source meretmarine.com
23/06/2011 Pierre Lorrain – Valeurs Actuelles
La vente de ces bateaux de guerre est une bonne affaire pour les deux pays. À Moscou, elle fait une victime : l’“Oboronka”, le complexe militaroindustriel. Il tenta de s’y opposer, par
tous les moyens.
Le “contrat Mistral” a été finalement signé à Saint-Pétersbourg, le 17 juin. Nicolas Sarkozy y tenait. L’implication à tous les stades de la négociation du général d’armée Benoît Puga, son chef
d’état-major particulier à l’Élysée, suffit à démontrer l’intérêt particulier du président.
Pour la France, la vente de ces deux gros bâtiments militaires (22 000 tonnes) est “gagnante” sur deux plans : elle offre 4 millions d’heures de travail aux chantiers navals de Saint-Nazaire ;
elle prouve que les relations avec Moscou sont enfin sorties de la logique de la guerre froide, ce qui permet à un pays de l’Otan de vendre du matériel de guerre à l’ancien “ennemi
conventionnel”. Ce contrat renforce la stratégie de l’Élysée, qui souhaite faire entrer la Russie dans “la famille occidentale”.
De son côté, le président Dmitri Medvedev confirme sa volonté d’une meilleure intégration de la Russie dans le monde occidental. L’achat des Mistral s’insère aussi dans la politique de
modernisation des forces russes entreprise par Medvedev.
La flotte est vieillissante. Elle ne peut que bénéficier du renfort de ces navires ultramodernes et des transferts de technologies prévus : systèmes de navigation, de gestion de l’information et
des opérations. Un des points importants du contrat prévoit même la fabrication en Russie de deux Mistral, sous licence. Des transferts de technologies de construction navale permettront de
moderniser les chantiers russes qui datent tous de l’époque soviétique. La convergence d’intérêts entre les deux pays et la bonne entente entre les chefs d’État auraient dû faire de la signature
une simple formalité. Elle s’est transformée en psychodrame, victime de la lutte intestine virulente qui a opposé le ministère russe de la Défense et son complexe militaro-industriel (CMI),
“Oboronka” pour les intimes.
Les amiraux russes s’étaient pour la première fois intéressés aux BPC (bâtiments de projection et de commandement) de classe Mistral lors du salon Euronaval du Bourget, en octobre 2008, moins de
trois mois après la courte guerre contre la Géorgie. L’idée de l’acquisition de ce type de navire avait fait son chemin. On disait alors, à Moscou, qu’un tel achat serait une manière de
récompenser Nicolas Sarkozy pour son aide diplomatique lors de ce conflit de l’été 2008.
C’est en octobre 2009 que les Russes manifestèrent officiellement leur intérêt pour le Mistral, alors à l’escale à Saint-Pétersbourg. Un mois plus tôt, en septembre, l’amiral Vladimir Vyssotski,
commandant en chef de la flotte russe, avait manqué de tout faire capoter en plongeant la France dans l’embarras : « Ce bâtiment aurait permis à la flotte d’accomplir sa mission en quarante
minutes au lieu de vingt-six heures », avait-il dit en évoquant les opérations contre la Géorgie. Sans doute s’agissait-il de légitimer l’achat face à la sourde opposition qui montait au sein du
CMI.
Le 1er mars 2010, lors d’une visite du président russe en France, Medvedev et Sarkozy annonçaient le lancement de négociations “exclusives” sur la vente de quatre navires. Mais, à peine lancées,
les discussions s’arrêtaient. Malgré l’“exclusivité” promise, le ministère de la Défense était contraint d’organiser un appel d’offres, sous la pression des adversaires du contrat.
Soutenu par les militaires russes, le constructeur français DCNS, concepteur du Mistral, l’emportait finalement face à l’espagnol Navantia, avec son Juan-Carlos-I, le sud-coréen STX, avec le
Dokdo, l’allemand TKMS, avec son projet MHD-200.
À la veille de Noël 2010, la Russie et la France annonçaient un accord officiel : quatre navires seraient construits par un consortium réunissant DCNS et OSK, le grand groupe étatique de
construction navale.
