Un enjeu éminemment géopolitique
Avec la conclusion du premier round de négociations sur le nucléaire iranien à Genève, ce sont les enjeux liés à la prolifération qui gagnent en visibilité. Délaissées depuis la fin de la guerre froide, les problématiques nucléaires militaires ne sont plus vraiment au centre des préoccupations stratégiques. « Pourtant un monde nucléaire inédit est en train d’émerger et, si nous n’y prenons garde, nous risquons de nous retrouver confrontés à un ordre nucléaire radicalement nouveau sans nous y être au moins intellectuellement préparés », prévient Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, dans la préface à l’ouvrage de Thérèse Delpech sur La dissuasion nucléaire au XXIe siècle (Prix Brienne du livre géopolitique 2013).
À l’heure où les premières puissances nucléaires s’interrogent sur le maintien de leurs arsenaux, du moins en Europe et aux États-Unis, il importe de resituer le débat sur la dissuasion dans le contexte mouvant de la géopolitique contemporaine.
L’arme nucléaire n’est pas un simple moyen de destruction. « Pour les uns, instrument de guerre, comme toutes les armes. Moyen de la non-guerre pour les autres, qui marquent ainsi la différence entre la paix naturelle imputable à la modération des politiques et la paix forcée due à la rétention de la violence par la peur de ses excès », analysait le général Lucien Poirier (Des stratégies nucléaires, 1977). Instrument politique autant que guerrier, la Bombe conserve des attraits incomparables. C’est ce qui explique la relance de la prolifération, qui peut être le fait de « primo accédants » souhaitant développer des programmes clandestins mais aussi des puissances nucléaires établies qui renforcent et améliorent leurs arsenaux.
La lutte contre la prolifération malmenée ?
Pour Bruno Tertrais, maître de recherche à la FRS, la prolifération est le fait des « pays qui sont restés à l’écart du TNP (Inde, Israël, Pakistan), qui s’en sont retirés (Corée du Nord), ou qui sont soupçonnés de le violer [Iran, Birmanie?]« . Depuis la fin de la guerre froide, l’effort de la communauté internationale privilégie la contre-prolifération horizontale, qui vise à « éviter qu’un État puisse maîtriser la technologie nucléaire militaire et être ainsi en mesure de bouleverser les équilibres régionaux garantis par les puissances nucléaires officielles (États-Unis, Russie, France, Grande-Bretagne et Chine) » – cf. note CLES n°50, 12/01/2012. La lutte contre la prolifération verticale, c’est-à- dire le désarmement ou la limitation des arsenaux nucléaires déjà en service, est en revanche nettement moins volontariste. Et ce, en dépit de la prolifération active entreprise notamment par la Chine ou la Russie. Dans la stratégie militaire chinoise en effet, « les armes nucléaires jouent un rôle croissant. De nouveaux systèmes air, mer et terre commencent à être déployés [dans la région], dans la plus grande opacité, dénoncée par ses voisins. [...] Avec beaucoup moins de ressources financières, la Russie donne aussi la priorité à ses capacités nucléaires parce qu’elle estime que d’importants déséquilibres conventionnels existent avec l’OTAN et avec la Chine », constatait Thérèse Delpech, ex-directrice des affaires stratégiques du CEA, aujourd’hui décédée.
C’est par la diplomatie que s’organise principalement la contre-prolifération. Elle repose sur deux principaux outils: l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et le traité de non-prolifération (TNP) de 1968. L’enjeu est de taille: « Le risque est grand [en cas d’échec] d’une prolifération en cascade », alerte Bruno Tertrais. Si, jusqu’à présent, ce système a bien fonctionné (les États s’étant engagés dans la voie des applications militaires sont rares et la majorité a renoncé à franchir le seuil nucléaire), il est permis de douter de son efficacité pour le siècle qui s’annonce. « L’ère nouvelle ne sera pas nécessairement soumise aux règles de l’ancienne », prévenait Thérèse Delpech, pour qui le XXIe siècle sera caractérisé par une forme de « piraterie stratégique », c’est-à-dire un « manque de respect croissant pour le droit international et les règles de comportement acceptées par tous ». Cette « piraterie » est le fait d’un nombre de plus en plus croissant d’acteurs étatiques, mais aussi non gouvernementaux, qui contestent l’ordre international mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par les puissances dominantes d’alors. Les Émergents, ainsi que les pays se percevant comme des leaders régionaux historiques, se contenteront- ils de cet ordre « qu’ils considèrent comme leur étant défavorable »? Probablement pas. Par le truchement de l’arme nucléaire, ils peuvent espérer le bousculer.
Pour anticiper les bouleversements en cours, la contre-prolifération devra davantage se concentrer sur les motivations des challengers d’un Occident perçu comme déclinant, et non sur les seules modalités techniques et scientifiques qui président à la réalisation ou à l’approfondissement d’un programme nucléaire. La question du « pourquoi? » ne devrait-elle pas être en effet au centre de la lutte contre les programmes nucléaires militaires clandestins et la prolifération verticale ?
Pourquoi un État choisit-il le nucléaire ?
