lundi 4 juillet 2011, par Institut Thomas More - Comité belgique
Par Antonin TISSERON, chercheur associé à l’Institut Thomas More. Alors que les récentes opérations ont rappelé les limites des outils militaires des États européens, la Pologne prend la présidence tournante de l’Union européenne le 1er juillet. Or étant donné les ambitions polonaises dans le domaine de la défense, les mois qui vont suivre peuvent constituer une opportunité pour donner une nouvelle impulsion à la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Encore faut-il cependant que les projets polonais soient correctement décryptés.
Le 1er juillet 2011, la Pologne prend la présidence tournante de l’Union européenne. Après une présidence hongroise peu marquante, une présidence belge qui a sombré avec la crise institutionnelle touchant le royaume, et une présidence espagnole emportée par la crise économique et financière, la présidence polonaise donne l’espoir de voir une nouvelle impulsion à Bruxelles dans le domaine de la défense.
Varsovie s’est en effet affirmée ces dernières années comme un pilier diplomatique et militaire, désireux de s’engager dans le renforcement de la sécurité du continent européen. Derrière les initiatives et les prises de position du gouvernement polonais, ce dynamisme doit cependant être replacé dans une géopolitique plus large de l’Est de l’Europe et des relations avec les États-Unis et la Russie.
Les ministres des Affaires étrangères et de la défense des trois pays du triangle de Weimar (Allemagne, France et Pologne) adressaient une lettre à la Haute représentante Catherine Ashton dans laquelle ils plaidaient pour une nouvelle impulsion de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). « Dans un contexte de fortes contraintes financières, nous devons être prêts à prendre des décisions audacieuses », écrivaient-ils, avant de demander une « PSDC plus performante et plus efficiente ».
Bien que signée des trois pays du triangle de Weimar, cette lettre est le fruit d’un activisme diplomatique polonais initié en 2009 et destiné à faire avancer la PSDC, considérée alors comme l’une des cinq priorités de la Pologne pour sa présidence européenne (1). Le 19 juillet 2009, le ministre des Affaires étrangères polonais, Radoslaw Sikorski transmettait en effet un document officiel, dit « non paper », au ministre des affaires étrangères français, Bernard Kouchner. Ce texte polonais, surnommé « initiative de Chobielin » du nom du manoir du nord-ouest de la Pologne dans lequel se rencontraient les deux ministres, avançait plusieurs propositions pour faire de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD, devenue depuis la PSDC) « un outil dynamique de prévention et de résolution des conflits » : création d'un adjoint au haut représentant pour la politique étrangère de l'UE, responsable de la PESD ; mise en place d'un état-major européen intégré, civil et militaire ; création de « forces de stabilisation » (armée, police, gardes-frontières) ; échanges temporaires d'unités dans le cadre d'opérations sous l'égide de l'UE ; multiplication des exercices communs ; projets industriels européens. Diversement appréciée par la diplomatie française, qui jugeait notamment les propositions trop institutionnelles et pas assez capacitaires, l’initiative de Chobielin a cependant donné suite à plusieurs échanges diplomatiques avec la France et l’Allemagne dont la lettre de décembre 2010 est un aboutissement.
Le maître mot de la future présidence est depuis devenu « l’intégration européenne » avec trois grandes priorités : la croissance, l’ouverture et la sûreté. Dans cette nouvelle segmentation, l’Europe de la défense est reléguée au rang de contribution à une « Europe plus sûre », aux côtés de la gouvernance économique, de la politique agricole commune et de la sécurité énergétique. Si cette discrétion contraste avec les précédentes annonces et initiatives, elle doit cependant être remise en perspective. Il y a, pour la Pologne et les Européens, des sujets plus importants à court terme. D’autre part, l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne enlève à la présidence tournante tout poids sur la politique étrangère et de défense (2). Toutefois, les ambitions de Varsovie demeurent, comme en témoigne le lancement avec la France et l’Allemagne de séminaires thématiques sur les capacités de commandement (en Allemagne), les groupements tactiques et leur utilisation (en Pologne) et les capacités de défense (en France) (3).
Un pays à la recherche de sécurité
Les préoccupations de la Pologne pour la sécurité reposent sur la conscience de menaces extérieures. Le sentiment selon lequel les Polonais ne sont pas à l’abri d’une agression d’ampleur sur leur sol est en effet répandu dans l’opinion et au sein de la classe politique.
