par Alain Establier - lettre SECURITY DEFENSE Business Review n°110 datée du 22/07/2014
Interview d’Alain Bauer, Professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers, New York et Beijing
SDBR : Pourquoi avoir publié, avec Christophe Soullez, « Le terrorisme pour les Nuls » qui vient de paraître ?
AB : Nous avions publié en 2012 « La criminologie pour les Nuls » et il s’agit là d’une demande de l’éditeur car j’avais aussi publié fin 2013, « Dernières nouvelles du crime », qui se penchait sur cinq sujets maltraités par les medias et les responsables politiques, faisant le désespoir des experts et des journalistes qui en ont une certaine perspective. J’y soulignais qu’on parle rarement de la perspective criminelle pour ne traiter que l’instant présent (le crime vient d’arriver, il n’y a pas de passé, il n’y a pas d’avenir, etc.), or le crime a une histoire relativement cohérente : la criminalité moderne est née à peu près au même moment en France (Paul Carbone et François Spirito à Marseille dans les années 1920) et aux Etats-Unis (Al Capone) ; la criminalité financière est née dans les années 80 aux Etats-Unis et au Japon avant de surfer sur la dérégulation du système financier. De même, on parle rarement de l’évolution des problématiques terroristes (hybridation, « lumpenterrorisme ») pour raconter des histoires de « loup solitaire », heureuse excuse à l’ignorance voire à l’inculture des services, qui sont très efficaces dans la collecte du renseignement mais relativement désemparés pour son analyse ! Cela est particulièrement vrai depuis la chute du mur de Berlin et l’apparition de ce qu’on nomme à tort Al Qaeda. Enfin, il existe une immense confusion sur le « Cyber », terme traitant de la complexité mais pas de l’informatique, tiré d’un ouvrage de science-fiction et utilisé à toutes les sauces : cyber-espionnage (qui veut qu’on ne se fasse pas voir), cyber-terrorisme (qui veut faire beaucoup de dégâts), cyber-criminalité (qui veut voler de l’argent ou des données), cyber-guerre, etc.
Ce nouvel opus est-il en fait un recueil de définitions du terrorisme ?
Sur la question pure du terrorisme, qui est une activité criminelle comme une autre, il fallait remettre un certain nombre de choses en perspective et expliquer qu’il n’y a pas de définition légale du terrorisme qui fasse consensus, pas même en France : le terme n’a pas de sens en lui-même et il n’y a ni classification cohérente ni listing commun des actes de terrorisme. Par exemple, on oublie un peu vite qu’il n’y a quasiment pas eu depuis deux ans d’attentat djihadiste en Europe, or les Etats et les medias se focalisent sur ce sujet en oubliant les autres. L’intérêt de cet ouvrage était donc de dire qu’il n’y a pas « un » mais « des » terrorismes, qu’il faut en comprendre la pluralité des problématiques sous-jacentes, intégrer la difficulté à la définition et donner des outils pour pouvoir discuter de ces sujets, en comprenant surtout de quoi on parle.
Le caractère générique du mot « terrorisme » n’arrange-t-il pas finalement les responsables de l’appareil d’Etat ?
C’est certes une facilité d’utilisation, mais je crois surtout que la faute en revient aux medias télévisés qui ont tendance à tout simplifier à l’extrême : tout doit être simple, tout doit s’expliquer en 15 secondes, tout doit être nouveau et tout doit se gérer dans l’instant. La question terroriste date des zélotes ou des haschischins, pourtant déjà on ne savait pas bien qualifier ces courants mercenaires violents. La terreur politique, née sous la Révolution française, tout comme la terreur anarchiste révolutionnaire contre l’Empire russe, ne sont pas identiques, pas plus certains mouvements de libération nationale utilisant le terrorisme. Prenons l’exemple d’ETA, plus récent : avec une bombe, ils font sauter le 20/12/1973 la voiture de l’amiral Carero Blanco (ministre de Franco) et font des morts et des blessés ; cet attentat est considéré comme « légitime », car il y a une dictature en Espagne, ETA est considéré comme un mouvement de libération nationale, etc. Avec une bombe comparable, ETA fait sauter une caserne de la Guardia Civil, à Saragosse fin 1987, après le retour à la Démocratie et des enfants sont tués. Cet attentat est-il du terrorisme ou non ? Du point de vue criminologique, ce qui est important c’est la cible : est-elle ou non légitime ? Les basques sont dans une démarche d’indépendance nationale, la cible représente l’occupant espagnol, nous pouvons dire que cet attentat est honteux et scandaleux, mais que la cible est encore légitime. Enfin, le 19 juin 1987 une voiture piégée par ETA explose dans un centre commercial de Barcelone (21 morts, 45 blessés) : la cible est illégitime, rien ne la justifie et on pourra là parler enfin de terrorisme au sens vrai du terme. Nous pourrions faire la même démonstration avec les actions de l’IRA, en Irlande et en Angleterre. Ce qui fait la différence, ce n’est ni l’origine ni l’outil mais la cible. Donc, attention à ne pas trop utiliser un terme galvaudé, car on arrive toujours à être le terroriste de quelqu’un…
Pensez-vous que l’expression « loup solitaire » soit beaucoup trop employée ces temps-ci ?
