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18 octobre 2017 3 18 /10 /octobre /2017 07:55
photo Préfecture de Police

photo Préfecture de Police

 

15.10.2017 par Alain Establier – n° 180 lettre « SECURITY DEFENSE Business Review ».

 

SDBR : En ce mois européen de la cybersécurité, pouvez-vous nous décrire l’action de la Préfecture de Police de Paris (PPP) dans le Cybermonde ?

Michel Delpuech : La préfecture de Police est pleinement engagée et mobilisée à travers son organisation dans la lutte contre la cybercriminalité et notamment les infractions commises contre les systèmes d’information ou l’usage frauduleux de leurs données (escroqueries, discriminations, haine raciale sur Internet, contenus pédopornographiques, atteintes à la propriété intellectuelle : téléchargement illégaux, musique, films, données). La brigade d’enquêtes sur les fraudes aux technologies de l’information (BEFTI) de la direction régionale de la police judiciaire (DRPJ) - précédemment appelée SEFTI lors de sa création le 7 février 1994 - est en charge d’enquêter sur cette thématique. Pour répondre à l’évolution de cette délinquance, des « groupes Internet » ont été créés dans d’autres brigades centrales de la DRPJ, à l’instar de la brigade de protection des mineurs (lutte contre la pédopornographie), de la brigade des fraudes aux moyens de paiements (escroqueries à la carte bancaire, faux ordres de virement) et à la brigade de répression de la délinquance astucieuse (faux sites Internet, escroqueries qui y sont liées). Depuis mars 2015, un conseiller technique spécial en charge des questions liées à la cybercriminalité est rattaché au cabinet du préfet de Police.

 

Quelles actions de sensibilisation aux cyber-risques menez-vous, tant à l’interne qu’à l’externe ?

Les agents de la BEFTI ou de la BFMP (Brigade des fraudes aux moyens de paiement) interviennent régulièrement, à la demande des chambres des métiers ou du commerce et de l’industrie, afin d’organiser des conférences permettant de sensibiliser les personnels des différentes organisations professionnelles. Ces conférences sont également l’occasion d’alerter les entreprises sur de nouvelles formes de délinquance, d’arnaques et d’escroqueries, comme les faux ordres de virements internationaux, l’utilisation frauduleuse de moyens de communication (exemple : le « phreaking », technique permettant l’utilisation des standards téléphoniques des sociétés pour effectuer des appels à l’étranger vers des sites qui rémunèrent au passage le hacker). La préfecture de Police s’investit également dans la sensibilisation de ses agents (configuration des postes de travail, formation à la vigilance pour que chacun soit responsable de sa sécurité informatique et de sa navigation sur Internet) afin de renforcer la sécurité collective de ses réseaux.

Le site internet de la préfecture de Police dispose d’un espace cyber sécurité avec de la documentation à destination du public (conseils de prévention, vidéos pédagogiques) et des professionnels (conseils tutoriaux en ligne, démarches pour les dépôts de plainte en ligne par exemple).

 

Pas un seul jour sans que le risque terroriste ne se rappelle à la population. Quelle est la place de la préfecture de Police dans la lutte contre le terrorisme ?

Le risque terroriste demeure, aujourd'hui, à un niveau très élevé. En dépit de ses revers militaires importants dans la zone irako-syrienne, Daech reste déterminé à frapper notre territoire et, notamment, Paris et son agglomération. Certes, grâce à l'action de l'Etat, le phénomène des départs vers les théâtres d'opérations djihadistes au Sahel et au Moyen-Orient s'est tari. Néanmoins, environ 700 Français ou résidents habituels en France y sont actuellement présents, parmi lesquels environ un tiers de femmes. Environ 260 y ont trouvé la mort. Un peu plus de 200 individus sont d'ores et déjà revenus sur le territoire national. Enfin, un peu moins de 500 mineurs se trouvent sur zone. Notre vigilance est donc totale, de même que notre détermination à lutter contre la menace et protéger nos concitoyens. C'est là un objectif absolument majeur des services de la Préfecture de Police pour ce qui concerne Paris et son agglomération. Nous sommes d'autant plus vigilants que les groupes djihadistes encouragent également, dans le cadre d'un appel global au djihad, le passage à l'acte d'individus qui ne sont pas passés par le Moyen-Orient ou le Sahel, comme en témoignent les derniers attentats commis en France, à Paris, mais aussi à Barcelone.

 

Avez-vous changé votre approche du risque terroriste devant cette mutation de la menace ?

Cette seconde forme de menace, endogène, est aujourd'hui la plus prégnante. Ces individus radicalisés ne présentent pas de profil spécifique et agissent avec des moyens parfois rudimentaires, tels que des armes blanches ou des armes à destination, comme les véhicules béliers. L'attentat commis au marteau, le 6 juin dernier, contre un policier sur le parvis de Notre-Dame en est une parfaite illustration. Près d'un tiers des individus identifiés comme radicalisés - soit environ 6000 individus - se trouvent en Ile-de-France et dans l'agglomération parisienne ; ils représentent plutôt le haut du spectre de la menace. Paris concentre le plus grand nombre de ces signalements, avec un peu plus de 1000 cas.

Bien évidemment, ils font l'objet d'une attention et d'un suivi fins de la part des services concernés de la préfecture de Police. D'une manière générale, nos services de police sont puissamment mobilisés pour prévenir et lutter contre toute tentative de passage à l'acte. L'ensemble des maillons de la chaîne travaillent dans un souci de coopération constant, qu'il s'agisse du renseignement avec la DRPP (la direction du Renseignement de la préfecture de police de Paris qui travaille en étroite liaison avec les services du premier cercle tels que la DGSI), de l'investigation judiciaire avec la brigade criminelle de la PJ, de la sécurité et de la surveillance sur la voie publique avec les effectifs de la DSPAP (direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne), ou encore de l'intervention spécialisée avec la BRI (brigade de recherche et d'intervention). Telle est d'ailleurs la principale caractéristique de la préfecture de Police : une organisation intégrée qui permet d'assurer un continuum serré entre les actions de sécurité intérieure et de sécurité territoriale. La fluidité des échanges de renseignements entre services, la détection des signaux faibles de radicalisation, l'articulation des moyens judiciaires et administratifs, sont absolument nécessaires contre la menace terroriste diffuse à laquelle nous sommes confrontés.

 

Paris va donc organiser les JO en 2024. Comment envisagez-vous de préparer les équipes de la PPP à faire face à cette occasion à ces deux menaces majeures que sont le risque cyber et le risque terroriste ?

En lien avec le futur coordinateur national pour la sécurité des Jeux (CNSJ), le modèle intégré de la préfecture de Police et le rôle prépondérant du préfet de Police, à la fois dans la coordination des dispositifs de secours et de sécurité à l’échelle de la région Ile-de-France, comme dans les phases successives de planification et de gestion opérationnelle de la sécurité des Jeux, sont le ciment des projets tels le centre de commandement et d’information et de communication unique et le centre de coordination de la sécurité des transports. Permettre la résilience de tous les moyens pour assurer les missions est la première préoccupation sur laquelle le travail est entrepris. Le coût du numérique sera non négligeable pour être au niveau attendu par les politiques de sécurité nationale et les directives qui en sont issues. Mais la planification permettra de budgétiser les efforts afin de permettre d’atteindre le but de réussite des JO. La cellule de cyber-crise de la préfecture de Police sera prête à être activée à l’instar de ce qui a été fait durant la COP 21 en 2015 ou l’EURO FOOT 2016, avec à sa tête l’autorité qualifiée en sécurité des systèmes d’information de la préfecture de Police, le préfet secrétaire général pour l’administration de la préfecture de Police, lequel est assisté du responsable zonal de sécurité des systèmes d’information et du chargé de missions aux questions liées à la cybercriminalité. L’organisation de cette cellule fait appel à tous les services habituels en matière de gestion de crise de la préfecture de Police. La planification d’anticipation et les exercices dans ce domaine sont traités exactement comme les autres risques en raison de leurs incidences possibles sur la vie de la Nation dans les secteurs d’activité d’importance vitale. Le pilotage de la gestion de crise par le préfet de Police s’effectue en lien avec le Préfet, secrétaire général de la zone de défense chargé de la planification et des exercices de crise.

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25 juillet 2017 2 25 /07 /juillet /2017 05:55
photo EMA / COS

photo EMA / COS

 

25.07.2017 par Alain Establier – n° 176 de la lettre d’information SDBR

 

SDBR : Est-ce qu’un marin a un regard différent lorsqu’il prend la direction du COS (Commandement des Opérations Spéciales) ?

 

VA Laurent Isnard : Nous venons de fêter les 25 ans du COS, qui existe depuis 1992 avec comme premier commandant le général Lepage. Ensuite, se sont succédés des terriens, des marins et des aviateurs, ce qui démontre la continuité de notre travail. Au fil du temps, l’environnement a changé, l’outil a muri et s’est bien développé, mais aujourd’hui nous devons aller plus loin dans la capacité d’emploi du COS. Il n’y a pas de regard particulier d’un marin par rapport à un terrien ou à un aviateur, car voila 10 ans que je fais de l’interarmées, entre autres au CPCO (Centre de planification et de conduite des opérations), et j’ai profité durant cette période du regard et de l’expérience des autres sur les activités. Pour autant, je suis très fier de mon uniforme de marin mais je reste très ouvert sur l’extérieur. Il est important de ne pas avoir de barrières et de fonctionner en réseau ou en hub, modes de partage et de rencontre où chacun prend ce dont il a besoin et apporte au pot commun les éléments d’un projet supérieur : telle est l’idée maitresse.

 

Est-ce une approche collaborative comme on dit souvent dans les colloques ?

C’est une approche du monde moderne, certes moins confortable que le fait d’être propriétaire de son périmètre, mais qui oblige à dépendre des autres, pour leur disponibilité ou leur bon vouloir, qui vous oblige à avoir une bonne connaissance de votre environnement (informations, effecteurs, etc.) et qui vous met en situation d’inconfort parfois, car la décision complète ne dépend pas que de vous. En revanche, nous gardons notre autonomie en termes de capacités d’équipages, avec des équipes très spécialisées appliquant des procédures tout aussi spécialisées : commandos, renseignement, commandement dédié travaillant en boucle courte et faible préavis, etc. Autour de ces équipes, s’agrègent beaucoup d’effecteurs que nous allons chercher dans chacune des armées : patrouille de rafale, sous-marin, équipe régimentaire, etc.

 

Etes-vous intégré au CPCO ?

C’est un autre sujet. Le CPCO se situe au niveau stratégique. Le lien hiérarchique du G-COS est le CEMA, avec le sous-chef Opérations, son adjoint. L’avantage du COS est d’avoir une chaîne de commandement très courte : CEMA, ministre des armées, PR (chef des armées). Toujours bien sûr en coordination avec le CPCO, qui est la « tour de contrôle » pouvant mettre des moyens à disposition intégrés à la manœuvre globale. Sur certains théâtres nous fonctionnons seuls, sur d’autres nous sommes aux cotés des forces conventionnelles.

 

En 2012, le général Christophe Gomart, alors G-COS, nous disait qu’il souhaitait un bon pré-positionnement des Forces Spéciales, au plus près des zones potentielles de crise. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Aujourd’hui ce stade est dépassé, car la variété et la multitude de nos engagements amènent les unités à être pré-positionnées et même déjà engagées : Levant, Afrique en plusieurs endroits, Méditerranée, etc. Ensuite, il s’agit de définir des priorités selon la durée prévisionnelle de la mission. Nous avons aujourd’hui un très bon maillage des espaces où nous sommes susceptibles d’être engagés. En face, nous avons un ennemi qui se déplace en faisant fi des frontières, que ce soit avec des moyens conventionnels ou en utilisant le cyberespace : donc rien n’est normé. Les frontières sont une contrainte juridique pour nous, mais l’ennemi s’en affranchit facilement, entre autres par les ramifications dont il dispose dans plusieurs zones. C’est finalement une guerre en réseau contre des réseaux : partage d’information, accueil, soutien logistique, engagement. Nous avons un réseau d’officiers de liaison maillé sur différents continents, pour partager avec nos alliés de l’information, de la formation, voire de l’appui si nécessaire.   

