23/07/2013 Michel Cabirol, à Abu Dhabi – LaTribune.fr
La France a conclu lundi un contrat de plus de 700 millions d'euros pour fournir aux Emirats arabes unis deux satellites militaires d'observation, signe selon Paris du rétablissement de la confiance entre deux partenaires stratégiques. Retour sur une négociation qui a connu des hauts et des bas pour les Français.
La France est enfin de retour dans les contrats d'armement aux Emirats Arabes Unis. Après une longue période d'abstinence d'environ six ans, elle a remporté lundi un contrat de plus de 700 millions d'euros portant sur la vente de deux satellites d'observation de la classe des Pléiades, qui seront en service dans cinq ans. Les deux constructeurs, Astrium, maître d'œuvre du projet, et Thales Alenia Space (TAS), qui se partagent ce contrat à parité, ont réussi à arracher ce contrat pourtant promis en début de l'année à l'américain Lockheed Martin.
Mais c'était sans compter sur la ténacité du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, qui a su construire en peu de temps une très bonne relation de confiance avec l'homme fort des Emirats, le prince héritier cheikh Mohamed Bin Zayed Al Nahyan. Surtout « Jean-Yves Le Drian y a cru jusqu'au bout », confie-t-on dans l'entourage du ministre de la Défense même quand la France était au creux de la vague. Retour sur une négociation, qui est passée par des hauts et des bas lors des sept derniers mois.
Sérénité dans le camp français
Fin 2012, les industriels français - Astrium et TAS - sont confiants dans la compétition qu'ils livrent depuis 2008 aux Emirats désireux de s'équiper de deux satellites d'observation ayant une résolution de 50 cm - à l'époque les Emiratis ne veulent pas plus. C'est le projet Falcon Eye. Les Français ont fait une meilleure proposition que l'américain Raytheon, qui est 20 % plus cher. Ils sont favoris et attendent fin 2012 un geste du prince héritier pour terminer à Abu Dhabi la négociation du contrat. Car c'est lui, et lui seul, qui décide des investissements en matière de défense et des coopérations militaires aux EAU. Début décembre, une délégation émiratie de haut niveau assiste à Kourou au lancement du satellite d'observation français Pléiades 1B par le lanceur russe Soyuz. Il règne encore dans le camp français un optimisme raisonnable. Même si les discussions trainent comme souvent dans le Golfe, cela ne provoque pas plus d'inquiétude que cela en France.
Un nouveau compétiteur redoutable, Lockheed Martin
Pourtant ce que ne savent pas encore les deux groupes français, c'est que les Américains, et plus précisément, Lockheed Martin, ont contre-attaqué et obligé les Emirats à considérer une proposition non sollicitée très intéressante, notamment sur le plan technique. Le groupe américain propose un satellite dont la commande a été annulée par la National Geospatial-Intelligence Agency (NGA), une agence du département de la défense des Etats-Unis qui a pour fonction de collecter, analyser et diffuser du renseignement géospatial en utilisant l'imagerie satellite. Avec un satellite sur les bras, Lockheed Martin saute sur l'opportunité de le proposer aux EAU. Ce satellite - Digital Globe - a une résolution de 34 cm, bien supérieure à celle proposée dans le cadre de l'appel d'offre. Washington s'est également mis au service de son industrie en signant avec Abu Dhabi un accord intergouvernemental régissant les conditions d'utilisation du satellite. Bref, la machine américaine déroule toute sa puissance face à des petits "Frenchies", qui n'ont pas encore senti la menace.
En février, au salon de l'armement d'IDEX à Abu Dhabi, douche glacée pour les Français. Les Emiratis les informent de la proposition de Lockheed Martin qu'ils ne semblent pas pouvoir refuser. Abu Dhabi est alors très près d'accepter l'offre américaine. Pourtant, de façon très opportune, cheikh Mohamed Bin Zayed Al Nahyan, qui a noué des relations de confiance avec Jean-Yves Le Drian, accepte d'attendre une nouvelle offre des deux constructeurs tricolores. Sonné par cette mauvaise surprise, le camp français « cornaqué » par le ministre repart au combat et décide de réagir face à cette nouvelle proposition venue d'ailleurs, qui rebat toutes les cartes de cette compétition.
