18.12.2014 source Assemblée Nationale
« Ni la bravoure de l’infanterie, ni celle de la cavalerie ou de l’artillerie, n’ont décidé d’un aussi grand nombre de batailles que cette arme maudite et invisible, les espions. »
Napoléon au Maréchal Soult.
Ce rapport annuel est le sixième que publie la Délégation parlementaire au renseignement (DPR). Pourtant, par bien des aspects, non seulement il ne ressemble pas à ses prédécesseurs, mais en sus, il correspond à une volonté affirmée d’entériner une véritable rupture avec les pratiques antérieures.
Ainsi ambitionne-t-il de retracer le plus précisément possible la totalité de l’action de la DPR. Or, comme l’écrivait Jean-Pierre Sueur dans son rapport pour avis pour la Commission des lois du Sénat lors du débat préparatoire à la Loi de Programmation Militaire (LPM), le 9 octobre 2013, dans les années qui suivirent sa création, la Délégation avait plutôt « choisi de s’en tenir dans son rapport public à des indications minimales et très générales sur son organisation et ses activités1 ». Cette différence vise à illustrer le changement profond de nature de la Délégation voulu par le législateur. En effet, si hier elle n’avait pour seule mission que de « suivre l’activité générale et les moyens des services spécialisés2 », depuis l’adoption de la LPM, sa vocation est dorénavant d’« exercer le contrôle parlementaire de l'action du Gouvernement en matière de renseignement et [d’]évaluer la politique publique en ce domaine3 ». C’est pourquoi les deux premiers chapitres retracent la mutation engagée dans l’organisation du travail afin de pouvoir rendre des comptes aux citoyens à l’image de ce que pratiquent toutes les autres démocraties occidentales. La France tourne ainsi une curieuse page où une structure parlementaire n’avait pour vocation que de produire une analyse à la seule destination du pouvoir exécutif.
Le chapitre 3 porte sur le renseignement économique et financier. Là encore, ce choix se veut symbolique. Historiquement, la recherche de renseignements concerna d’abord des objectifs militaires : il s’agissait de percer l’ordre de bataille d’adversaires potentiels et de le tenir constamment à jour. C’est d’ailleurs ce qui explique que le premier de nos services, la DGSE, est toujours imprégné de cette culture de la guerre que l’on retrouve aussi dans les deux autres services placés sous l’autorité du ministre de la Défense (la Direction du Renseignement Militaire et la Direction de la Protection et de la Sécurité de la Défense). Mais aujourd’hui, leur mission est plus vaste puisque c’est l’État et ses citoyens qu’ils doivent protéger. Et s’il est un domaine où les services jouent pleinement leur rôle au service de la collectivité, c’est bien celui de la lutte contre l’économie souterraine, illégale et parfois mafieuse, et de la finance criminelle4. Nos impératifs de sécurité nationale s’étendent non seulement à la défense du territoire, de la population et des ressources nationales, mais aussi à la préservation des capacités économiques de la Nation. L’interdépendance et la concurrence économiques à l’échelle mondiale se sont accrues et se révèlent des sources importantes de tensions et de conflits possibles entre les États. Et de ce fait, l’information s’avère désormais une condition essentielle de la compétitivité. L’action des services - et pas seulement ceux du ministère de l’économie et des finances (Tracfin et la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières) - comporte donc une orientation de plus en plus économique que la DPR a souhaité examiner. Elle en retire d’ailleurs la profonde conviction que l’organisation en la matière reste très perfectible et nécessite une orientation politique assumée.