 

Etes-vous fournisseur ou client des régiments ?

Les deux à la fois, car nous travaillons avec tout le monde. Prenons l’exemple de l’entreprise : dans un monde moderne, un industriel peut très bien avoir gagné un marché de fournitures et se retrouver également client pour des services fournis par un autre partenaire de ce même marché. C’est exactement la même chose chez les militaires : par exemple, le COS recueille du renseignement, qui est intégralement donné à la DRM, pour synthèse et analyse, et qui nous redonnera des éléments nécessaires à notre mission ou à une autre mission.

 

A propos de renseignement, y a-t-il une synergie réelle entre les différents acteurs du renseignement en France ?

En matière de renseignement, les services français sont plutôt dans un esprit de relations bilatérales, même si aujourd’hui d’importants progrès ont été observés, notamment à travers la mise en place de structures centralisées et spécialisées. A titre d’effecteur, le COS est dans ce type de schéma, que ce soit avec les services français (DRM, DGSE) ou alliés. Ce qui nous intéresse, c’est le renseignement à fin d’action : soit que nous en obtenions à l’occasion d’une opération et nous leur donnons, soit que nous en recevions des services. Sur certaines opérations (comme à Ouagadougou), nous travaillons en plateau, avec plusieurs services français et alliés : cela devient une plateforme neutre, pour accueillir des officiers de liaison de différents services de renseignement et les mettre en relation.

 

Les équipements dont disposent les Forces Spéciales (FS) sont-il satisfaisants ?

Tout dépend du référentiel. Par rapport à 1992, nous ne sommes plus dans la même dimension. Je commandais en 1999 le commando Hubert ; les avancées faites dans le domaine des nageurs de combat sont extraordinaires. Les progrès faits dans les trois composantes des Forces Spéciales sont considérables. En revanche, les cultures des unités et des milieux dans lesquels elles évoluent ont été conservées. Le COS a progressé au niveau des compétences individuelles (4400 avec les réservistes) et dans les domaines du collectif, des matériels et des procédures opérationnelles. La chaine de commandement a aussi évolué. Il est à noter que les états-majors de chacune des trois composantes, Terre, Air, Mer, ont rationnalisé et mis en cohérence le recrutement, la formation et l’entraînement des commandos et des équipages.

Les efforts à faire concernent l’ISR (Acquisition d’images par avion de renseignement et drones Reaper), la 3D (hélicoptères et avions de transport tactique en particulier) et les drones. Le besoin sera toujours supérieur au nombre de drones d’observation détenus, mais aujourd’hui nos drones doivent pouvoir embarquer des modules de guerre électronique et des armes. En véhicules terrestres, la DGA avait commandé en 2016, auprès de Renault Trucks Défense, des Véhicules Légers des Forces Spéciales (VLFS) et des Véhicules Lourds des Forces Spéciales (PLFS), destinés à remplacer respectivement les Véhicules de patrouille SAS (VPS) et les Véhicules Légers de Reconnaissance et d’Appui (VLRA). Nous avons reçu en début d’année les  premiers PLFS et nous devrions recevoir les premiers VLFS en 2018. En ce qui concerne la Marine, les embarcations rapides du type « Ecume » sont aujourd’hui « matures » et sont embarcables et parfois même prépositionnées sur différents bâtiments en service. Pour l’armée de l’Air, la capacité hélicoptère ravitaillable en vol ouvre un domaine d’emploi exceptionnel et complémentaire à celui de l’aéro-combat détenu par le 4e RHFS (4e Régiment d'hélicoptères des forces spéciales).

 

Sur quels types de missions les FS sont-elles engagées actuellement et quid pour l’avenir?

Actuellement, nous sommes engagés prioritairement sur des missions de lutte contre les terroristes ; c’est ce qui nous engage sur presque tous les théâtres que vous connaissez. Pour l’avenir, nous devons dès à présent nous préparer au combat de haute intensité, du fait du retour de la compétition des Etats-puissances : comment s’y intégrer ? Cela nécessite de développer certaines compétences chez les pilotes d’hélicoptères et d’avion de transport, ainsi que dans le combat commando. Dans les zones de combat de haute intensité, il faut utiliser certaines procédures pour pénétrer sous les radars, pour parer aux missiles en franchissement d’espace aérien, pour combattre essentiellement en zone urbaine, etc. A la différence de ce que vous voyez à Mossoul, par exemple, dans le combat de haute intensité auquel je fais allusion, il faut ajouter la profondeur du théâtre ; car ce sont des Etats qui s’affrontent, avec des armées complètes et tout leur panel de moyens. Dans ce contexte, le déploiement des FS ne correspond plus aux environnements que nous connaissons actuellement. Il faut donc s’y préparer et redécouvrir ce que les officiers d’aujourd’hui n’ont pas connu.

 

Quelles innovations les industriels pourraient apporter aux Forces Spéciales demain ?

J’avais exprimé au SOFINS en mars, devant les industriels, ce que nous attendons en termes d’innovation. Pour résumer, nous attendons des avancées dans le recueil du renseignement (ROEM et mise en place des équipes), dans le domaine de la communication (protégée des attaques cyber, de l’espionnage et des indiscrétions) et dans le traitement des données ainsi que les drones. Pour le recueil de renseignement, l’EMA, en collaboration avec la DRM, travaille avec des spécialistes des langues étrangères et avec des industriels capables d’apporter une aide automatisée à la traduction.

Au COS, nous faisons le choix d’avoir des interprètes locaux sur le terrain. Car nous sommes dans une logique de présence très en amont de crise sur les théâtres d’opérations et de constitution d’un réseau de partenaires, pour pouvoir avoir une appréciation de la situation, en avance de crise, puis une collaboration efficace et fiable au moment d’un éventuel engagement.  C’est une des grandes évolutions du COS moderne : être présent avant que la crise ne se déclenche, pour mieux comprendre son évolution, créer un réseau de partenaires locaux, accompagner la crise puis, lorsqu’elle est résolue, rester le temps de l’accalmie pour revenir en tant que de besoin. Cela ne se traduit pas par une inflation importante de personnels car, plus vous avez une connaissance fine de l’environnement, mieux vous pouvez mesurer les forces nécessaires à déployer.

 

Vos souhaits pour le COS et les FS ?

Dans la dynamique de mes prédécesseurs à ce poste, je souhaite que le COS puisse continuer à diversifier ses formes d’actions, pour augmenter l’employabilité, la réactivité et l’efficacité des Forces Spéciales afin de pouvoir atteindre les objectifs confiés par le Chef des armées et les autorités politiques de notre pays.

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11 juillet 2017 2 11 /07 /juillet /2017 07:55
ITW de Jacques Gautier, ancien VP de la Commission des affaires étrangères, de la Défense et des Forces Armées du Sénat (SDBR)

 

 

11/07/2017 par Alain Establier - SECURITY DEFENSE Business Review n° 175

 

SDBR : Vous avez été en 2016 rapporteur, avec le sénateur Daniel Reiner, d’un excellent rapport sur les OPEX de la France. Qu’en est-il sorti concrètement ?

 

Jacques Gautier : Pour l’instant, je devrais dire « rien » ! Mais, en pédagogie, il faut savoir répéter souvent… Comme le dit le CEMA Pierre de Villiers, en matière de Défense, « pour gagner la guerre il faut aussi savoir gagner la paix ». Cela signifie, qu’avec les nations européennes (pour disposer de budgets conséquents), il faut intervenir en amont des crises avec une approche globale d’aide au développement, incluant l’aide à l’agriculture, à l’éducation, à la bonne gouvernance, au règlement des différents ethniques ou religieux… Parallèlement, il faut investir et former les armées locales pour qu’elles puissent progressivement assurer le maintien de la sécurité et de la paix dans leur propre région ou leur propre pays. C’est un travail de longue haleine, à coût élevé, mais c’est le seul moyen d’éviter, dans le futur, la multiplication des zones de crises et la faillite des états. De plus, c’est la seule solution pour « fixer les populations » et limiter la crise migratoire massive de l’Afrique sahelienne vers l’Europe, liée à l’insécurité ou à la misère. Si nécessaire, la France doit être capable d’intervenir militairement pour mettre un terme à une menace de déstabilisation d’un Etat ou à des génocides potentiels, mais elle ne doit pas être « engluée » dans ces pays et doit être relevée par des forces de stabilisation des Nations unies ou régionales. Cela implique notamment une modification profonde de l’organisation des casques bleus onusiens, avec un noyau permanent de troupes bien entraînées, capables d’être projetées assez rapidement et aptes à des missions plus dures que le simple maintien de la paix. Cela nécessite aussi de repenser la formation des armées africaines, en les équipant, en les encadrant et en mettant en place un « mentoring » comme nous l’avons fait avec l’ANA*. J’espère que Jean-Yves Le Drian, qui connaît bien ces problématiques, pourra, dans ses nouvelles fonctions de Ministre de l’Europe et des Affaires Étrangères, porter ce message auprès de nos amis européens et au Conseil de Sécurité des Nations unies.

 

Mais la Minusca**, entre autres, n’est-elle pas à même de remplir ce rôle ?

 

Les 11.000 soldats de la Minusca sont soit enfermés dans leurs casernes, soit font la police à des carrefours, soit gardent des bâtiments publics, mais ils sont incapables de remplir une mission militaire forte ou une mission de formation des soldats locaux, encore moins de proximité avec les populations. L’armée française, elle, va au contact des populations et écoute les gens, c’est une grande différence. N’ayons pas peur de dire qu’en Centrafrique, comme au Mali, former des militaires sans les équiper et sans les encadrer est un échec dramatique. Soit l’Europe a la volonté de s’engager réellement, y compris en finançant l’équipement militaire des armées locales, soit ses interventions avec la PSDC resteront au niveau d’une bonne ONG. Ce qui est vrai pour les Européens l’est encore plus pour les casques bleus de l’ONU ; je l’ai déjà expliqué. Je crois que pour longtemps la France ne pourra échapper à son destin et restera le seul recours lorsque l’action militaire devient nécessaire.

 

Mais ne disiez vous pas vous-même, lorsque vous étiez encore sénateur, que la France n’avait plus les moyens de cette ambition ?

 

La commission parlementaire, à laquelle j’ai eu l’honneur de participer, a recommandé dans le passé que la France se concentre sur la protection de son territoire (métropole et outre-mer) et de ses zones d’influence, n’ayant plus les moyens de rayonner partout sur le globe. Limitons nous, là où nous pouvons agir et là où nous sommes attendus : du golfe de Guinée à la Somalie. Cela ne veut pas dire que nous n’ayons pas de l’influence ailleurs, en montrant le drapeau, mais nous ne pouvons pas être chef de file partout ou toujours le meilleur élève derrière les Américains…

 

Comment jugez-vous le budget Défense de la France aujourd’hui ?