Cette vision géopolitique est avant tout le fruit de l’histoire d’un pays « balloté, jusqu’à récemment encore, entre indépendance plus ou moins contrôlée et disparition pure et simple » (entre 1795 et 1918) (4). Alors que les Carpates limitent les déplacements selon un axe Nord-Sud, la grande plaine polonaise facilite les intrusions venant de l’Est et de l’Ouest. Après la reconnaissance par l’Allemagne de la ligne « Oder-Neisse » en 1990, Berlin n’est plus considéré comme une menace. Le souvenir de la campagne éclair de septembre 1939 reste vif et le passé revient régulièrement dans les débats et discussions entre les deux pays (5), mais plus que l’Allemagne, le facteur d’incertitude et d’instabilité pour Varsovie se trouve aujourd’hui à l’Est. Sur fond de résurgence de traditions autoritaires depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine (6), la politique étrangère de Moscou a rappelé les ambitions russes de mener une politique de puissance et d’influence dans son environnement proche. L’arme énergétique a ainsi été utilisée contre les voisins d’Europe de l’Est, tandis que l’Otan était désignée comme une « menace » dans la doctrine de défense.
L’offensive russe en Géorgie durant le mois d’août 2008 a considérablement renforcé cette vision d’une Russie menaçante. Pour Varsovie, l’intervention de Moscou a rappelé que la Russie n’hésitait pas à employer la force armée contre un voisin, voire à fomenter des troubles pour intervenir. Pour le chef d’état-major polonais, l’éclatement du conflit était ainsi dû à une manipulation du Président géorgien Saakashvili par les services secrets russes. Dans ce contexte, le refus d’intervenir militairement des États-Unis – tout comme le refus français – a marqué les Polonais, d’autant que l’administration américaine évoquait avant la guerre une éventuelle intégration de la Géorgie dans l’Otan et prévoyait d’y implanter deux bases. Signe des tensions à l’intérieur de l’Alliance atlantique à cette période, le ministre des Affaires étrangères polonais se serait plaint aux Américains, quelques mois après le conflit, que l’Otan soit devenue un « club politique sans dents », et affirmant également que son pays n’accepterait pas un « scénario identique en Ukraine » (7). Quant à l’accident le 10 avril 2010 de l’avion transportant le président polonais et 95 autres personnes (dont les plus hautes autorités militaires du pays), il a vite donné lieu à des accusations selon lesquelles la Russie aurait été responsable.
L’importance accordée à l’Europe de la défense par la Pologne se replace en cela dans la recherche de sécurité pour un pays dont l’histoire aiguise le sentiment de fragilité face à ses puissants voisins. Certes, pour la Pologne, développer de bonnes relations avec Moscou est une priorité afin de garantir l’indépendance et la sécurité polonaise. Mais face à la Russie, le dialogue et la coopération ne sauraient suffire. La Pologne doit pouvoir se défendre, et être défendue, que cela soit d’ailleurs par les autres pays européens ou les États-Unis. Et, dans le domaine de la sécurité, plusieurs jeux d’alliances et de relations s’entrecroisent.
Une approche pro-européenne dans un cadre pro-atlantiste
Malgré la position américaine lors de la guerre russo-géorgienne et la manière dont a été annoncée, le 17 septembre 2009, la décision américaine de réorganiser le bouclier antimissile en Europe, en renonçant au projet initial d’installer des missiles intercepteurs en Pologne et un radar en République tchèque pour déployer les systèmes plutôt dans le Sud de l’Europe (en Roumanie ou en Bulgarie) (8), les États-Unis demeurent un pilier de la sécurité polonaise. C’est d’ailleurs en revendiquant la position de « meilleur allié » que la Pologne s’est engagée en Irak et en Afghanistan (environ 2 500 hommes dans chaque opération sur un effectif de 100 000 hommes, tous professionnels) et les deux pays ont signé en août 2008 une déclaration de coopération technique (9).
