autant qu’en face, dans le camp occidental, on a deux présidents fragiles, qui n’ont pas su s’imposer, notamment en Syrie. Les Russes aujourd’hui tirent les conclusions de ce qui s’est passé hier tant au Kosovo qu’en Libye, et maintenant en Syrie. Donc, on peut légitimement craindre des dérapages non-maîtrisés en Crimée ou en Ukraine. En outre, n’oublions pas qu’à Kiev, il existe aujourd’hui plusieurs milliers d’activistes extrémistes, qui sont incontrôlables et sont susceptibles de jeter de l’huile sur le feu.
Quel peut être le jeu des oligarques aujourd’hui dans cette zone géographique ? Peuvent-ils peser pour résoudre la crise ?
C’est certainement leur souhait le plus cher. Mais en Ukraine, il ne semble pas qu’ils soient en mesure de le faire. Les oligarques ukrainiens étaient certes partagés quant à l’évolution des événements, mais la majorité d’entre eux étaient partisans d’une association avec la Russie. D’abord parce qu’ils craignent qu’une association avec l’Union européenne nuise à leurs affaires, qui sont pour certaines d’entre elles, assez opaques et en tous les cas pas conformes aux standards internationaux.
A l’évidence, ils n’ont pas le contrôle de la situation. Quant aux Russes, il est clair qu’ils soutiennent massivement Vladimir Poutine dans ce dossier brûlant de l’Ukraine.
Plus généralement, n’oublions pas que les relations entre l’Ukraine et la Russie sont essentiellement passionnelles et non rationnelles. C’est le seul endroit au monde où les Russes n’ont pas l’attitude du joueur d’échec. De même, à l’heure qu’il est, les Ukrainiens ont eux aussi basculé dans une posture irrationnelle. Ne perdons jamais de vue que la Russie est née à Novgorod, puis qu’elle s’est transférée à Kiev où elle a connu en quelque sorte son baptême. Quant à la Crimée, elle a été peuplée de Russes.
De même, gardons à l’esprit que la dimension culturelle chez les Russes est beaucoup plus puissante et vivante qu’en occident. Et cela se ressent partout, y compris dans les jeunes générations. Les interactions entre les deux peuples sont aussi complexes que puissantes. Prenez l’exemple de l’un des monuments de la littérature russe, à savoir Gogol. Il était ukrainien mais a connu le succès en Russie et est mort à Moscou. C’est pourquoi cette dimension passionnelle qui prédomine dans les relations Russie – Ukraine se révèle être particulièrement inquiétante.
Dans cette région en ébullition, où se déploient des rapports de force subtils entre puissance et influence, considérez-vous que les Jeux olympiques de Sotchi ont plutôt constitué un échec ou une réussite pour Vladimir Poutine ?
Apparemment, ils ont plutôt constitué une réussite sous l’angle de l’olympisme. Mais il faut bien comprendre, au-delà du factuel, qu’ils ont constitué un point de départ, visant à la mise en place, au cœur du Caucase, d’un système touristique productif qui doit s’étendre jusqu’à la mer Caspienne. Des entreprises françaises ont d’ailleurs participé à cette entreprise. Et il y a en programme aujourd’hui dans cette région une dizaine de stations à construire, ce qui va fortement contribuer au développement économique local.
Que conseilleriez-vous à un étudiant français désireux d’apprendre à connaître la Russie ?
Tout d’abord, de ne pas trop lire de journaux français. Ensuite, d’apprendre le russe. Et enfin, d’aller étudier en Russie, découvrir le quotidien du pays, son histoire, ses traditions, sa culture.
Un proverbe russe en guise de conclusion ?
« Aie confiance mais vérifie ». Je préciserais même « Vérifie les informations »…
Télécharger Géopolitique de l’Eurasie
A propos de Pascal Marchand
Né en 1949, Pascal Marchand est professeur au département de géographie de l’université de Lyon II. Après avoir été reçu à l’agrégation de géographie en 1975, il devient docteur d’État en géographie en 1990, avec une thèse portant sur « L’aménagement de la Volga et ses conséquences sur l’environnement ».
S’il commence sa carrière comme professeur d’histoire- géographie au lycée de Belfort, il intègre très vite l’université, tout d’abord comme maître de conférences en géographie à l’université de Nancy-II, puis comme professeur – toujours en géographie – à l’université de Lyon II, et chargé de cours à l’IEP de Lyon.
Sa parfaite connaissance de la langue russe (il pratique également l’anglais et l’espagnol), lui confère une authentique auto- rité pour aborder les questions géopolitiques liées aux grands espaces de l’Est, en particulier en matière d’organisation de l’espace de l’aire eurasiatique.
Ses savoirs théoriques se conjuguent à une solide connaissance et pratique du terrain : il compte ainsi une cinquantaine de séjours et missions en Europe centrale et orientale (Russie, Biélorussie, Lituanie, Ukraine, Lettonie, Pologne, Tchéquie, Abkhazie).
Pascal Marchand a beaucoup publié. Ainsi, ces six dernières années, il a écrit Atlas de Moscou, (Autrement, 2010) ; Atlas géopolitique de la Russie, la puissance retrouvée, (Autrement, 2012) ; Géopolitique de la Russie, une nouvelle puissance en Eurasie, (PUF, 2014). Durant la même période, il a également publié des chapitres sur ses pôles d’intérêt dans plusieurs ouvrages : « Les équilibres autour de la Caspienne », Site FIG 2008 « Entre guerre et conflit » ; « Le conflit, moteur de la structuration territoriale », in Géographie des conflits, (sous la direction de F. Tétart, CNED-SEDES, 2011) ; « Conflits dans l’espace post soviétique : une géographie de la décomposition impériale », in Géographie des conflits, (de nouveau sous la direction de F. Tétart, CNED-SEDES, 2011) ; « Un axe fluvial en jachère, le Système des Cinq Mers », in Fleuves et territoires, (sous la direction de N. Commerçon, Institut de Recherches du Val de Saône-Mâconnais, 2013).
Enfin, toujours ces six dernières années, il a publié des articles dans diverses revues: « Géopolitique de l’Arctique russe », Courrier des Pays de l’Est, (n° 1066, 2008) ; « Le Grand Nord dans la dynamique territoriale russe », Regard sur l’Est (revue en ligne, 2010) ; « La puissance russe, une géopolitique de l’énergie », Carto, (n° 1, 2010); « Espace et pouvoir en Russie, analyse géohistorique et géopolitique », Revue Espace-temps.net, (2011) ; « La Russie, un acteur international par la force de la géographie », Diplomatie, (n° 66, 2014).