 

Je sais ce qu’il faudrait et il y a ce que j’espère, que nous n’aurons sans doute pas. Comme il faut être pragmatique, je suis en accord avec les 2% de PIB avec pensions de 2022 et les 2% de PIB sans pensions de 2025, qui semblent être l’engagement du Président de la République et qui est celui du CEMA. Ces 2% ont valeur symbolique et il convient cependant d’entrer dans certains détails. Il est nécessaire de faire un effort de 2 milliards d’euros supplémentaires, dès 2018, et parallèlement d’atteindre un budget annuel de recherche et développement de 1 milliard (actuellement 750M€/an) : total 2.25 milliards annuels en plus. Réduire la déflation des effectifs puis la supprimer, comme l’a fait, avec raison, le président Hollande, entraine environ un surcoût pérenne lié aux effectifs de 900 millions d’euros par an. Malheureusement, nous avons de vrais problèmes de MCO***, de lacunes capacitaires, de matériels modernes dont nous sommes fiers, mais qui n’arrivent dans les régiments qu’au compte goutte et nécessitent donc des rénovations lourdes de matériels anciens peu adaptés au combat moderne : c’est l’exemple du VAB, rénové à grand frais, qui coûte presque le prix d’un Griffon. Nous n’aurons pas le premier MRTT avant 2019, alors que les C135 et KC135 sont usés jusqu’à la corde. Les retards sur les A 400M nous ont obligés à acheter six C130 J, etc. Nous avons des efforts à faire sur la disponibilité de nos hélicos : il est inacceptable d’avoir 33% d’hélicoptères disponibles, soit moins de 100 sur une flotte de 300! La rusticité a parfois des avantages sur les théâtres d’engagement que la sophistication ne parvient pas à concurrencer en termes de disponibilité et de fiabilité, et ne parlons pas des coûts ! Il faut empêcher les technos de penser à rationnaliser les hélicoptères militaires comme on le fait, chez Renault ou Peugeot, pour les véhicules citadins ; ça ne marche pas ! Ce qui est bon pour l’industriel ne l’est pas toujours, au fond du désert, pour nos armées et nos soldats qui, eux, risquent leur vie.

 

Que proposez-vous ?

 

Toutes ces idées doivent être versées dans la réflexion de la nouvelle LPM, qui doit être votée pour début 2018 pour couvrir les années 2018/2023, en intégrant le passif et en marquant la volonté du nouveau Président de la République, tout en faisant coïncider LPM et quinquennat. Il faut préparer l’avenir, en essayant, par exemple, de trouver la ou les deux plateformes les plus adaptées aux hélicos légers : pour mémoire, rénover 30 « Gazelle » et les déployer au Sahel n’aurait coûté au final que 120M€…Dans le même esprit, nous avons besoin d’unités navales légères, dotées d’un drone VTOL, pour sécuriser les 200 nautiques de notre littoral, tant en Méditerranée qu’aux Antilles ou à Mayotte : il y a des solutions moins chères que nos beaux bâtiments de guerre pour ce type d’emploi ; pourquoi s’en priver ? Nous avons parlé du milliard supplémentaire pour le personnel, il faut rajouter un supplément annuel constant d’un milliard pour payer les équipements lancés et non budgétés dans la LPM, accélérer les livraisons nécessaires de matériels, retrouver un niveau acceptable d’entrainement des soldats, améliorer le MCO, faire les dépenses d’infrastructures qui sont à un niveau critique (pour ne pas dire plus), réfléchir à l’intégration du surcoût des OPEX, maintenir la recherche et les compétences nécessaires au renouvellement futur des deux composantes de la dissuasion et investir dans les technologies d’avenir (cybersécurité, connectivité, IoT, IA, etc.). Je pourrais entrer dans le détail des programmes, mais il nous faudrait 10 pages de plus…

 

Comment interpréter la nomination à la Défense de ministres totalement étrangers aux sujets militaires ?

 

Des présidents de la République ont dans le passé choisi des ministres pour leur appartenance politique : c’était une erreur, mais on pouvait le comprendre dans un environnement politique particulier ou avec le souci d’équilibrer des majorités. Le Président Hollande a fait un choix, que tout le monde a applaudi, avec la nomination à la Défense de Jean-Yves Le Drian : il était préparé, il connaissait les dossiers à fond, il avait anticipé, il avait visité nos alliés pour comprendre leurs attentes. Madame Florence Parly, nouveau ministre des Armées, ne semble pas connaître la Défense, mais elle a montré, dans d’autres fonctions, sa capacité à diriger, aussi bien dans le privé que dans le public, et à avoir rapidement une vision d’ensemble des orientations stratégiques des thématiques auxquelles elle était confrontée. Elle a une vraie compétence en matière budgétaire. Compte tenu de son engagement, je forme des vœux pour qu’elle mette cette capacité et cette technicité au profit de la Défense lors des discussions, toujours difficiles, avec Bercy. Je rajouterais qu’il faut renforcer l’accord franco-britannique de Lancaster House, tout en nous appuyant sur le couple franco-allemand, sans ignorer les pays plus petits, pour faire une refondation européenne et tout en respectant nos accord au sein de l’OTAN. J’espère que Madame Parly partagera mon point de vue.

 

Vous représenterez-vous aux élections sénatoriales cet automne ?

 

Oui. Car je souhaite continuer à porter, au sein de la commission de la Défense du Sénat, la voix des Armées et de ses besoins (programme 146), en restant économe mais pragmatique. Ceci dit, l’avenir politique est incertain et, beaucoup de mes amis maires ayant perdu aux dernières élections législatives, nul ne peut dire aujourd’hui ce qu’il adviendra des élections sénatoriales du fait des scissions que vous observez comme moi. Si je ne suis pas élu sénateur, je prendrai ma retraite de maire de Garches en mars 2019… un an avant la fin du mandat.

 

 

*ANA : armée nationale afghane

**Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique

***MCO : maintien en condition opérationnelle

 

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24 avril 2017 1 24 /04 /avril /2017 09:55
ITW du GCA (2S) Alain Bouquin, Conseiller Défense du Groupe Thales - @SDBRNews

 

Interview par Alain Establier - SDBR N°170 daté du 25/04/2017

 

SDBR : Général, vous avez eu de nombreuses responsabilités au sein de la Légion étrangère*. Pourquoi fait-on le choix d’intégrer un groupe industriel comme Thales ?

Bouquin : C’est une excellente question. D’abord, au cours de ma carrière je n’ai pas fait que la Légion et j’ai une double culture : une culture opérationnelle (légionnaire) et une culture capacitaire (opérations d’armement, programmes, préparation de l’avenir). La dimension capacitaire m’avait permis de connaître le monde industriel. Ensuite et c’est le plus important, je continue à servir mon pays. En France, nous avons le défaut de considérer que la seule manière noble de défendre son pays c’est par les armes. Je suis persuadé que servir dans l’industrie de défense est une autre manière de servir mon pays et j’ai l’ambition que mon pays soit doté des meilleurs équipements, des meilleurs matériels et des meilleures capacités pour permettre à ses armées de remplir leur mission.

 

Quel est votre rôle au sein de Thales ?

Je suis conseiller de défense, pour faire du lien entre l’industriel et l’opérationnel. L’industriel a besoin de comprendre le besoin des militaires mais il a aussi besoin de comprendre leur environnement, la complexité militaire et ce ne sont pas de simples spécifications posées sur un papier qui permettent à l’industriel de correctement appréhender le vrai besoin des Forces. A l’inverse, les Forces ont besoin de connaître les contraintes de l’industriel (certaines technologies ne sont pas matures, certains équipements coûtent très cher) donc il est nécessaire de se parler pour converger vers ce qui sera accessible à un horizon donné : répondre efficacement aux besoins en restant raisonnables. Mon rôle est aussi de préserver un certain équilibre entre l’Homme et la machine. L’Homme doit rester dans la boucle, sinon l’industriel risque de produire une très belle solution complètement automatisée, avec beaucoup d’intelligence artificielle, des logiciels, etc. mais, en opération, le militaire veut garder le contrôle. Donc il faut, dans tout système délivré aux Forces, une place pour que le militaire conserve la maitrise de l’emploi de l’équipement. Cela ne veut pas dire que certains automatismes ne seront pas acceptés, mais il faut que l’équipement soit débrayable pour que le militaire conserve la maitrise du feu, par exemple pour éviter le tir fratricide ou l’erreur de tir.

 

En juin prochain, au Paris Air Show, les SALA (Systèmes d'Armes Létaux Autonomes) seront probablement très visibles. Les Forces Spéciales de demain seront-elles robotisées ?

Je ne le pense pas, car il y aura toujours des cas non conformes. Le chef militaire est là pour prendre des décisions et ses responsabilités dans des situations complètement inimaginables. C’est ce qui fait souvent la différence de culture entre l’ingénieur et l’officier. L’officier doit décider car, à la guerre, il y a toujours des décisions à prendre. Il y aura donc toujours la présence d’un Homme en charge de ce qui va se produire. La « guerre des étoiles » ne remplira pas toute son efficacité face à des situations complètement originales où seule l’intelligence humaine reste pertinente. A cela, il faut ajouter les problèmes éthiques posés : nos démocraties peuvent-elles accepter qu’un jour un adversaire soit éliminé non pas sur une décision humaine mais sur la décision d’une machine ? Donc je reste persuadé que les systèmes que nous allons concevoir, même bourrés de logiciels et d’intelligence artificielle, laisseront place à l’Homme dans les boucles de décision. La force aérienne demain sera sans doute mixte, composée d’appareils pilotés et de drones de combat complètement automatiques ou pilotés depuis le sol. C’est imaginable dans le milieu aérien qui est un milieu homogène.

 

Et dans le milieu terrestre ?

C’est beaucoup plus compliqué en milieu terrestre, mais nous pouvons imaginer une force mixte composée d’hommes et de robots terrestres qui, dans un premier temps, assureront les servitudes les plus simples : transport, logistique, fourniture d’énergie. Progressivement, nous pourrons avoir des robots capteurs et de surveillance, voire de combat. Un tourelleau téléopéré sur un char n’est-il pas déjà un embryon de robot de combat ? Aujourd’hui, le tourelleau est téléopéré par un opérateur mais, demain, peut-être fonctionnera-t-il seul à l’aide de ses capteurs intelligents ? Et s’il est posé sur un socle à roulette, il deviendra un robot de combat… Tout cela viendra progressivement, mais il faudra d’abord apprendre à faire coopérer l’Homme et le robot sur le terrain, en faisant en sorte que l’Homme ait toujours la main. L’avantage du robot est tout de même sa réactivité et parfois son efficacité : exemple, un drone de combat aérien encaisse plus de G qu’un pilote, voit plus vite que le pilote grâce à ses senseurs tous azimuts et peut déclencher un départ missile plus rapidement qu’un pilote.

 

L’amiral Isnard, G-COS, évoquait au Sofins le temps d’avance nécessaire pour les Forces Spéciales. Que signifie pour vous ce temps d’avance ?

Je vous donne un exemple. Aujourd’hui, la vision nocturne est un différenciateur majeur face à nos adversaires. Il y a peu d’écarts sur l’armement, grâce à des fusils d’assaut de calibre 5.56 aux précisions équivalentes. En revanche, le vrai différenciateur des Forces Spéciales est l’aptitude à voir l’ennemi quand lui ne peut pas vous voir ; sauf que, dans 5 mois ou dans 5 ans, l’ennemi pourra acquérir les mêmes lunettes de vision nocturne que celles produites aujourd’hui par Thales. Il faudra donc imaginer un autre différenciateur dans le duel : meilleure résolution, meilleure portée, etc. Nous avons un temps d’avance sur la vision nocturne actuellement. Mais, me direz-vous, les Forces Spéciales sont rarement « au contact », alors pourquoi se préoccuper de la vision nocturne ? En fait, les Forces Spéciales sont un outil d’action dans la profondeur, au même titre qu’un missile de croisière ; elles n’agissent pas sur la ligne de front (s’il y en a) mais beaucoup plus loin dans la profondeur stratégique. En revanche, là où est leur action, elles sont face à un ennemi tactiquement à une distance courte (15/20 mètres). Elles agissent donc « au contact », avec discrétion et discernement.

 

Les Forces Spéciales agissent-elles seules ?