Absolument. Dès qu’un problème se pose (Merah, Kelkal, etc.), le loup devient « solitaire » dans les medias et on frise l’absurde lorsqu’on en trouve qui sont « solitaires » à deux, comme les frères Tsarnaïev à l’origine de l’attentat contre le marathon de Boston, en 2013. Un loup solitaire a été expulsé de la meute et vit seul, ce n’est pas un autonome envoyé par sa centrale, tout comme un « envoyé spécial » a été envoyé en reportage par sa rédaction, avec une feuille de route, et n’a pas été licenciée par celle-ci. Par contre, Breivik était un loup solitaire en Norvège en 2011, comme Ted Kaczynski (surnommé Unabomber) dans les années 90 aux Etats-Unis ou Dekhar, le « tireur » de Libération. Mais l’auteur présumé de la tuerie au Musée juif de Bruxelles, Mehdi Nemmouche, n’est pas un loup solitaire ; il semble faire partie des unités formées à l’extérieur et projetées avec des missions clairement définies. Il y a donc confusion de l’utilisation des mots. En l’espèce ce n’est pas la faute des politiques, mais surtout celle des journalistes de l’information en continu qui sont souvent les principaux propagateurs de tout et n’importe quoi, pour meubler.
Quel sens donnez-vous à l’attentat du musée juif de Bruxelles ?
Il y a deux catégories de gens qui partent en Syrie (comme avant en Tchétchénie, en Algérie, au Kosovo ou en Bosnie) : ceux qui vont se battre, devenir des soldats, qui reviendront cassés et ne feront en général plus rien une fois revenus de l’enfer ; et il y a ceux qui ne se battent pas sur le terrain, mais qui vont en camp d’entrainement, pour être formés à l’attentat, pour un djihad au retour. Depuis les années 80, des centaines des premiers sont partis et sont revenus, aucun ou presque jusqu’à présent n’a jamais tenté de commettre un attentat. Par contre, ceux qui ont été formés au djihad à l’export sont revenus avec l’idée de faire le djihad. Merah n’avait jamais porté les armes pour faire la guerre, tout comme Kelkhal et Nemmouche. Beaucoup imaginent que les terroristes doivent ressembler à ce qu’on pense, sans prendre en compte la réalité de ce qu’ils sont. Nous avons un problème de classification et d’interprétation. On peut penser que Bruxelles était un objectif symbolique dû à sa nature, sa localisation et son manque de sécurisation.
Voulez-vous dire que les services de renseignement et de police ne sont pas à la hauteur de l’enjeu ?
Au contraire. Ils sont souvent excellents dans la collecte et le renseignement de terrain. Mais ensuite, souvent l’analyse des éléments recueillis est défaillante et parfois combattue par l’arrogance de certains responsables du siège central. Après une grande catastrophe terroriste, au bout d’un certain nombre de mois, la commission d’enquête dit toujours : premièrement « on savait tout », deuxièmement « on n’y a pas cru », troisièmement « ça ne se reproduira pas »…jusqu’à la commission d’enquête suivante. Pourtant les terroristes ne se cachent pas totalement (ils parlent, ils annoncent, ils proclament) et souvent les bureaucraties publiques font tout ce qu’il faut pour ni les entendre ni les comprendre. Enfin, lorsqu’un fonctionnaire perspicace souligne un indice de menace, il y a toujours un chef pour enterrer le dossier, sous prétexte de ne pas risquer de bousculer l’ordre établi (le savoir descend, il ne remonte pas).
Il y a deux ans, vous plaidiez dans nos colonnes pour la revitalisation des RG au sein d’une DGSI. Etes-vous satisfait de ce que vous observez aujourd’hui ?
