L'absence de véritable surprise ne réduit pas l'effet de choc ressenti dans les armées par les annonces de Jean-Yves Le Drian. Les réactions, entendues çà et là - amertume, résignation, lassitude -, s'expliquent par des fondamentaux qui sont connus. Entre 2009 et 2019, l'armée aura perdu 80.000 emplois, dont 34.000 sur la période couverte par la loi de programmation militaire (LPM) 2014-2019. Après 7500 suppressions en 2015, 7400 postes disparaîtront encore en 2016 et en 2017. Chacun admet les efforts imposés par la situation budgétaire: les militaires, pas plus que d'autres, ne souhaitent s'y soustraire. Ils comprennent fort bien que notre souveraineté dépend aussi d'un retour à l'équilibre des finances publiques. En revanche, ils ont le sentiment mal vécu de porter plus que leur part du fardeau. Les militaires, qui représentent 10 % des agents de l'État, assument en effet à eux seuls 60 % des réductions de postes dans la fonction publique.
Dans un contexte déprimé, les «restructurations», même menées méticuleusement, ont des répercussions multiples, économiques dans les territoires, opérationnelles aussi, comme le redoutent certains. Ces mesures n'échappent pas non plus au soupçon de favoritisme politique. En bonne logique financière, le 126e régiment d'infanterie de Brive-la-Gaillarde, en Corrèze, aurait pu disparaître. Sauf qu'il est situé sur les terres de François Hollande…
Les moyens réduits d'une armée que beaucoup jugent «à l'os»
Le malaise survient alors que nos armées n'ont jamais été aussi performantes, comme n'ont jamais été si grandes les ambitions qui leur sont assignées. Le savoir-faire des militaires français, notamment dans les guerres asymétriques ou les conflits complexes, comme en Centrafrique, est reconnu par tous, en premier lieu par les États-Unis. En 2012, François Hollande est arrivé à l'Élysée avec un unique plan de campagne: ramener les troupes d'Afghanistan. Deux ans et demi plus tard, regardons la carte. Les militaires français sont partout, dans le nord du Niger, au Mali, à Bangui, dans le ciel d'Irak, peut-être demain aux confins du lac Tchad pour lutter contre Boko Haram. À ces hommes et à ces femmes servant sous le drapeau, on demande toujours davantage, avec les moyens réduits d'une armée que beaucoup jugent «à l'os». «Les militaires ont deux qualités: ils exécutent les ordres sans se plaindre et ils permettent au président de la République actuel de briller sur le seul terrain où il le peut encore, les opérations extérieures», lâche un général du cadre de réserve connu pour son verbe haut.
La pire des solutions serait de baisser la garde au moment où les menaces se font plus fortes, à l'image du djihadisme qui sévit actuellement. Même si les réponses à lui opposer ne peuvent être seulement militaires, il est clair que combattre les pôles terroristes qui ont essaimé du Nigeria à l'Irak exigera une armée ultraperformante. Même constat pour d'éventuels conflits «classiques»: la crise ukrainienne a souligné qu'ils ne sont pas encore sortis de l'Histoire.
Certes, les «déflations» annoncées mercredi épargnent en bonne part les forces opérationnelles. Certes, le «contrat opérationnel de nos armées n'est pas remis en cause» par les baisses d'effectifs, invoquent les artisans de la LPM. Tous conviennent néanmoins que les marges de manœuvres sont plus qu'étroites. Et beaucoup s'inquiètent d'un écart croissant entre le maintien des ambitions - notamment en termes d'interventions sur des théâtres extérieurs - et la grande fragilité des moyens. «Il est urgent que nos autorités politiques comprennent que l'évolution en cours conduit à une impasse», juge sévèrement le général Jean-Claude Thomann, ancien commandant de la Force d'action terrestre, en évoquant le risque, à court terme, de «notre impuissance à conduire une politique extérieure autre que celle des vœux pieux».
Quoi qu'il en soit, les mesures présentées mercredi «ne sont qu'un début», prévient un haut responsable militaire. Pour celui-ci, il faudrait que les prochaines «restructurations» soient annoncées rapidement, «début 2015». «Plus on tarde, plus les décisions seront difficiles à mettre en œuvre», souligne-t-il.