Et non. Elles agissent seules dans la conduite de l’action proprement dite, dans l’exécution de leur mission principale : destruction d’une infrastructure, libération d’un otage, etc. Par contre, elles s’appuient sur le Groupement d’Appui aux Opérations Spéciales (GAOS) pour tout ce qui est appui, soutien ou service : appui feu, logistique, énergie de leurs radios ou essence des véhicules, maintenance de leurs armes, pour traverser un champ de mines (sapeurs), etc. pour se concentrer sur leur mission majeure et ne pas perdre en efficacité en dispersant leur ressources sur des missions annexes.

 

Y a-t-il des relations particulières entre les Forces Spéciales et les industriels ou la DGA ?

La DGA est une interface indispensable pour les industriels et pour les Forces, faisant un métier que les Forces ne peuvent pas remplir, à savoir traduire un besoin opérationnel en une spécification technique, à chiffrer un coût, à estimer ce qui est accessible et ce qui ne l’est pas, puis à passer un marché public. La DGA fait remarquablement ce métier, le militaire ne saurait pas le faire. Ce qu’on peut en revanche parfois reprocher à la DGA, c’est un cloisonnement un peu trop hermétique alors que les Forces et les industriels ont besoin de se parler en tête à tête pour mieux se comprendre. L’industriel doit parler avec le militaire pour mieux prendre la mesure de ses besoins ; les attendus d’un document contractuel ne suffisent pas.

 

Et le processus classique est donc trop lourd et trop long pour les Forces Spéciales ?

Forces Spéciales revendiquent leur particularisme et leur réactivité avec un tempo réduit, idéalement de l’ordre de 6 mois : elles cherchent donc des méthodes d’acquisition qui permettent de réduire les délais. Elles peuvent par exemple prendre le prototype d’un industriel, avec encore des défauts, s’il leurs donne le temps d’avance dont elles ont besoin. C’est une logique d’urgence opérationnelle qui bouscule les états-majors, les industriels et bien sûr la DGA. Les Forces Spéciales partagent d’ailleurs cette vision avec la DRM. Pour que les industriels s’adaptent à ce tempo, il faut qu’ils sachent être réactifs. C’est pourquoi un industriel comme Thales est friand du RETEX des Forces Spéciales, par exemple sur un prototype de vision nocturne pour en faire de l’adaptation réactive et gagner des mois de mises au point.

 

N’est-ce pas un chemin risqué pour la garantie de prix raisonnables ?

Je ne le pense pas car nous sommes challengés par des PME innovantes et les « start-up », et si Thales veut rester dans la course à l’innovation face aux PME, il faudra rester sur le même tempo qu’elles et sur des registres de prix comparables. Sur l’aspect réactivité, il est possible de gagner du temps en sélectionnant des produits sur étagères qui conviennent à peu près, pour un certain emploi, et en demandant à la DGA d’en faire des opérations d’expérimentation réactives (OER) : cette procédure peut faire gagner plusieurs mois de délais. Ceci étant, l’acquisition de produit sur étagère ne peut pas se faire sur l’ensemble du spectre. Pour les produits susceptibles d’être exposés à des menaces électromagnétiques et cyber, nous devons être très prudents et passer par des produits durcis et normalisés.

 

A propos d’innovation, Thales a évoqué récemment quelques avancées sur des armes non létales. Pouvez-vous nous en parler ?

Nous réfléchissons de plus en plus au non-cinétique. Depuis l’invention de la poudre, le mot arme fait penser à arme à feu. Demain, nous aurons des effecteurs qui reposeront sur d’autres effets : jet de particules, émission électromagnétique de forte puissance, émission laser, etc. Beaucoup de travail reste encore à faire pour les rendre portables, mais ces outils fonctionnent. Par exemple, le projet REPTILE (micro-onde de forte puissance), capable de faire un trou dans une plaque métallique à 200 mètres, peut faciliter la chasse aux minidrones ou la progression de troupes. Le projet PEPS est capable de délivrer des émissions magnétiques micro-ondes pour détruire par impulsion toute l’électronique embarquée d’un objet non durci : par exemple, pour stopper un véhicule suspect à un barrage. Voilà des exemples de ce que Thales peut apporter aux Forces Spéciales en matière d’innovation.

Nous sommes à l’aube d’une belle histoire à construire avec les Forces Spéciales, en les convaincant que Thales est un partenaire de confiance, avec une panoplie d’outils qui couvrent déjà un large spectre pour elles, que nous ne sommes pas simplement des électroniciens de très haut niveau et que nous pouvons mettre en place une organisation de proximité avec elles.

 

* Saint-Cyrien de la promotion général ROLLET, le général BOUQUIN a été affecté au 4ème Régiment étranger en 1980 puis au 2ème REP en 1981. Il y occupera successivement jusqu'en 1990 les fonctions de chef de section, d'officier adjoint, de commandant de compagnie puis d'officier traitant au bureau opérations instruction. Après différentes responsabilités à l’EMA, en 2000 il prend le commandement du 2ème REP. En 2009, il prend le commandement de la Légion étrangère jusqu’en 2011. Il est officier de la Légion d'honneur, officier de l'ordre national du mérite, titulaire de la croix de la valeur militaire avec étoile de bronze et de la croix du combattant.

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20 décembre 2016 2 20 /12 /décembre /2016 12:40
photo SDBR

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20.12.2016 par Alain Establier - « SECURITY DEFENSE Business Review » n°162

 

SDBR: Comment va la Russie aujourd’hui?

Gaël-Georges Moullec * : Il n’y a plus d’ascenseur social dans la Russie d’aujourd’hui, ce qui est un problème moins connu, mais aussi important à terme que les problèmes démographiques ou économiques. Le système est bloqué par des élites qui placent leurs familiers aux postes de responsabilités, écartant ainsi ceux qui pourraient y accéder par le mérite et par leurs capacités. Au temps de Gorbatchev, le peuple a accepté la désintégration du pays car il y avait l’espoir dans l’avenir, la possibilité de se déplacer enfin à l’Etranger ; sous Eltsine, la dégradation économique s’accompagnait pour certains d’une ascension sociale basée sur des privatisations discutables. Aujourd’hui, il y a un danger de « brejnevisation » avec des gens installés aux commandes depuis trop longtemps, ainsi 1% de la population dispose de 70% de la richesse nationale. A cela, il faut ajouter la question de l’avenir de Vladimir Poutine, que certains posent depuis l’été 2016, et l’interrogation sur une éventuelle interruption de son 3ème mandat, sous le prétexte d’une santé défaillante, mais en réalité pour devancer une situation économique qui pourrait devenir catastrophique et recourir par anticipation à des élections présidentielles encore gagnables par un « héritier » désigné d’avance. On observe ainsi la nomination récente, à des postes de gouverneur, d’anciens haut-fonctionnaires des services de renseignement ou des forces spéciales qui pourraient parfaitement tenir, si nécessaire, ce rôle d’héritier.

 

Indépendamment du pétrole et des sanctions internationales, y a t-il une autre cause à la situation économique du pays ?

Il y a quatre causes en fait : des investissements qui n’ont pas été faits en temps utile, une corruption perdurant qui réduit d’autant le montant des investissements d’Etat, la baisse du prix du pétrole et les sanctions occidentales, touchant principalement et individuellement les proches de Poutine. Les sanctions technologiques existaient déjà du temps des Soviétiques et n’avaient pas été réellement levées depuis 1991. Par contre, aujourd’hui les contre-sanctions russes peuvent avoir un effet bénéfique pour le pays, en l’obligeant à redevenir le grand pays agricole qu’il était avant 1917. Cependant, n’oublions pas qu’une certaine caste russe s’enrichit des exportations de pétrole et de gaz et des importations agricoles et industrielles ; elle n’a donc rien à gagner à la relocalisation d’une partie de l’économie et pourrait voir d’un mauvais œil certaines prises de position extérieures offensives (Crimée, Donetsk, Syrie, missiles « Iskander » à Kaliningrad) du Président Poutine.

 

Pourquoi le Président Poutine prend-il ce risque ?

Le président Poutine a deux cerveaux : celui de l’ancien du FSB, patriote, qui a grandi à Leningrad, « berceau de trois révolutions », et celui d’une personne qui a fait son chemin en accumulant une richesse personnelle d’un montant aussi impressionnant que flou. Selon le cerveau qu’il utilise, il prend des décisions dans l’un ou l’autre sens. L’erreur de l’Occident est de ne pas avoir perçu cela et d’avoir transformé une personne qui suivait initialement, comme héritier direct d’Eltsine, son intérêt financier en un patriote capable de mettre entre parenthèse ces mêmes intérêts comme prix du retour de la Russie sur la scène internationale.

 

Pensez-vous que le rattachement de la Crimée à la Russie ait été un acte irréfléchi du président Poutine ?

Il n’avait certainement pas prévu l’ampleur des sanctions personnelles prises par les Européens et les Américains à l’égard d’une centaine de dirigeants russes. A part cela il faut savoir que la Crimée, pour les Russes, c’est un peu l’Alsace-Lorraine pour les Français… La Crimée a été perdue deux fois : une fois contre les Français et les Anglais durant la guerre de Crimée (1853-1856), une fois contre les Allemands durant la grande guerre patriotique (1941-1945). La possibilité que l’OTAN ait pu envisager d’y implanter une base, grâce au retournement de l’Ukraine en 2014, a été le déclencheur de la réaction russe. De plus, les Européens ont complètement occulté le soutien populaire local à l’initiative du président Poutine : sur les 24.000 militaires ukrainiens présents en Crimée en 2014, 18.000 ont choisi de rester, de prendre la nationalité russe et d’opter pour leur intégration dans les forces armées russes. On peut juger à cette aune de leur attachement à l’Ukraine !

 

Pourquoi la Russie s’est-elle engagée auprès de Bashar al-Assad en Syrie ?

En matière de politique étrangère il n’y a pas d’ami ou d’ennemi, il y a des alliances de circonstances. Le président Poutine a le sentiment d’avoir été floué sur l’affaire libyenne en 2011, qui avait donné lieu à un conflit ouvert entre Vladimir Poutine, alors Premier Ministre, et Dimitri Medvedev, alors Président. Ensuite, le terrorisme islamique s’est largement exprimé en Russie par de multiples attentats sanglants et le terrain syrien a donné un espace de formation idéal pour des islamistes russes et de l’ex-URSS appelés à porter ensuite la menace sur le territoire russe, où vivent depuis toujours des Musulmans (15%) ou en Asie centrale. Enfin, la volonté américaine d’utiliser la Syrie, après une victoire de la « démocratie » dans la guerre civile, pour le transit du gaz et du pétrole en provenance d’Arabie Saoudite et de la péninsule arabe était une concurrence directe pour la production russe à destination de l’Europe. Si l’on ajoute la possibilité de bénéficier de facilités militaires portuaires ou aériennes, voila les vraies bonnes raisons de l’engagement russe aux cotés de Bachar el-Assad.

 

Est-ce que le changement de majorité à la Maison Blanche peut changer la position américaine vis à vis de la Russie ?

Ce qui va changer, c’est l’abandon de la position idéologique des Américains face aux Russes : « Le Bien » contre « l’Empire du Mal ». Par contre, le retour aux investissements publics faits sur le territoire des Etats-Unis va permettre la recherche de l’autonomie énergétique des Américains, entrainant de fait la chute des cours du pétrole et donc des difficultés accrues pour la Russie. Les Russes, pour se sortir de ce retournement de situation, devront sans doute investir dans les infrastructures lourdes (autoroutes, chemins de fer à grande vitesse, hubs aériens), dans les vraies technologies hi-Tech, et pas les nanotechnologies « à la Tchoubaïs » et parvenir à une réelle conversion, permettant au secteur civil de bénéficier des avancées technologies issues de la recherche militaire. Ce qu’on observe actuellement des arrestations de responsables (tel le ministre de l’Economie Alexeï Oulioukaïev accusé de corruption et arrêté le 15/11/16) tient dans une expression russe « Tout pour les miens, pour les autres juste la Loi ! ». Ce n’est pas l’abolition de la corruption, c’est plutôt la régulation de la corruption, voir son utilisation à des fins politiques. Pour autant, il est possible pour les entreprises occidentales de travailler en Russie avec des responsables raisonnables, voir honnêtes.