Du point de vue de ce qui a été compris par le ministre de l’Intérieur en 2012 et mis en œuvre depuis, la réponse est plutôt oui. Pour ce qui est de la réalisation, la réponse est plutôt incertaine. Conceptuellement, le ministre de l’Intérieur, le patron de la DGSE (Bernard Bajolet) et le directeur général de la sécurité intérieure / DGSI (Patrick Calvar) sont parfaitement conscients et assez proches de l’analyse du sujet. L’idée était de revaloriser les anciens Renseignements Généraux (RG), devenus un sous-service de la Police Nationale, parce que le Renseignement ne peut s’appuyer seulement sur de la technologie, des satellites et des drones, et n’existerait pas sans le renseignement humain. Le retour à l’humain est donc essentiel. Aujourd’hui, la compréhension par les Services de cette problématique est réelle, mais la logique bureaucratique de transmission interne de l’information, de compartimentage et de gestion des priorités est encore fonctionnellement défaillante. Le meilleur exemple est qu’il n’y a toujours pas de retour d’expérience interne de l’affaire Merah et d’explications crédibles, pour comprendre où et pourquoi ce dossier a planté. Il n’y a eu, à ce jour, ni retex politique, ni retex administratif, au vrai sens du terme.
Donc l’ambition de départ, il y a 10 ans, a été ratée si je comprends bien…
Je suis un ferme soutien de la création de la DCRI[i], mais elle a été polluée par la culture de l’ancienne maison DCRG (police politique) qui ne sait pas dire non au pouvoir politique, ce qui est regrettable. A coté de cela, la DGSE a su prendre ses distances avec le pouvoir politique. Quant à la DGPN[ii], tout devrait y être revu, à commencer par son existence même, au profit d’un secrétariat général de la sécurité intérieure qui soit la maison mère, coordonnant la gendarmerie nationale et la sécurité publique. Une bonne police c’est un territoire, une ou des missions, un ou des objectifs, enfin seulement des effectifs. Nous faisons tout à l’envers, puisque nous gérons d’abord des effectifs et des tableaux de services. Il nous faudrait dire, à l’exemple de l’ancienne SOCA[iii] britannique, que le renseignement criminel, intégrant la problématique terroriste, est le sujet central d’une mission centrale, devant couvrir l’ensemble du champ opérationnel des services de police et de gendarmerie. Revaloriser et développer SIRASCO[iv].
En avril 2012, à propos de l’affaire Merah, vous disiez « certaines motivations du criminel font écho dans une partie des populations des quartiers... ». Diriez-vous que le phénomène a empiré ?
Il s’est moins enraciné qu’étalé au sein de la population. Il suffit de voir le nombre de jeunes filles séduites par le djihad aujourd’hui, alors même qu’elles vivent dans des familles pas du tout inféodées à l’islam radical.
En 2012, vous disiez aussi : « il faut que les gouvernants fassent des politiques publiques qui correspondent à ce que souhaitent les électeurs qui, après tout, ont le dernier mot dans notre pays». Pensez-vous que les gouvernants actuels mènent une politique de sécurité qui correspond à ce que souhaitent les électeurs ?
En matière électorale, 2014 vient de fournir quelques indications…Paradoxalement, à de très rares exceptions près, j’ai toujours rencontré en France des ministres de l’Intérieur plutôt lucides et plutôt compétents, et des organisations syndicales policières plus ou moins prêtes au changement, alors même que le ministère de l’Intérieur est celui qui a du subir le plus grand nombre de réformes et de changements depuis les quarante dernières années. Le vrai débat consiste à comparer le ministère de l’Intérieur / ministère de l’aménagement du territoire et le ministère de l’Intérieur / ministère de la police. On constate alors que ce même ministère vit avec deux territoires complètement différents : l’un avec les agglomérations, l’autre avec les circonscriptions de sécurité publique et les brigades de gendarmerie. Le ministère de l’Intérieur n’a pas encore réussi à vivre de façon coordonnée avec ces deux réalités : les préfets vivent une vie, les directeurs départementaux de la sécurité publique et les généraux de gendarmerie en vivent une autre. Pour une fois, ce ne sont pas chez les politiques que l’on trouve des résistances au changement, mais dans le système bureaucratique de l’administration préfectorale qui refuse souvent le changement de vision territoriale.
Il y a encore beaucoup à faire…
[i] DCRI : Direction Centrale du Renseignement Intérieur, née en 2008 de la fusion de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) et de la Direction Centrale des Renseignements Généraux (DCRG), devenue en mai 2014 la DGSI (Direction Générale de la Sécurité Intérieure)
[ii] DGPN : Direction Générale de la Police Nationale
[iii] SOCA : “Serious Organised Crime Agency” (Government of the United Kingdom) a existé d’avril 2006 à octobre 2013
[iv] SIRASCO : Le Service d'Information de Renseignement et d'Analyse Stratégique sur la Criminalité Organisée dépend de la Direction Centrale de la Police Judiciaire