Une nouvelle offre française
Demandé par les deux constructeurs depuis plusieurs mois, un accord intergouvernemental, exigé par les Emiratis, est finalement signé par la France. Lors de son passage au salon de défense IDEX, le ministre de la Défense paraphe à la satisfaction des Emiratis cet accord avec le prince héritier. Et il assure qu'il reviendra aux Emirats avec une nouvelle offre française définitive et engageante six semaines après. Ce qui a été fait même si Jean-Yves Le Drian n'est pas revenu aux Emirats. « Nous devions rétablir un cadre de confiance et un dialogue respectueux entre la France et les Emirats Arabes Unis, explique Jean-Yves Le Drian. Je ne viens pas aux Emirats avec un catalogue d'armements mais pour avoir une relation de confiance dans la compréhension de l'un et de l'autre ».
A son retour en France, Jean-Yves Le Drian est très clair. Pas question pour les industriels de partir en ordre dispersé. Astrium et TAS, qui se chamaillent pour tirer les prix au plus bas, doivent coopérer - l'Etat a été très clair, il veut une offre commune. Les deux constructeurs travaillent sur une nouvelle offre technique améliorée pour la mettre au niveau de celle de Lockheed Martin. Ce qui n'est irréalisable pour les deux partenaires. Deux solutions sont étudiées. Soit dégrader une version d'un satellite de type Helios, soit augmenter la performance d'un satellite de type Pléiades. C'est la deuxième solution qui est retenue, ce qui exige quelques petits développements à réaliser par rapport aux satellites français en service. Cette solution permet en revanche de proposer par la suite un nouvel équipement de très haute résolution à l'export. « Astrium et Thales ont bien travaillé », souligne le ministre.
Signature du contrat en juillet ?
La France n'a pas encore perdu la compétition... mais elle ne l'a pas non plus gagné. Loin de là. L'offre française est au moins au même niveau que celle de Lockheed Martin. Elle peut faire la différence sur les conditions d'utilisation des satellites, qui sont plus souples que celles régissant les satellites américains beaucoup plus strictes. Mais surtout grâce à la nouvelle relation de confiance tissée entre Jean-Yves Le Drian et cheikh Mohamed. Début juillet, le camp français, qui a travaillé et maintenu la pression sur le client, sent à nouveau les choses tournées en sa faveur. Entre mars et juin, Jean-Yves Le Drian n'a pas lâché l'affaire et a passé plusieurs coups de téléphone à cheikh Mohamed. La Direction générale de l'armement fournit également un travail colossal et contribue à la réussite du camp français. Tout comme l'ambassade de France à Abu Dhabi.
Le cabinet de Jean-Yves Le Drian songe dès le mois de juin à préparer une visite aux Emirats. Une visite est finalement programmée début juillet, Jean-Yves Le Drian y va notamment pour convaincre le prince héritier. Mais les Emiratis, qui sont de bons négociateurs, soufflent le chaud et le froid. Durant toute la semaine qui précède cette visite, l'hôtel de Brienne a été soumis à rude épreuve par les Emiratis, experts en la matière, et est passé par des hauts et des bas : du succès des négociations au report du voyage. Le ministre de la Défense prend toutefois la décision de s'envoler le dimanche 7 juillet pour les Emirats. Sans certitude aucune, le ministre, qui s'est beaucoup démené pour ce projet, a finalement décidé d'y aller et d'emmener avec lui le PDG de Thales, Jean-Bernard Lévy, ainsi que celui d'Astrium, François Auque, pour tenter d'arracher une décision d'Abu Dhabi. Objectif du camp français, terminer les négociations. Il reste notamment à négocier le prix des deux satellites.
Une négociation marathon
Une fois sur place, les Français ont dû continuer à batailler dans le bon sens terme avec des Emiratis toujours très exigeants. Et le ministre a pris plus que sa part dans les discussions. D'ailleurs Jean-Yves Le Drian et cheikh Mohamed Bin Zayed Al Nahyan se sont croisés plusieurs fois par jour lors du séjour de la délégation française à Abu Dhabi. Lundi, le round des négociations s'est même terminé au petit matin sans pouvoir toper. Mais les négociateurs, qui avaient réussi à lever un à un les derniers obstacles, semblaient alors convaincus d'une signature le mardi. En dépit d'une intense négociation, qui a duré trois jours à Abu Dhabi, Jean-Yves Le Drian, n'a pu obtenir du prince héritier la signature du contrat. Partie remise ? Certainement car cheikh Mohamed promet plusieurs fois pendant la négociation à la France ce contrat.