Comme elle l’avait fait dans son rapport de 2013 – ce qui constitue donc l’un des rares éléments de continuité –, la DPR, dans son chapitre 4, poursuit ses réflexions sur « l’amélioration du dispositif juridique d’encadrement et de contrôle des services afin que, solide et bien accepté par nos concitoyens, il contribue à accroître la confiance de ceux-ci dans l’action des services de renseignement ». En effet, dans l’imagerie d’Epinal hexagonale, le renseignement renvoie à de noirs desseins et à une logique non démocratique et non républicaine. Comme le note Yannick Pech, « les vocables qui y sont associés sont bien souvent ceux d’indic, de délateur, de barbouze et ont trait à des traumatismes enracinés dans la culture historique nationale. Ces références renvoient presque systématiquement à des images négatives, mélanges d’éléments de culture policière et militaire dans leur dimension coercitive et intrusive5 ». Plus prosaïquement, pour la DPR, les services appartiennent à la sphère administrative. N’est-ce pas M. Michel Rocard, alors Premier ministre qui reconnaissait que « le renseignement est l’un des investissements les plus rentables de l’État. Il est l’une des fonctions fondamentales de la sécurité nationale de tout État de droit et constitue une condition nécessaire à la prospérité du pays »6 ? Les services sont donc des administrations reposant sur des fonctionnaires, civils et militaires, ce qui, conformément aux principes démocratiques, doit les conduire à être soumis à toutes les formes de contrôle nécessaires pour préserver les libertés individuelles et collectives. Cette appréhension du renseignement comme une politique publique explique aussi le choix des termes.
En effet, pour la DPR, les services ne sont ni « spéciaux » ni « secrets ». Certes la presse les qualifie souvent ainsi sans doute parce qu’ils perdent en précision ce qu’ils gagnent en capacité à susciter immédiatement un certain mystère7. Mais la DGSE ou la DGSI ne sont pas des institutions secrètes : les sites internet de leurs ministères respectifs leur dédient des espaces, leurs directeurs généraux publient parfois même des entrevues. De plus, comme on pourra le lire plus loin, leurs missions, assurément elliptiques mais tout à fait réelles, sont définies par des textes normatifs. Les services ne sont pas plus spéciaux, sauf peut-être en raison d’un rattachement fonctionnel à l’autorité politique quelque peu original en raison d’une architecture découlant de la dyarchie de l’exécutif que l’on doit à la Constitution de la Ve République. En définitive, la DPR a, d’une part, privilégié la notion de « services » pour affirmer clairement que ce sont des organes qui « servent » l’État8 et, d’autre part, « de renseignement » afin d’expliciter leur vocation : trouver ce qu’on veut leur cacher. Ou comme l’écrit l’un des auteurs de référence sur ce sujet aux États-Unis : « conduire un processus par lequel des informations spécifiques importantes pour la sécurité nationale sont demandées, collectées, analysées et fournies9 ».
Le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale publié en 2013 en faisait la première des priorités, la DPR lui consacre son chapitre 5 : les ressources humaines. Les exigences inhérentes aux missions imposent que les services puissent disposer en permanence d’un personnel souvent jeune et nécessairement diplômé. Ces impératifs imposent un renouvellement important des effectifs notamment contractuels, avec une priorité portée sur le recrutement de linguistes et de scientifiques. Cela peut uniquement se concevoir grâce à un flux permanent et maîtrisé de recrutements et de départs. Il est donc crucial d’imaginer une politique de ressources humaines rénovée pour l’accompagnement social, humain et économique des évolutions à venir.
Évidemment, un chapitre, le 6ème, est entièrement consacré au suivi de la réforme du renseignement intérieur. La lutte anti-terroriste a peu à peu remplacé le contre-espionnage et les contraintes de la première se sont imposées comme la colonne vertébrale de l’organisation des services au point de structurer un modèle communautaire du renseignement. Le quotidien de nos services repose maintenant sur la coopération certes internationale mais aussi au niveau interne10. La naissance de la DGSI mais également du Service central du renseignement territorial (SCRT), qui dépend de la Direction centrale de la sécurité publique de la Police, ou encore celle de la Sous-direction à l’anticipation opérationnelle (SDAO) au sein de la Gendarmerie nationale, sont autant d’enjeux qui appellent une vigilance de la DPR sur l’articulation entre les missions et les moyens.