Plus récemment, en juin 2010, le gouvernement polonais a également obtenu l’établissement de 32 missiles Patriot dans son pays et, suite au voyage de Barack Obama en Pologne en mai 2011, la Pologne devrait recevoir prochainement des avions américains F-16 et C-130 pour des vols d’entraînement conjoints, ainsi qu’une antenne permanente de l’U.S. Air Force. Le président américain a également annoncé lors de son séjour que Varsovie ferait partie intégrante du nouveau bouclier antimissile. En fait, comme l’affirmait en octobre 2010 le ministre polonais de la défense, « nous sommes vivement intéressés par une présence supplémentaire des soldats américains en Pologne ainsi que des soldats d’autres pays alliés ». (10). Il faut dire qu’il s’agit de la meilleure garantie d’une intervention de ces alliés en cas d’agression à l’encontre du territoire polonais, et d’un vecteur de renforcement des relations bilatérales.
Dans cette perspective, la défense du territoire polonais repose avant tout sur l’article 5 du Traité atlantique (11), aspect fondamental d’une alliance dont la finalité première est la défense des États-membres. À ce titre, la Pologne, tout comme les autres pays d’Europe centrale, souhaite renforcer les relations entre l’Otan et l’Union européenne et, en cela, il convient de ne pas opposer l’Alliance à l’Europe de la défense, mais bien au contraire de les associer de manière « harmonieuse et complémentaire ». (12).
Le renforcement de la PSDC s’inscrit dans ce double cadre. D’une part, même si l’investissement de la diplomatie polonaise dans l’Europe est parfois considéré comme le fruit d’une prise de distance avec les États-Unis – dont les annonces faites par Barack Obama en mai dernier montrent les limites –, il est davantage question d’équilibrage que de bascule. D’autre part, la Pologne reste un pays profondément pro-atlantique et envisage l’Europe de la défense comme complémentaire des dispositifs existants. Certes, le déplacement des intérêts américains du continent européen au continent asiatique (et à l’échelle du contient européenne de l’Ouest vers l’Est) interroge les autorités polonaises sur les garanties américaines en termes de sécurité. Les États-Unis demeurent toutefois encore aujourd’hui un contrepoids fondamental face à la Russie, et l’Europe de la défense relève d’un investissement aux retombées hypothétiques.
Une opportunité pour les Européens
Alors que les opérations armées récentes ont montré les limites des outils militaires des Européens, l’engagement du triangle de Weimar constitue un cadre possible pour impulser un nouveau souffle à la coopération dans le domaine de la défense. L’intervention en Libye a en effet mis à jour les carences capacitaires européennes, dans les domaines de la suppression des défenses antiaériennes et de la guerre électronique par exemple, et les limites de programmes amenant à des productions trop faibles pour produire un effet militaire et politique. Ainsi, en quelques jours, l’armée de l’Air et la Marine américaine ont tiré autant de missiles de croisière que l’ensemble du programme français. En Afghanistan, la situation n’est pas meilleure. Les États européens engagés dépendent des États-Unis pour le transport (hélicoptères lourds notamment) et le renseignement, et peinent à produire avec des contingents limités un effet significatif sur le terrain (13).
Si les initiatives polonaises s’ajoutent au rapprochement franco-britannique en institutionnalisant une coopération entre les trois pays du triangle de Weimar, plusieurs tendances peuvent en fragiliser les avancées. Les agendas et les visions géopolitiques des trois pays diffèrent en effet comme l’a rappelé l’intervention en Libye. Alors que Paris regarde du côté de Londres et de la Méditerranée, Berlin et Varsovie sont davantage préoccupés par la défense mutuelle dans le cadre de l’article 5. Ensuite, les politiques russes de Paris et Berlin risquent de peser sur les avancées dans le domaine de la défense européenne, les intérêts nationaux prenant le pas sur l’intérêt commun.
L’engagement annoncé par la Pologne en faveur de l’Europe de la défense doit en cela être apprécié à l’aune de la politique étrangère polonaise, de ses attentes et de ses objectifs, ainsi que du primat de l’Otan. Certes, il constitue une opportunité pour l’Europe de la défense, mais il rappelle également que la PSDC ne doit pas être pensée comme l’indispensable dimension militaire d’un ensemble fédéralisé, mais comme un outil permettant aux États européens de rationaliser leurs efforts militaires et d’agir de manière autonome s’ils le souhaitent sans prétendre supplanter l’Otan (14). De même, dans une Europe aux regroupements à géométrie variable, les initiatives polonaises ne doivent pas être perçues comme concurrentes de la logique communautaire ou des logiques bilatérales, mais complémentaires. Les choix faits par la Pologne témoignent d’ailleurs de ce pragmatisme. À l’investissement dans le cadre du triangle de Weimar avec les Français et Allemands, qui promeut notamment l’idée d’un état-major autonome pour les opérations européennes de maintien de la paix, s’ajoute la signature avec les Belges et Hongrois, d’un « non paper » sur la coopération structurée permanente et les avancées du traité de Lisbonne.