Frustration et déception
De retour à Paris, c'est pourtant la frustration et la déception qui dominent. Mais également l'incompréhension. Certains estiment qu'ils ont laissé passer leur chance. D'autres pensent que les Américains ont fait pression sur Abu Dhabi pour ne pas signer. Car une nouvelle exigence émiratie de dernière minute a fait capoter le mardi les négociations, selon des sources concordantes. Abu Dhabi souhaitait raccourcir le délai de livraison des deux satellites. Résultat, pas de contrat signé comme attendu. Et pourtant les Français ont fait le forcing. A la demande des industriels, le ministre est même resté mardi sur place - il devait rentrer lundi à Paris - pour convaincre l'homme fort de signer lors d'une négociation marathon et plutôt bien maîtrisée jusqu'à la rupture des discussions. Las, cette dernière exigence a eu raison de la volonté des industriels de signer. Ce ne sera finalement pas le cas. La France ne conclura pas cette fois-ci.
Pourquoi un tel échec ? "La France a encore oublié que l'on n'impose pas un calendrier de signature aux Emiratis, qui n'aiment pas être mis sous la pression d'un Etat étranger dans une négociation", explique un bon connaisseur de ces dossiers à La Tribune. Aussi simple que cela... Et très certainement vrai au vu de la nouvelle tournure des événements. Très vite le prince héritier donne de nouveaux gages à la France. Il promet d'envoyer son équipe de négociateurs de trois, quatre personnes à Paris. Il tient parole. Très vite d'ailleurs. La délégation émiratie arrive discrètement à Paris le lundi 15. Entre les Emirats et la France, c'est à nouveau très, très chaud... L'échec du premier round est à ranger au rayon des péripéties d'une négociation. Finalement les deux camps topent le mardi, Astrium (maître d'oeuvre) et TAS ayant fait une partie du chemin en réduisant un peu les délais de livraison des deux satellites comme exigé par les Emiratis. Un accord est paraphé dans la foulée à Paris.
Organiser la cérémonie de la signature
Une fois l'accord en poche, la France et les Emirats doivent organiser la cérémonie de la signature. Un événement arrangé entre Jean-Yves Le Drian et cheikh Mohamed Bin Zayed Al Nahyan. Ce sera lundi 22 juillet à Abu Dhabi. C'est le premier gros contrat militaire conclu par la France depuis l'arrivée du gouvernement Ayrault en mai dernier. Arrivé lundi en fin d'après-midi, Jean-Yves Le Drian, qui a beaucoup, beaucoup mouillé la chemise sur ce projet, descend de l'avion et assiste à la signature en présence du PDG d'Astrium François Auque et du PDG de TAS, Jean-Loïc Galle ainsi que du directeur général délégué en charge de la stratégie et de l'international d'EADS, Marwan Lahoud, et du patron des ventes d'EADS, Jean-Pierre Talamoni.
Concrètement, le contrat Falcon Eye prévoit la fourniture et le lancement de deux satellites d'observation, une station de contrôle et la formation d'une vingtaine d'ingénieurs émiratis. La commande est accompagnée d'un accord d'Etat à Etat qui prévoit une aide des militaires français à leurs homologues afin d'interpréter les images et partager les renseignements recueillis, indique-t-on dans l'entourage du ministre de la Défense. Les deux satellites devraient être lancés en 2019, indique-t-on de source industrielle. "Ce soir on franchit un cap, c'est l'établissement de la confiance", a estimé Jean-Yves Le Drian dans l'avion qui l'emmenait vers Abu Dhabi. Il a expliqué qu'il avait trouvé à sa prise de fonction en mai 2012 une relation "cassée : il y avait une rupture de confiance, il ne se passait plus rien".
Dernières commandes en 2007
Les dernières commandes militaires significatives de ce client traditionnel de la France remontaient à 2007, avec le contrat Yahsat portant sur la livraison de deux satellites de communication, et l'achat de trois avions ravitailleurs MRTT à Airbus Military. La France a cependant établi en 2009 aux Emirats sa seule base militaire en dehors d'Afrique où 700 hommes sont stationnés en permanence et est liée avec ce pays par un partenariat unique, souligne-t-on au cabinet du ministre. Les responsables français attribuent cette mauvaise passe à l'insistance du gouvernement précédent à vendre des Rafale à Abu Dhabi, déjà équipé de Mirage 2000-9 très modernes, sans assez d'égards envers ses interlocuteurs.
Outre les satellites d'observation, la France compte également vendre 60 avions de combat Rafale (Dassault Aviation), 700 Véhicules blindés de combat d'infanterie (VBCI) de Nexter ainsi que des radars de défense aérienne 3D tactique multimissions à moyenne portée, le Ground Master 200 (GM200) fabriqués par Thales. La France et les Emirats entretiennent de longue date une coopération de défense, notamment dans le domaine de l'armement. Entre 2007 et 2011, les prises de commandes se sont élevées à 2,1 milliards tandis que les livraisons de matériels ont atteint 1,9 milliard d'euros, selon le rapport au Parlement de 2012 sur les exportations d'armement de la France.