 

Quelle solution politique serait envisageable en Syrie ?

mieux, pour la Russie, nous pouvons imaginer la pérennité du régime syrien et la réintégration de Bachar el-Assad au concert des nations : n’oublions pas qu’il avait été invité à Paris aux fêtes du 14 juillet 2008, comme Kadhafi l’avait été en grande pompe en 2007 ! Le raisonnable pour la Russie serait une solution politique, négociée et agréée par la nouvelle administration américaine, permettant à moyen-terme le renouveau de la Syrie et garantissant les intérêts de la Russie. La plus mauvaise solution pour les Russes serait issue d’un atermoiement de leur part, qui entrainerait une négation des leurs intérêts dans la région par l’Occident : si le président Poutine est toujours au pouvoir, il pourrait y avoir de fortes réactions, si ce n’est plus lui, mais un dirigeant comme Medvedev, il ne se passerait rien...

 

Que dire de la puissance militaire russe ?

La prise de conscience que la Russie est de retour date du 10 février 2007, lorsque le président Poutine prononce son discours à la Conférence de Munich sur la sécurité**. En 2008, lors des événements d’Ossétie du Sud, les Russes avaient compris que leur outil militaire n’était plus adapté, même à une intervention locale, d’où l’injection de sommes immenses pour la modernisation de l’appareil militaire jusqu’en 2020. Le ministre russe de la Défense depuis 2012, Sergeï Choïgou, a une approche pragmatique permettant d’optimiser les sommes investies avec une déperdition minimum. La Russie investit des sommes importantes dans l’armement, mais comparativement relativement faibles au plan mondial (une trentaine de milliards par an), se cantonant souvent dans la production de matériels modernisés, sous-entendu « rétrofité ». Initialement, les stratèges occidentaux s’accordaient à dire que « tout cela n’est que de la quincaillerie », le seul vrai équipement moderne de l’armée russe étant le char T-14 « Armata ». Par contre, au niveau régional, cet armement modernisé place la Russie au rang de superpuissance : en Europe de l’Est, au Moyen-Orient, en Asie Centrale. L’ensemble donne donc à la Russie une place non négligeable, même si elle est encore très loin d’atteindre les capacités globales des Etats-Unis et donc de l’OTAN.

 

Que conseilleriez-vous au prochain responsable de la diplomatie de la France ?

Il faut éviter de donner des leçons aux Russes, travailler ensemble et rester vigilant car ils sont, certes inconstants, mais dans une certaine constance qui veut refaire de la Russie une puissance globale. N’oublions pas qu’ils ont su survivre aux Mongols, à Napoléon, à Hitler et, plus encore, à leurs propres dirigeants… En regardant simplement la carte, on comprend vite qu’il convient, non pas de collaborer avec la Russie, le terme serait impropre, mais d’interagir activement avec elle, tout en défendant âprement nos intérêts biens compris.

 

 

* Gaël-Georges Moullec a publié notamment Rapports secrets soviétiques. La société russe dans les documents confidentiels (1921-1991), Gallimard, 1994. Le KGB dans les Pays Baltes, Belin 2005. Dimitrov, journal 1933-1949, Belin, 2006 et Pour une Europe de l'Atlantique à l'Oural : Les relations franco-soviétiques 1956-1974, paru en russe en 2015 et en français en janvier 2016, https://leseditionsdeparis.com

 

** discours intégral : http://www.alterinfo.net/Discours-de-Vladimir-Poutine-prononce-le-10-fevrier-a-la-Conference-de-Munich-sur-la-securite-texte-integral_a6513.html

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3 mai 2016 2 03 /05 /mai /2016 06:55
photo ONERA

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03/05/2016 par Alain Establier - SECURITY DEFENSE Business Review n°149

 

SDBR : L’ONERA va fêter ses 70 ans le 3 Mai 2016. Qu’est-ce qui différencie l’ONERA de 1946 et celui d’aujourd’hui ?

 

Bruno Sainjon : L’Office National d’Etudes  et de Recherche Aérospatiales (ONERA) a été créé le 3 mai 1946 par une loi votée à l'unanimité par l'Assemblée Nationale Constituante. Cette création s’inscrivait dans l’affirmation d’une politique ambitieuse visant à redonner, au sortir de la seconde guerre mondiale, à notre industrie aéronautique et à notre Défense leurs lettres de noblesse. Pour relever un tel défi, il convenait de donner à la France les moyens d’acquérir un haut niveau d’excellence scientifique et technique. C’est pourquoi l’Etat a notamment confié à l’ONERA, parmi ses missions, celles de développer et d’orienter les recherches dans le domaine aéronautique civil et militaire, de concevoir, réaliser et mettre en œuvre les moyens nécessaires à l’exécution de ces recherches et d’en favoriser la valorisation par l’industrie. Quinze ans plus tard, ces missions ont été élargies à la dissuasion et au spatial. Pendant 70 ans, l’ONERA a rempli avec succès l’ensemble des missions qui lui ont été confiées, dans des conditions parfois difficiles. Il est à l’origine de formidables réussites et relève, aujourd’hui comme hier, les défis de l’aéronautique et de l’espace du futur. Les personnels de l’ONERA peuvent, sans fausse modestie et très légitimement, s’enorgueillir du fait que la grande majorité des grands programmes civils et militaires qui ont donné à notre industrie et, à travers elle, à la France et à l’Europe, sa force technologique et économique actuelle, comporte une très forte dose d’« ONERA inside ». Tout cela n’aurait pu s’accomplir sans le haut niveau de compétences scientifiques et techniques des personnels de l’ONERA qui n’ont ménagé ni leurs talents, ni leurs peines pour hisser l’Office au meilleur niveau mondial. Aujourd’hui, nous mettons tout en œuvre pour que les réalisations futures soient à la hauteur de celles passées.

 

Quelle situation avez-vous trouvé à votre arrivée à l’ONERA mi 2014 ?

 

Comme il est d’usage, la Cour des comptes nous a communiqué fin-2014 un projet de rapport (rendu public en septembre 2015) sur les comptes et la gestion de l'ONERA de 2008 à 2013. Si l’ONERA y est reconnu pour la qualité de ses personnels et son excellence scientifique, la situation décrite par la Cour était pour le moins alarmante, même si les critiques formulées concernaient autant l’environnement de l’ONERA que l’Office lui-même. La Cour a ainsi estimé que l’Office souffrait de l’absence de réflexion stratégique, aussi bien sur son positionnement concurrentiel et le périmètre de ses activités que sur son organisation territoriale. «Le défaut d’implication de la tutelle (le MINDEF), les dysfonctionnements du conseil d’administration et l’insuffisance de l’évaluation scientifique ont notamment contribué à cet état de fait au cours de la période contrôlée» ont écrit les magistrats. Dans le nombre de points qu’il fallait résoudre, la Cour mettait en avant l’absence de plan stratégique scientifique (PSS). Avant la parution de ce rapport nous avions identifié ce manque et, dès septembre 2014, nous avons lancé une grande réflexion interne pour faire émerger, par les personnels eux-mêmes, des idées pour écrire l’avenir scientifique de l’ONERA. L’exercice a été mené d’abord par domaines scientifiques, puis a été complété progressivement par une vision transverse plus finalisée.

 

L’exercice collectif a t-il réussi ?

 

Oui, car début 2015 nous avons pu constituer 2 documents assez complets et même trop détaillés sur nos savoir-faire pour être diffusables hors de l’ONERA. Ils ont servi à Stéphane Andrieux, directeur scientifique général qui venait d’arriver, pour faire une réécriture du PSS synthétique et communicable à nos partenaires (DGA, DGAC, CNES, Dassault, Thales, Safran, Gifas, etc.) avec qui nous avons eu ensuite des rencontres bilatérales. Ces rencontres ont permis de recueillir leurs attentes et de les confronter à des groupes de collaborateurs et de grands anciens, ainsi bien sûr qu’à notre haut conseil scientifique. Le résultat de ce croisement vision interne / vision externe est un document de 60 pages intitulé «Plan Stratégique Scientifique 2015-2025». Ce document sera vivant et sera complété par des feuilles de route au fil de l’eau. En parallèle, j’avais noté dans mon tour de la maison qu’on me présentait de très nombreux sujets, où l’ONERA était souvent à la pointe des connaissances mondiales, totalement méconnus de l’extérieur y compris de nos partenaires publics ou privés. Pour transformer l’ONERA en maison de verre, nous avons lancé une enquête interne sur les pépites passées ou actuelles que nous pourrions montrer à l’extérieur. Le travail du chercheur d’or a ensuite consisté non pas à trouver des pépites, mais à sélectionner les plus remarquables pour arriver aux «39 pépites de l’ONERA» (contributions à l’industrie aérospatiale de la France et de l’Europe), regroupées dans un petit fascicule disponible sur notre site web**.

 

Est-ce que cela a permis de changer l’image de l’ONERA ?

 

Difficile de répondre sans instruments de mesure, mais mes interlocuteurs me disent que notre image a changé en bien, et c’est aussi ce que les médias écrivent. Cela en tout cas a contribué à rappeler nos missions, les enjeux et nos réussites. D’ailleurs, depuis un an et demi, 7 collaborateurs de l’ONERA ont été décorés de la Légion d’honneur ou de l’ordre national du Mérite, ce qui à mon sens fait partie des nombreux signaux de reconnaissance de l’apport essentiel de l’Office à la recherche française en matière d’aéronautique, de spatial et de Défense. Par exemple, le décollage d’Airbus en tant qu’industriel est dû en grande partie au succès de l’A320 et à son système de commandes de vol électriques, technologie provenant du militaire et issue de recherches menées  par l’ONERA. Autre exemple, les lois de guidage-pilotage de nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins ou du porte-avions Charles de Gaulle viennent d’une déclinaison des travaux de l’ONERA, à partir de ceux faits sur les avions d’Airbus. Qui s’en souvenait ? Nous échangeons d’ailleurs beaucoup avec DCNS en ce moment… Pour revenir à votre question de départ, ce qui est resté de l’ONERA des débuts c’est l’excellence scientifique. Ce sur quoi il faut être attentif, c’est sa capacité à continuer à disposer des meilleures compétences scientifiques et de personnels motivés, qui constituent son principal capital, et de lui redonner la capacité d’investissement dans les installations scientifiques nécessaires.

 

Quelles sont les grandes forces de l’ONERA ?

 

Tout d’abord, le fait de travailler à la fois sur le civil et sur le militaire, ce qui est le cas de peu d’organismes en Europe. La France a toujours défendu, en parfaite entente entre services de l’Etat et industriels, l’intérêt de ce domaine élargi ; il en est de même en matière de recherche. L’ONERA couvre tout le spectre, y compris la sécurité. Autre grande force, notre capacité, dans chacune de nos disciplines, à nous baser sur un triptyque théorie sciences connaissances / simulations numériques / expérimentations. J’y ajoute la capacité à avoir une vision transverse et à associer, dans les finalités, des personnes de différentes disciplines scientifiques. Il est indispensable, en recherche fondamentale, de préserver cette approche matricielle plutôt qu’une organisation en silos. Cette organisation a permis par exemple de développer, seuls et de bout en bout, un outil opérationnel de surveillance de l’espace: le système de veille «Graves»**. Nous travaillons aujourd’hui à la suite de ce système mis en activité en 2005 et opéré depuis par l’Armée de l’Air.

 

Pouvez-vous nous parler des retours des industriels à votre présentation stratégique scientifique?