Comment faire l’impasse sur les conséquences des « révélations » d’Edward Snowden ? Cet administrateur de systèmes informatiques travaillant pour Booz Allen Hamilton, prestataire auprès du gouvernement des États-Unis, a fui en Russie à l’été 2013. Il a emporté avec lui, sous une forme numérisée, près de 1,7 million de documents classifiés volés principalement à la National Security Agency (NSA). Au moment de demander l’asile politique, il qualifiera son acte de défi politique en défense des libertés individuelles dans le monde entier. Son autojustification sera fortement contestée par le gouvernement américain pour qui il n’est qu’un voleur ayant enfreint la loi. Au-delà des mystères et des chausse-trapes qui entourent encore son acte et ses motivations, la publication de documents a créé un contexte « qui peut être utile » pour reprendre la formule du Président de la République le 25 octobre 2013. Utile pour rebâtir des partenariats d’occasion avec nos alliés de prédilection ? Utile pour revisiter lucidement les relations entre les consommateurs et les géants commerciaux de l’internet ? Utile pour s’interroger sur le cadre légal qui doit veiller à garantir l’équilibre nécessairement délicat entre surveillance, sécurité, vie privée ? La DPR apporte sa contribution dans le chapitre 7.
Le dernier chapitre est dédié à un retour plus factuel sur l’année 2014 au travers d’articles publiés dans la presse. Au fil des mois, la DPR a relevé des éléments qui l’ont conduite à procéder à des recherches. Ce rapport permet ainsi d’apporter quelques compléments qui vont souvent à rebours des affirmations.
Enfin, nonobstant son souci de répondre aux légitimes attentes de transparence des citoyens, les membres de la DPR ont également conscience que certaines informations portées à leur connaissance doivent être soustraites à la curiosité de nos rivaux comme de nos adversaires. C’est pour parvenir à concilier ces deux impératifs antagonistes qu’il a été décidé de masquer quelques passages sensibles au moyen d’un signe typographique (***), invariable quelle que soit l’ampleur des informations rendues ainsi illisibles.
Employé par le parlement britannique, ce procédé permet une synthèse entre les logiques ambivalentes. Nos concitoyens pourront ainsi apprécier le raisonnement déployé, sa cohérence, ses principales conclusions, tandis que certains détails resteront protégés sans que l’on puisse critiquer la vacuité du propos ou un « caviardage » excessif. Dans le cas du présent rapport, les passages occultés représentent moins d’une page de texte.
Indubitablement, les années à venir s’annoncent difficiles pour les services de renseignement : confrontés à une inéluctable raréfaction des ressources budgétaires, ils vont prendre en charge une menace plus diverse, plus technique et plus massive. Face à ce phénomène, le risque d’une dispersion des moyens, d’une mauvaise priorisation voire même d’hésitations opérationnelles guette ces administrations frappées des mêmes lourdeurs, des mêmes réticences au changement que toute organisation humaine.
En parallèle, l’exigence de réussite ne souffre aucun faux pas alors même que la très faible culture du renseignement de nos concitoyens rend l’appréhension des réussites quasi impossible.
En substance, les services de renseignement vont incarner des acteurs majeurs de préservation du contrat social, de réduction de l’incertitude, d’appui opérationnel et de réflexion prospective. Des attentes impatientes vont sans doute se concentrer sur eux en même temps que les soupçons vont s’aiguiser en raison de la nécessaire revalorisation de leur cadre d’action.
Nouvelle dissuasion nucléaire, tant en raison de ses bénéfices que des risques qu’il fait encourir à un Gouvernement, le renseignement occupera certainement une place croissante dans le débat public.
Cette nouvelle configuration va nécessiter la plus grande prudence et la plus grande déontologie de la part des observateurs et commentateurs, parlementaires, citoyens et journalistes inclus.
Confrontée à ces tiraillements démocratiques, la Délégation parlementaire au renseignement souhaite offrir un point de vue forgé par les rencontres, les auditions, la prise connaissance de documents, l’expérience acquise de la mission de contrôle. Les membres sont conscients de ce que, au-delà de l’affirmation de la légitimité de la structure à laquelle ils appartiennent, se noue un enjeu plus grand et plus noble ; un enjeu qui forge l’essence même d’une Nation.
Télécharger le Rapport relatif à l'activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l'année 2014 n° 2482 déposé le 18 décembre 2014 (mis en ligne le 18 décembre 2014 à 13 heures) par M. Jean-Jacques Urvoas