La réponse la plus évidente est que les États qui cherchent à développer des armes nucléaires, ou à les améliorer, sont ceux qui sont confrontés à une menace militaire significative qu’ils estiment ne pas pouvoir contrer par d’autres moyens, plus conventionnels. En l’absence d’une telle menace, ils resteraient volontiers des États non nucléaires, ou à la capacité sommaire. C’est le « modèle de la sécurité » établi par Scott Sagan, professeur de sciences politiques à Stanford. L’évaluation des menaces restant un exercice à la fois subjectif et politique, c’est la perception qu’a un État de son environnement sécuritaire régional et international, davantage que la réalité objective de celui-ci, qui le pousse, ou non, à développer une capacité nucléaire militaire. La prolifération engendre donc la prolifération. Historiquement, l’Union soviétique a acquis des armes nucléaires pour parvenir à l’équilibre avec les États- Unis; la Grande-Bretagne et la France les ont acquises pour dissuader l’URSS; la Chine pour dissuader à la fois les États-Unis et les Soviétiques, etc. À l’inverse, l’Afrique du Sud, le Brésil ou encore l’Argentine ont abandonné leurs programmes dès lors que leur environnement sécuritaire ne les justifiait plus.
Pour Scott Sagan cependant, l’explication par l’analyse stratégique et sécuritaire ne suffit pas : « Les programmes d’armes nucléaires servent également d’autres objectifs, plus chauvins et moins évidents ». Il propose deux autres modèles complémentaires, dont chacun prétend dévoiler les autres motifs qui, au-delà de la recherche de sécurité, poussent des États à se doter d’armes nucléaires. Le « modèle de la politique intérieure » insiste sur l’importance des mécanismes d’acquisition propres à la culture administrative et politique d’un « État proliférant ». Le développement des armes nucléaires serait ici motivé par des rivalités entre administrations et responsables politiques. Les programmes nucléaires américains et français à leurs débuts illustrent ce jeu des luttes de pouvoir entre institutions. Plus près de nous, l’étude du cas iranien révèle un même jeu entre les divers acteurs du programme, au sein duquel chacun justifie son existence, indépendamment des considérations officielles sur l’intérêt national. Quant au « modèle de la norme », il fait référence à la volonté de prestige et d’affirmation de puissance. Ici, la représentation qu’a un État de lui- même sur la scène internationale est primordiale. Ce modèle peut être complémentaire du précédent. Ainsi, la vocation iranienne d’être la grande puissance régionale du Golfe explique en très grande partie la course à l’arme nucléaire. Outre la démonstration d’une excellence scientifique et technologique, la possession d’un arsenal nucléaire offre aux États un outil au service de leur politique étrangère. Elle est garante d’une autonomie stratégique.
En réalité, l’histoire de la prolifération conjugue les trois modèles (« sécurité », « politique intérieure », « norme »). L’explication des rapports de force internationaux n’est jamais monocausale. À la faveur de la recomposition géopolitique actuelle, caractérisée à la fois par l’évolution de la démographie globale et la mondialisation de l’économie, la prolifération semble donc avoir un bel avenir. En remettant en cause, dans ce domaine aussi, la domination occidentale.
La « bonne vieille dissuasion » a-t-elle encore un sens ?
« Il devient évident que l’Occident accorde aux armes nucléaires un rôle de plus en plus marginal et restreint » dans sa panoplie stratégique, constatait Thérèse Delpech, « au moment même où plane en Asie – de l’ Asie occidentale à l’ Asie orientale – une menace sur la préservation de la paix nucléaire ». Ce désintérêt se traduit aussi par un relâchement de la réflexion doctrinale. Autrement dit, les États-Unis, la France et la Grande- Bretagne disposent d’un arsenal dont le mode d’emploi n’a pas été sensiblement révisé depuis la fin de l’affrontement bipolaire. « La dissuasion a été (elle est toujours) le concept de base des doctrines nucléaires occidentales. » Répond-elle aux défis lancés par les nouvelles puissances asiatiques? La possession de la Bombe garantit-elle la sanctuarisation d’un territoire ? L’extension du parapluie nucléaire à des alliés hors de l’Europe est-elle souhaitable, voire crédible? Les mécanismes « classiques » de l’escalade nucléaire ont-ils encore cours vis-à-vis d’autres puissances que la défunte URSS ?
Pour répondre à ces questions, il faudrait connaître les intentions des adversaires potentiels. L’arme nucléaire sera-t-elle avant tout une arme d’emploi ? Aura-t-elle pour objectif premier de frapper des troupes militaires ou directement des agglomérations civiles ? Son emploi sera-t-il intégré à d’autres modes d’action ? Son usage fera-t-il l’objet d’avertissements selon des modalités connues de l’adversaire ? C’est à ce « nouvel effort intellectuel » qu’invite l’ouvrage posthume de Thérèse Delpech. S’intéresser à la prolifération nucléaire est une façon de se préparer aux profondes mutations géostratégiques de ce siècle naissant.
Pour aller plus loin
- La dissuasion nucléaire au XXIe siècle – Comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique, par Thérèse Delpech, Odile Jacob, 311 p., 25,90 € ;
- « Why Do States Build Nuclear Weapons?: Three Models in Search of a Bomb », (PDF), par Scott Sagan, in International Security 21 n°3 (Winter 1996-1997) ;
- Atlas mondial du nucléaire, par Bruno Tertrais, Autrement, 80 p., 17 €.