 

Nous avons eu des retours de natures différentes. Certains industriels voudraient nous voir cantonnés à la recherche plus fondamentale, pour ensuite leur transférer le savoir et qu’ils prennent le relais. D’autres, comme Safran, souhaiteraient que nous allions très loin dans les TRL***, jusqu’à des démonstrateurs mis au point ensemble. Ceci n’est pas nouveau. Par exemple, concernant l’hélicoptère H160 d’Airbus (successeur du dauphin) et ses pales extrêmement profilées aux extrémités ressemblant à des boomerangs, cette innovation est née d’un contrat de recherche entre la DGA et l’ONERA (1994) pour diminuer le bruit des pales d’hélicos en améliorant leur portance. Après 8 ans de recherches entre DGA et ONERA, en progressant dans les TRL, le relai a été pris par la DGAC qui a financé la poursuite des travaux au couple ONERA / Airbus, pendant près d’une dizaine d’années, pour développer un objet industrialisable (l’ONERA a des brevets sur cette pale); l’ONERA s’est ensuite retiré pour laisser Airbus développer son produit industriel qui devrait entrer en service avant la fin de la décennie, soit environ 25 ans après les premiers travaux. Ceci pour souligner le temps qu’il faut pour passer d’une idée scientifique innovante, de rupture, à un produit de haute technologie commercialisable. Or, force est de constater que compte tenu des contraintes budgétaires,  les projets de court terme absorbent les financements au détriment de la recherche. Heureusement, le Ministère de la Défense, mais aussi de nombreux parlementaires, députés et sénateurs, se réapproprient l’ONERA aujourd’hui, comme le rapport de la députée Isabelle Bruneau le prouve  (http://www.assemblee-nationale.fr/14/budget/plf2016/a3115-tII.asp). 

  

Par rapport au DLR allemand, avez-vous des moyens comparables ?

 

L’ONERA compte aujourd’hui 1750 collaborateurs (il y en avait 2600 début 1990) et 250 doctorants. Dans le même temps, la partie aéronautique du DLR (centre  national  de  recherche  sur  l'aviation et  les  vols  habités  en Allemagne / Deutsches  Zentrum  für  Luft-und  Raumfahrt), qui ne travaille que sur le civil et qui s’appuie sur les services fonctionnels de l’ensemble du DLR, est passée entre 2009 et 2016 de 1277 à 1736 collaborateurs; les financements publics allemands vers le DLR sont passés de 110 à 160 millions d’euros, quand la subvention française vers l’ONERA était passée de 130 millions à 94 millions pour la construction du budget 2014. Depuis la subvention est remontée à 105 M€.

 

Vous avez noué des partenariats avec la SNCF et Total, en dehors de votre périmètre habituel. Pourquoi ?

 

Partager le fruit de ses recherches avec d’autres secteurs industriels fait partie des missions de l’ONERA. Ainsi, la SNCF s’intéresse à l’utilisation de minidrones pour surveiller les équipements et les infrastructures de son réseau. Dans ce domaine, l’ONERA dispose d’une expertise et de savoir-faire très développés. Vous savez qu’en 2015 le survol d’installations sensibles par des drones pirates a semé un certain émoi. C’est donc naturellement vers l’ONERA que les autorités, au premier rang desquels le SGDSN et la Gendarmerie Nationale, qui est en charge de la sécurité des centrales nucléaires et avec laquelle nous avons ultérieurement en 2015 signé un accord de partenariat, se sont tournées pour essayer de trouver des solutions. Nous avons donc évalué l’existant, puis un appel à projet interministériel a été lancé qui a permis de sélectionner 2 projets: l’un piloté par CS et l’autre (Angelas) piloté par l’ONERA. Nos travaux sont basés sur le couplage optique / radar, de façon à détecter et neutraliser le drone de la manière la plus automatisée possible. Angelas regroupe, autour de l’ONERA, EDF, Thales, Telecom SudParis, le CEA Leti, l'institut de criminologie de Paris et Exavision.

 

Comment qualifieriez-vous vos relations avec la DGA aujourd’hui ?

 

Elles sont en progrès par rapport à la situation que j’ai trouvée à mon arrivée. La DGA aussi est en train, progressivement, de se réapproprier l’ONERA et de redécouvrir collectivement ses compétences. Nous sommes ainsi en train de mettre en place, avec la DGA, des conventions qui feront de l’ONERA l’expert référent dans certains domaines: environnement optronique, environnement radar, etc. C’est dans ce même esprit que nous avons renoué en 2015 les relations avec la DGAC, ce qui a relancé notre collaboration sur certains domaines: feu, foudre, turbulences, etc. Par ailleurs, le ministre de la Défense, qui en exerce la tutelle, a réitéré son attachement à l’ONERA et aux enjeux stratégiques qu’il porte. De manière extrêmement tangible, avec la subvention exceptionnelle accordée en 2015 pour aider l’ONERA à équilibrer ses comptes et le financement de la consolidation de la soufflerie S1MA de Modane-Avrieux, la Défense a accordé à l’ONERA, entre 2015 et début 2016, près de 30 M€ supplémentaires.

 

Vous parlez de Modane, un mot des souffleries ?

 

Si nous voulons continuer à être capables d’installations du plus haut niveau mondial, comme c’est le cas aujourd’hui, opérant pour le compte de la Défense, pour les instances européennes, pour les industriels comme Dassault Aviation, etc., il faut que nos souffleries fassent l’objet d’importants travaux notamment de BTP, S1MA en était l’illustration la plus urgente. Je rappelle que 8 de nos souffleries, sur un total de 12 au niveau européen, ont été déclarées comme des facteurs clés de succès stratégiques par les industriels européens pour conserver le premier plan mondial. Si l’on veut qu’elles soient encore là dans 10 ans, il faudra que quelqu’un finance ces investissements. L’ONERA n’en a pas les moyens et ces 8 souffleries (dont S1MA) nécessitent 218 millions d’investissements, répartis sur 51 actions en 11 ans (source plan ATP 2014). L’Etat, entre la DGAC fin 2015 et la Défense début 2016, vient d’y apporter les premiers éléments de réponse. Il manque donc un peu moins de 200 millions, soit moins d’une vingtaine de millions par an… C’est finalement très peu pour rester leader mondial. Il ne parait pas aberrant que les industriels, qui ont eux-mêmes souligné le caractère stratégique de ces installations, contribuent, d’une manière ou d’une autre, à cet investissement qui leur sera indispensable dans le futur.  

 

* Bruno Sainjon est Président-Directeur général de l’ONERA depuis mai 2014. Auparavant il avait passé plusieurs années à la DGA sur différents postes.

** http://www.onera.fr/fr/pepites et http://www.onera.fr/dcps/graves

*** https://fr.wikipedia.org/wiki/Technology_Readiness_Level

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29 mars 2016 2 29 /03 /mars /2016 11:55
Interview du GDA (2S) Didier Bolelli, Président de GEOS


 

Interview par Alain Establier - SECURITY DEFENSE Business Review n°146 du 22/03/2016

 

 

SDBR : Après une longue carrière militaire*, vous avez pris la présidence du groupe Geos en juin 2014. Parlez-nous de Geos**.

DB : Geos existe depuis plus de 15 ans et appartient aujourd’hui à 75% au groupe Halisol, société d’investissement implantée en France, au Luxembourg et dans différents pays d’Europe, et à 20% au groupe Verspieren, courtier d’assurances. Ma première décision a été de réorganiser le management de l’entreprise, avec le recrutement d’un directeur général au profil commercial, Christophe Klieber. Geos a traversé les 15 dernières années avec des hauts et des bas, successivement leader et initiateur dans nos métiers, puis concurrencé par de nouveaux entrants et confronté à une croissance mal maitrisée. Aujourd’hui Geos est stabilisé, dispose d’une image forte de pionnier du secteur, concentré sur ses métiers, grâce à ses 330 collaborateurs et son emprise géographique. Le siège de Geos est à Paris, nous avons un bureau à Londres, une filiale en Algérie, une filiale au Nigeria, une filiale en Allemagne et une filiale en Amérique latine (siège à Mexico, bureaux à Panama, Bogota et Caracas). Nous avons bien sûr des partenariats avec d’autres sociétés au plan local, en Afghanistan, Chine et en Russie notamment.

 

Quels sont les métiers de Geos aujourd’hui ?

La stratégie de Geos est de fournir une solution globale en terme risques de sureté et de sécurité à ses clients. Pour ce faire, Geos développe en propre trois métiers principaux et multiplie des partenariats avec les meilleurs experts sur les métiers complémentaires afin de couvrir l’ensemble des besoins clients. Les trois métiers de Geos sont donc  la protection des activités, la protection des collaborateurs et le renforcement des ressources. L’idée principale est de fournir aux entreprises la capacité de travailler à l’étranger, en leur fournissant le corpus sécuritaire classique et, éventuellement, les personnels qualifiés qui leur manquent (par exemple des ingénieurs SSI ou des ingénieurs télécoms) après une période d’intégration adaptée. Nous sommes donc dans l’industrie de services, avec des personnels habitués à travailler en zones de crises, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Concernant les autres lignes métiers, nous préférons travailler avec des partenaires de premier plan plutôt que de disposer d’une capacité limitée. C’est notamment le cas de l’intelligence économique où nous ne réalisons en direct uniquement que la composante intelligence géostratégique.

 

Donc vous vous êtes organisés en fonction de ces métiers ?

Nos trois métiers correspondent à 3 Business Unit : une BU « gestion des risques » (cartographie des risques, conseil et prévention,  protection des activités, des matériels et équipements, mise en œuvre et accompagnement, escorte, gestion de crise, etc.) ; une BU « Geos Travel Services » (GTS), pour protéger les collaborateurs dans l’esprit de la jurisprudence Karachi (conseil, sensibilisation et prévention, suivi et information par notre bureau veille-analyse, opérations et gestion de crise). Le suivi des collaborateurs s’appuie sur le suivi PNR (Passenger Name Record) couplé à une option GPS. La troisième BU, «Industrie Services », permet à l’entreprise de  renforcer ses ressources dans différents domaines en tant que de besoin : réseaux et systèmes d’information, sûreté, maintien en condition opérationnelle des équipements, hygiène sécurité et environnement, ingénierie et construction, logistique.

 

Pourquoi une filiale en Allemagne ?

C’est l’héritage d’une acquisition du passé, une société spécialisée dans la gestion de crise de réputation… A partir de cette base existante, nous essayons de la développer en direction des entreprises allemandes qui sont très intéressées par les marchés du Maghreb et d’Afrique, où Geos a un vrai savoir-faire. Nous leur proposons donc de la sécurité et de l’accompagnement des voyageurs. Il n’y a pas d’ESSD allemandes à ma connaissance.   

 

Quelles sont les valeurs de Geos aujourd’hui ?

Les valeurs que nous portons au sein de Geos sont la transparence, l’indépendance, le respect du facteur humain et des engagements pris, la maîtrise de nos activités, la confidentialité et l’esprit de partenariat avec nos clients. Pour porter ces valeurs, nous nous attachons à vérifier la qualité des hommes et des femmes qui font Geos. Vous connaissez mon passé militaire, mes valeurs et toute la priorité que j’ai toujours donnée au facteur humain, et je vous assure que je suis tout particulièrement attaché à l’éthique et au respect de l’éthique par Geos. Pour que l’entreprise soit tout à fait transparente, nous avons mis à plat les fonctions transverses et les fonctions supports. L’accompagnement des clients à l’international dans des zones crisogènes nécessite un vrai professionnalisme, dans les process juridico-financiers et de gestion des ressources humaines, pour s’inscrire dans la durée. C’est ainsi qu’ont été créées des vraies directions administrative et financière.

 

Par rapport à vos concurrents, comment se situe Geos aujourd’hui ?