En donnant corps aux ambitions annoncées, la Pologne offrira en tout cas l’occasion de porter dans l’espace public les questions de défense et de sécurité et d’y associer étroitement l’Allemagne. Mais dans ce débat, l’avenir des capacités des Européens sera crucial, étant donné les carences constatées sur les théâtres d’opérations récents et les menaces d’érosion des capacités militaires des États-membres. Sans capacités, avoir des états-majors reste de peu d’utilité et les États-Unis n’attendent pas des Européens qu’ils se reposent sur eux pour leur défense.
Notes
(1) Exposé du ministre des Affaires étrangères polonais Radoslaw Sikorski à la Diète, 8 avril 2010. Les quatre autres priorités sont la sécurité énergétique de l’Union européenne, les négociations au sujet du cadre financier pluriannuel, la relance économique sur le marché intérieur et les relations avec les pays de l’Europe orientale.
(2) Nicolas Gros-Verheyde, « La défense, priorité très discrète de la présidence polonaise », blog Bruxelles2, 3 juin 2011. http://www.bruxelles2.eu/defense-ue/defense-ue-droit-doctrine-politique/la-defense-priorite-tres-discrete-de-la-presidence-polonaise.html.
(3) Ce séminaire est prévu pour le 13 juillet à Paris, sous l’intitulé « Mutualisation, partage et coopération : un défi sans alternative ». Il s’agit du séminaire de clôture de la série.
(4) Roland Delawarde, « "Qui veut être mon ami ?" : la politique de défense de la Pologne à travers ses alliances », Revue Défense Nationale, n°738, Mars 2011, pp. 62-69, p. 64.
(5) Sur les usages du passé dans les relations germano-polonaises, consulter Dorota Dakowska, « Les relations germano-polonaises. Les relectures du passé dans le contexte de l’adhésion à l’UE », Pouvoirs, n°118, septembre 2006, pp. 125-136. Se référer de manière plus générale à Valérie-Barbara Rosoux, Les usages de la mémoire dans les relations internationales. Le recours au passé dans la politique étrangère de la France à l’égard de l’Allemagne et de l’Algérie, de 1962 à nos jours, Bruxelles, Éditions Émile Bruylant, 2001.
(6) François Bafoil (dir.), La Pologne, Paris, Fayard-CERI, 2007, p. 470.
(7) Propos du ministre des Affaires étrangères polonais Radoslaw Sikorski, extrait d’un télégramme diplomatique de l’ambassade américaine de Pologne daté du 12 décembre 2008.
(8) Le lieu de déploiement du système antimissile en Roumanie doit être la base de Deveselu, dans le sud du pays. Sous contrôle roumain, elle devrait accueillir entre 200 et 500 militaires américains et, dès 2015, 24 missiles SM-3 de nouvelle génération y seront déployés. Afin de faciliter le transit des troupes américaines de retour l’Afghanistan et d’Irak, Bucarest a également mis à la disposition des Etats-Unis le port de Constanta et l’aéroport de Kogalniceanu.
(9) Cette déclaration institutionnalise la collaboration politico-militaire par la mise en place d’un groupe consultatif.
(10) Bogdan Klich, cité par Stanislaw Parzymies, « Entre atlantisme et européisme : l’approche stratégique polonaise », Revue Défense Nationale, n°737, février 2011, pp. 65-78, p. 71.
(11) Tomasz Orlowski, ambassadeur de Pologne à Paris, « Le point de vue polonais sur les perspectives de la défense européenne », Défense, n°143, janvier-février 2010, p. 58.
(12) Stanislaw Parzymies, art. cit., p. 68.
(13) Intervention d’Étienne de Durand (IFRI), colloque organisé par la FRS le 11 mai 2011.
(14) Sur ce thème, consulter notamment Jean-Sylvestre Mongrenier, « De l’Alliance à l’Europe : une géopolitique de l’ensemble euro-atlantique », note de l’Institut Thomas More, 16 novembre 2010. http://www.institut-thomas-more.org/upload/media/artjsmongrenier-nov2010-fr.pdf.
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