Les deux premiers bâtiments sortiront des chantiers STX de Saint-Nazaire, avec une participation de l’OSK. Les deux autres seront confiés à des chantiers de Saint-Pétersbourg, avec une
sous-traitance française. La part russe dans la construction des quatre navires ira en augmentant : de 20 % pour le premier jusqu’à 80 % pour le quatrième et dernier.
L’accord était signé à Saint-Nazaire, le 25 janvier, par Alain Juppé, alors ministre de la Défense, et Igor Setchine, vice-premier ministre russe chargé de l’Énergie, mais aussi président du
conseil d’administration de l’OSK, proche de Poutine. Le choix de Setchine était surprenant, voire de mauvais augure : en 2009, celui-ci s’était opposé à la perspective de l’achat, estimant que
les chantiers russes étaient capables de construire des navires comparables.
Les difficultés apparurent tout de suite. Le ministère de la Défense n’avait pas de pouvoir pour négocier des contrats d’armements puisque l’agence d’État Rosoboronexport bénéficie de ce
monopole. Ce qui permettait d’écarter les militaires des pourparlers et, bientôt, de les mettre en accusation.
Le 3 mars, les négociations sont brutalement suspendues. Les négociateurs de Rosoboronexport, assistés de représentants du ministère de l’Industrie et du Commerce qui supervisent le CMI,
reprochent au vice-amiral Nikolaï Borissov, commandant en chef adjoint de la flotte chargé de l’armement, d’avoir signé avec les Français un protocole d’accord dont personne à part lui, en
Russie, n’aurait eu connaissance ! Le document prévoit un contrat de 1,15 milliard d’euros pour les deux premiers navires : 980 millions pour les bâtiments eux-mêmes, plus les dépenses relatives
à la logistique et à la documentation technique (131 millions) et l’instruction de l’équipage (39 millions). Borissov est alors limogé et les industriels de la défense accusent leur ministère de
“brader les intérêts de la patrie”.
Rosoboronexport est supervisée par la corporation Rostekhnologuii, l’un des principaux composants du CMI russe, lui-même mis en cause depuis plusieurs mois par Medvedev. Il estime que les
industriels vivent de leur situation de rente et obligent les militaires à accepter des matériels peu performants et dépassés. Le programme de réarmement de 500 milliards d’euros prévu jusqu’en
2020 devait remplir les carnets de commandes du CMI et permettre la modernisation des entreprises. Mais les industriels peinaient à remplir le plan d’État pour la Défense de l’année en cours.
Après deux colères officielles et très médiatisées de Medvedev, réclamant des têtes, les responsables du CMI, Sergueï Ivanov, le vice-premier ministre chargé du CMI, et Sergueï Tchemezov, le
patron de Rostekhnologuii, ont dû limoger quelques responsables. Pendant ce temps, le ministère de la Défense indiquait que, faute de matériels russes de bonne qualité, il était obligé de
recourir à l’importation de blindés légers italiens Iveco, de drones israéliens, de portehélicoptères français, de tenues de combat individuel Félin françaises. Le général Alexandre Postnikov,
commandant en chef de l’armée de terre, allait même jusqu’à menacer d’acheter des chars allemands Leopard, au prétexte que les T-90 russes, trop chers, commençaient à être dépassés.
Malgré quelques réussites évidentes dans le domaine de l’aéronautique, des sous-marins d’attaque ou des systèmes de missiles antimissiles, qui nourrissent les exportations, le complexe
militaro-industriel russe est en effet vieillissant et réfractaire à la modernisation. Sa seule ligne de défense fut de rejeter la faute sur le ministère, coupable de dilapider son budget en
dépenses somptuaires, dont le Mistral, accusé d’être une “grosse cuve” sans aucun intérêt militaire, devint le symbole.
Il fallut une nouvelle colère – privée, cette fois – de Medvedev et l’arbitrage de Poutine, fin mai, pour qu’Igor Setchine reçoive des instructions pour s’entendre avec le général Puga à la
veille du sommet du G8 de Deauville. Les conditions finales du contrat qui vient d’être signé à Saint-Pétersbourg sont pratiquement celles que le vice-amiral Borissov avait négociées.