Il faut bien admettre qu’il y a le marché français et le reste du monde. Les entreprises françaises ne sont pas aujourd’hui en mesure de rivaliser avec les entreprises anglo-saxonnes, pour des problèmes de taille critique. Les principaux compétiteurs français réalisent entre 20 et 30 millions d’euros de chiffre d’affaires et se trouvent confrontés à des entreprises, comme le canadien Garda, le britannique Control Risks ou l’américain Academi (ex-Blackwater), qui sont 10 ou 20 fois plus grosses ! Pourquoi ? D’abord, parce que la culture française commence juste à prendre en compte la sécurité. Dans les pays anglo-saxons, la sécurité est intégrée dès le démarrage des projets. Ensuite, parce que l’Etat et les responsables français doivent reconnaitre les ESSD (entreprises de services de sécurité et de défense) comme des sociétés à part entière, à partir du moment où elles sont agréées : ceci sous-entend qu’elles sont respectables et de droit privé, donc qu’elles ont un but lucratif. A partir de là, de nombreuses fonctions confiées aux services de l’Etat pourront être externalisées, donc nos sociétés grossiront et seront plus compétitives, sur les grands appels d’offres internationaux, face aux leaders que nous avons évoqués. Il faut noter que ces leaders réalisent une énorme part de leur chiffre d’affaires avec des services régaliens. Par exemple, à Kaboul (Afghanistan), dans certains domaines 70% des personnels qui travaillent dans le PC des alliés sont des contractuels civils ; c’est une tendance inexorable.

 

Comment faire évoluer en France cette situation un peu bloquée ?

Il faudrait que l’Etat répertorie et valide un certain nombre de sociétés comme Geos, qu’il les contrôle puis qu’il les habilite. Pas question que l’Etat se désintéresse du contrôle mais, avec une habilitation en bonne et due forme, nos sociétés pourraient changer de dimension, en prenant en sous-traitance des missions qui lui seraient confiées par l’Etat français, comme les Américains ou les Britanniques le font depuis longtemps. Cette procédure d’habilitation, ou de certification, devrait s’appuyer sur un contrat cadre permettant ensuite de postuler aux appels d’offres. A nous ESSD, regroupées au sein du CEFSI***, de faire la preuve que nos sociétés sont dignes de confiance et respectent les valeurs permettant l’habilitation par l’Etat français. Prenons un exemple : lorsque la politique étrangère amène la France à former les soldats ou les gendarmes d’un pays africain, pourquoi envoyer des militaires français d’active, de moins en moins nombreux, alors que les principales ESSD ont les capacités pour remplir ces missions ? Aujourd’hui par exemple, certaines ESSD, dont Geos, concourent pour la formation des forces spéciales irakiennes. Les forces spéciales françaises ont certainement beaucoup d’autres missions importantes à remplir en ce moment, non ?

 

Les entreprises anglo-saxonnes reçoivent la manne financière de leurs gouvernements mais aussi des cadres. N’est-ce pas là la grande différence avec la France ?

Absolument. Les entreprises anglo-saxonnes sont des points de passage temporaires pour de nombreux cadres de l’armée ou pour des fonctionnaires détachés. Donc se crée, de fait, une relation de confiance entre ces sociétés et les services de l’Etat ; c’est en effet une grande différence de perception du rôle de chacun.

 

Au-delà de ces différences liées au fonctionnement de la France, le regroupement de certaines ESSD ne permettrait-il pas de faire émerger un ou deux compétiteurs de taille européenne, dans un premier temps ?

J’appelle de mes vœux une forme de consolidation du marché. Ce serait l’idéal pour faire émerger une ou deux entreprises de 70/80 millions de CA. Mais, pour faire une consolidation il faut être deux… Le CEFSI est un premier pas positif pour tout ce que nous venons de dire, faire reconnaitre la profession, faire progresser l’idée d’habilitation, se parler entre opérateurs, etc. Pour autant, le CEFSI doit gagner en visibilité, ce qui lui manque cruellement aujourd’hui. Le CEFSI n’a pas encore l’ampleur qu’il mériterait d’avoir et doit gagner en maturité. Peut-être en se structurant ? Le CEFSI est pourtant une tribune pour faire passer un message commun, donc encourageons-le.

 

* Le général d’armée (deuxième section) Didier Bolelli a occupé plusieurs postes durant sa carrière militaire et notamment ceux de directeur des opérations de la DGSE, de directeur de la DPSD et de directeur de la DRM.

** GEOS : www.fr.groupegeos.com

***CEFSI : club des entreprises françaises de sûreté à l’international  

 

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5 janvier 2016 2 05 /01 /janvier /2016 11:55
Dommages subis par un VAB suite à l'explosion d'un IED (BARKHANE-AVR 2014) photo SIMMT

Dommages subis par un VAB suite à l'explosion d'un IED (BARKHANE-AVR 2014) photo SIMMT

 

05.01.2015 par Alain Establier  - SDBR n°141

 

Les députés Alain Marty et Marie Récalde, tous deux membres de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée Nationale française, ont mené une mission d’information sur «les conséquences du rythme des opérations extérieures (OPEX) sur le maintien en condition opérationnelle (MCO) des matériels de l’armée française».

 

Des OPEX largement supérieures en nombre au Livre Blanc de 2012 et à la LPM !

Depuis 2011, les OPEX majeures de la France se succèdent, parfois se juxtaposent, à un rythme soutenu et dans la durée. En 2015, environ 8300 militaires ont été déployés en permanence en OPEX, dont 8000 environ au titre des trois principales opérations: Barkhane (3500 militaires) dans la bande sahélo-saharienne (BSS), Sangaris (900 soldats) en République centrafricaine, Chammal (3500 hommes) en Irak et en Syrie. Pour ces trois théâtres seulement, ce sont 46 avions de chasse (Rafale air et marine, Mirage 2000 et Super-Etendard modernisés), plusieurs centaines de véhicules (blindés, de combat, logistiques) et cinq drones qui sont engagés. Rappelons que les armées françaises mènent en parallèle d’autres missions au delà de l’Hexagone: Gabon, Sénégal, Djibouti, Emirats Arabes Unis, pour ce qui concerne l’armée de Terre et l’armée de l’Air. Il faut rajouter l’opération Sentinel (7500 militaires plus les matériels roulants) dans l’Hexagone. De son coté la Marine est engagée, au-delà du soutien aux OPEX, dans des opérations conjointes avec l’OTAN ou dans des opérations de lutte contre le piratage en mer, contre l’immigration illégale(opération Sophia), contre la pêche illégale ou contre le trafic de stupéfiants. Le Livre Blanc prévoyait un ou deux théâtres permanents pour la Marine; c’est en fait une permanence d’engagement sur quatre à cinq théatres! Concernant l’armée de Terre et l’armée de l’Air, ce sont environ 20% de personnels supplémentaires (sans compter Sentinel) qui sont déployés en OPEX, 4 fois plus d’avions de chasse et probablement autant de véhicules que ce que prévoyait le Livre Blanc 2012. Avec 3 théâtres majeurs de haute intensité et 2 théâtres sévères d’engagement, la France a presque doublé ses engagements en voyant diminuer ses ressources budgétaires depuis des années!

 

Le MCO : variable d’ajustement du budget de la France…

Le MCO a trop souvent été considéré comme une variable d’ajustement budgétaire, alors qu’il est la clé de l’entrainement des forces armées, de la disponibilité de leurs matériels et donc de la possibilité d’engagement des forces. Les théâtres africains et moyen-orientaux mettent les hommes et les matériels dans des conditions extrêmes qui usent prématurément les équipements terrestres (50 à 60°, poussière, sable, etc.) et les hélicoptères (herbe à chameau dans les rotors, etc.). Ces difficultés naturelles, l’élongation des zones d’emploi (Mali = deux fois et demie la France), la surintensité de l’utilisation des matériels terrestres et volants sont bien supérieures à ce qui était prévu dans la LPM. Les matériels sont aux marges de ce qu’ils peuvent endurer avant rupture complète: exemple en 2015, 24 moteurs d’hélicos remplacés au lieu de 15 prévus dans la LPM; depuis 2012, 60 véhicules terrestres détruits par dommages de guerre! La culpabilité des politiques à vouloir prévoir ce qui les arrange plutôt que de couvrir les besoins face aux menaces prévisibles, le scandaleux ajustement budgétaire permanent au détriment des équipements de Défense et du MCO depuis des années, ont amené la situation suivante: les équipes non déployées (donc en France) sont sous-entraînées à cause des OPEX qui drainent presque tous les matériels, les autres étant indisponibles opérationnellement ou budgétairement! A noter, les députés ont souligné l’inadéquation de certains matériels terrestres aux théâtres actuels des OPEX: trop lourds, trop difficiles à manier dans les sables. Peut-être faudrait-il recréer des brigades méharistes…

 

Les PME/PMI largement exclues des marchés de MCO !

Contrairement aux grandes déclarations du MINDEF, les parlementaires ont relevé, à une exception récente près, que les PME étaient écartées des marchés de MCO. Pourtant, ils ont aussi relevé que l’Etat devait rester vigilant sur la conduite des programmes d’armement et le MCO initial... En résumé: il faut rapidement porter l’effort de défense (hors pensions) à 2% du PIB de la France, pour combler un déficit de 40% aujourd’hui. Une question: quelles capacités opérationnelles souhaite t’on donner aux forces armées? De la réponse découlera le dimensionnement naturel de son MCO!

 

* Rapport d’information n°3323 de la Commission de la Défense et des Forces Armées: OPEX et MCO (maintien en condition opérationnelle)

 

Note RP Defense:

voir Conséquences du rythme des opérations extérieures sur le maintien en condition opérationnelle des matériels

 

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21 octobre 2014 2 21 /10 /octobre /2014 17:55
20èmes  Rencontres parlementaires de la Défense

 

21/10/2014 - par Alain Establier  - SECURITY DEFENSE Business Review n°114

 

Le 08 octobre se sont déroulées à Paris, les 20èmes rencontres parlementaires de la Défense autour d’une thématique: l’outil industriel de la Défense est-il un enjeu d’avenir pour les territoires? En cette période de flou intense sur les budgets des Armées, les responsables les plus éminents du secteur étaient là pour débattre: Laurent Collet-Billon (Délégué Général pour l’Armement), Eric Trappier (PDG de Dassault Aviation), Antoine Bouvier (PDG de MBDA), Général Denis Mercier (chef d’Etat-major de l’armée de l’air), Patrice Caine (DG de Thales) entre autres.

 

La Défense, c’est l’emploi en France

 

L’outil industriel de Défense représente encore en France 15 Mds€ de CA annuel et 165.000 emplois directs et indirects. A noter que ces 15 Mds€ permettent de conserver en France les 165.000 emplois, car ce sont souvent des emplois de haute spécialisation, générés par des produits haut de gamme et de très haute technologie pas faciles à délocaliser. Pour preuve, les difficultés rencontrées par Dassault et Thales en matière de sous-traitants indiens…

Pourtant, les politiques depuis 30 ans n’ayant aucune vision industrielle, le budget des Armées est tombé de 4,3% du PIB à la fin des années 60 (certes au temps du service militaire obligatoire), à 3% dans les années 80, à 2% dans les années 90, pour tomber à 1,5% en 2013! Même l’OTAN considère que le budget de défense des pays européens ne devrait pas être en dessous de 2% de leur PIB…

Les parlementaires de la majorité actuelle ont eu beau se réjouir de la progression de 40% des exportations de matériel de défense entre 2012 et 2013, les lecteurs de SDBR (cf. n°112) savent que c’est de la manipulation de l’information, car la performance de ce secteur se juge non sur un an mais sur la durée de son processus industriel (au moins 4 ans). Tout ce qu’on peut dire, c’est que la moyenne des prises de commande de 2007 à 2011 (5 ans) étaient de 6,42 Mds€, que la moyenne de 2012 et 2013 cumulée (2 ans) n’est que de 5,85 Mds€ et que l’exportation  représente environ 39% du chiffre d’affaires total de la filière. Il s’agit donc de se préoccuper aussi des 61% vendus en France, soit plus de 9 Mds€.

 

Une situation qui va passer de préoccupante à très préoccupante…

 

En réalité la situation est préoccupante aujourd’hui (comment financer les 31,4 Mds€ de la LPM ? le milliard des Opex ? etc.) et devient très préoccupante si on se projette à 10 ans. Eric Trappier a rappelé que l’industrie de défense pouvait produire des solutions duales, mais qu’il n’y aurait plus d’industrie de défense dans les territoires français si les entreprises concernées se tournaient complètement vers le civil: exemple, un employé sur le sol américain, à compétence égale, vaut 3 fois moins cher qu’un collaborateur français. Le danger serait grand de croire que la part du civil dans les entreprises de défense (le dual) serait la panacée car, en matière civile, la délocalisation aurait vite fait de détruire une grande part des 165.000 emplois actuels…

Les industriels et le général Mercier ont rappelé que la meilleure publicité des matériels français était faite par la doctrine d’emploi et par l’usage qu’en font les militaires (ex: le Rafale et son armement, ou le BPC). Le DGA a rappelé que l’industrie de défense française représentait 20% de l’industrie de défense totale de l’Europe, ce qui place la France à la fois en leader et en responsabilité. Le député Hervé Mariton a souligné que la filière d’excellence française de défense n’était pas acquise pour l’éternité et que la politique de défense était en principe la fonction première de l’Etat. Il a ajouté, concernant l’Europe, que sans programmes européens il ne pouvait y avoir de coopération industrielle de défense pour répondre à des objectifs stratégiques (lesquels?) et qu’une coopération industrielle constructive ne pouvait être que bilatérale (Lancaster House) ou multi-bilatérale, mais certainement pas multilatérale. Le général Mercier a indiqué que les Etats-majors étrangers, qu’il rencontre souvent, s’inquiétaient de l’abandon éventuel de programmes français, ce qui ne les incitait pas à passer des commandes bien sûr: dans 7 ans, est-ce que vous produirez toujours le Rafale ?

 

Conclusion

 

Comme l’a souligné Eric Trappier, il faut maintenir les budgets d’innovation et la recherche en haute technologie pour que l’industrie de défense française reste délibérément dans le haut de gamme, difficilement délocalisable, ce qui aidera à maintenir son image dans le monde et ses emplois en France. Il faut aussi sans doute faire pression sur Bruxelles pour que des recommandations soient faites aux Etats de revenir au moins à 2% de PIB dans leurs dépenses de défense, ce qui serait un élément de relance en plus d’un accroissement de notre sécurité. Enfin, comme l’a dit Philippe Bottrie du groupe Airbus, «il est  grand temps de semer les graines de notre sécurité future» !

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21 juillet 2014 1 21 /07 /juillet /2014 11:55
« Le terrorisme pour les Nuls » - ITW d'Alain Bauer par @SDBRNews

 

par Alain Establier - lettre SECURITY DEFENSE Business Review n°110 datée du 22/07/2014

 

Interview d’Alain Bauer, Professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers, New York et Beijing

 

SDBR : Pourquoi avoir publié, avec Christophe Soullez, « Le terrorisme pour les Nuls » qui vient de paraître ?

 

 

AB : Nous avions publié en 2012 « La criminologie pour les Nuls » et il s’agit là d’une demande de l’éditeur car j’avais aussi publié fin 2013, « Dernières nouvelles du crime », qui se penchait sur cinq sujets maltraités par les medias et les responsables politiques, faisant le désespoir des experts et des journalistes qui en ont une certaine perspective. J’y soulignais qu’on parle rarement de la perspective criminelle pour ne traiter que l’instant présent (le crime vient d’arriver, il n’y a pas de passé, il n’y a pas d’avenir, etc.), or le crime a une histoire relativement cohérente : la criminalité moderne est née à peu près au même moment en France (Paul Carbone et François Spirito à Marseille dans les années 1920) et aux Etats-Unis (Al Capone) ; la criminalité financière est née dans les années 80 aux Etats-Unis et au Japon avant de surfer sur la dérégulation du système financier. De même, on parle rarement de l’évolution des problématiques terroristes (hybridation, « lumpenterrorisme ») pour raconter des histoires de « loup solitaire », heureuse excuse à l’ignorance voire à l’inculture des services, qui sont très efficaces dans la collecte du renseignement mais relativement désemparés pour son analyse ! Cela est particulièrement vrai depuis la chute du mur de Berlin et l’apparition de ce qu’on nomme à tort Al Qaeda. Enfin, il existe une immense confusion sur le « Cyber », terme traitant de la complexité mais pas de l’informatique, tiré d’un ouvrage de science-fiction et utilisé à toutes les sauces : cyber-espionnage (qui veut qu’on ne se fasse pas voir), cyber-terrorisme (qui veut faire beaucoup de dégâts), cyber-criminalité (qui veut voler de l’argent ou des données), cyber-guerre, etc.

 

Ce nouvel opus est-il en fait un recueil de définitions du terrorisme ?

 

Sur la question pure du terrorisme, qui est une activité criminelle comme une autre, il fallait remettre un certain nombre de choses en perspective et expliquer qu’il n’y a pas de définition légale du terrorisme qui fasse consensus, pas même en France : le terme n’a pas de sens en lui-même et il n’y a ni classification cohérente ni listing commun des actes de terrorisme. Par exemple, on oublie un peu vite qu’il n’y a quasiment pas eu depuis deux ans d’attentat djihadiste en Europe, or les Etats et les medias se focalisent sur ce sujet en oubliant les autres. L’intérêt de cet ouvrage était donc de dire qu’il n’y a pas « un » mais « des » terrorismes, qu’il faut en comprendre la pluralité des problématiques sous-jacentes, intégrer la difficulté à la définition et donner des outils pour pouvoir discuter de ces sujets, en comprenant surtout de quoi on parle.

 

Le caractère générique du mot « terrorisme » n’arrange-t-il pas finalement les responsables de l’appareil d’Etat ?

 

C’est certes une facilité d’utilisation, mais je crois surtout que la faute en revient aux medias télévisés qui ont tendance à tout simplifier à l’extrême : tout doit être simple, tout doit s’expliquer en 15 secondes, tout doit être nouveau et tout doit se gérer dans l’instant. La question terroriste date des zélotes ou des haschischins, pourtant déjà on ne savait pas bien qualifier ces courants mercenaires violents. La terreur politique, née sous la Révolution française, tout comme la terreur anarchiste révolutionnaire contre l’Empire russe, ne sont pas identiques, pas plus certains mouvements de libération nationale utilisant le terrorisme. Prenons l’exemple d’ETA, plus récent : avec une bombe, ils font sauter le 20/12/1973 la voiture de l’amiral Carero Blanco (ministre de Franco) et font des morts et des blessés ; cet attentat est considéré comme « légitime », car il y a une dictature en Espagne, ETA est considéré comme un mouvement de libération nationale, etc. Avec une bombe comparable, ETA fait sauter une caserne de la Guardia Civil, à Saragosse fin 1987, après le retour à la Démocratie et des enfants sont tués. Cet attentat est-il du terrorisme ou non ? Du point de vue criminologique, ce qui est important c’est la cible : est-elle ou non légitime ? Les basques sont dans une démarche d’indépendance nationale, la cible représente l’occupant espagnol, nous pouvons dire que cet attentat est honteux et scandaleux, mais que la cible est encore légitime. Enfin, le 19 juin 1987 une voiture piégée par ETA explose dans un centre commercial de Barcelone (21 morts, 45 blessés) : la cible est illégitime, rien ne la justifie et on pourra là parler enfin de terrorisme au sens vrai du terme. Nous pourrions faire la même démonstration avec les actions de l’IRA, en Irlande et en Angleterre. Ce qui fait la différence, ce n’est ni l’origine ni l’outil mais la cible. Donc, attention à ne pas trop utiliser un terme galvaudé, car on arrive toujours à être le terroriste de quelqu’un…

 

Pensez-vous que l’expression « loup solitaire » soit beaucoup trop employée ces temps-ci ?

 

Absolument. Dès qu’un problème se pose (Merah, Kelkal, etc.), le loup devient « solitaire » dans les medias et on frise l’absurde lorsqu’on en trouve qui sont « solitaires » à deux, comme les frères Tsarnaïev à l’origine de l’attentat contre le marathon de Boston, en 2013. Un loup solitaire a été expulsé de la meute et vit seul, ce n’est pas un autonome envoyé par sa centrale, tout comme un « envoyé spécial » a été envoyé en reportage par sa rédaction, avec une feuille de route, et n’a pas été licenciée par celle-ci. Par contre, Breivik était un loup solitaire en Norvège en 2011, comme Ted Kaczynski (surnommé Unabomber) dans les années 90 aux Etats-Unis ou Dekhar, le « tireur » de Libération. Mais l’auteur présumé de la tuerie au Musée juif de Bruxelles, Mehdi Nemmouche, n’est pas un loup solitaire ; il semble faire partie des unités formées à l’extérieur et projetées avec des missions clairement définies. Il y a donc confusion de l’utilisation des mots. En l’espèce ce n’est pas la faute des politiques, mais surtout celle des journalistes de l’information en continu qui sont souvent les principaux propagateurs de tout et n’importe quoi, pour meubler.

 

Quel sens donnez-vous à l’attentat du musée juif de Bruxelles ?

 

Il y a deux catégories de gens qui partent en Syrie (comme avant en Tchétchénie, en Algérie, au Kosovo ou en Bosnie) : ceux qui vont se battre, devenir des soldats, qui reviendront cassés et ne feront en général plus rien une fois revenus de l’enfer ; et il y a ceux qui ne se battent pas sur le terrain, mais qui vont en camp d’entrainement, pour être formés à l’attentat, pour un djihad au retour. Depuis les années 80, des centaines des premiers sont partis et sont revenus, aucun ou presque jusqu’à présent n’a jamais tenté de commettre un attentat. Par contre, ceux qui ont été formés au djihad à l’export sont revenus avec l’idée de faire le djihad. Merah n’avait jamais porté les armes pour faire la guerre, tout comme Kelkhal et Nemmouche. Beaucoup imaginent que les terroristes doivent ressembler à ce qu’on pense, sans prendre en compte la réalité de ce qu’ils sont. Nous avons un problème de classification et d’interprétation. On peut penser que Bruxelles était un objectif symbolique dû à sa nature, sa localisation et son manque de sécurisation.

 

Voulez-vous dire que les services de renseignement et de police ne sont pas à la hauteur de l’enjeu ?

 

Au contraire. Ils sont souvent excellents dans la collecte et le renseignement de terrain. Mais ensuite, souvent l’analyse des éléments recueillis est défaillante et parfois combattue par l’arrogance de certains responsables du siège central. Après une grande catastrophe terroriste, au bout d’un certain nombre de mois, la commission d’enquête dit toujours : premièrement « on savait tout », deuxièmement « on n’y a pas cru », troisièmement « ça ne se reproduira pas »…jusqu’à la commission d’enquête suivante. Pourtant les terroristes ne se cachent pas totalement (ils parlent, ils annoncent, ils proclament) et souvent les bureaucraties publiques font tout ce qu’il faut pour ni les entendre ni les comprendre. Enfin, lorsqu’un fonctionnaire perspicace souligne un indice de menace, il y a toujours un chef pour enterrer le dossier, sous prétexte de ne pas risquer de bousculer l’ordre établi (le savoir descend, il ne remonte pas).

 

Il y a deux ans, vous plaidiez dans nos colonnes pour la revitalisation des RG au sein d’une DGSI. Etes-vous satisfait de ce que vous observez aujourd’hui ?

 

Du point de vue de ce qui a été compris par le ministre de l’Intérieur en 2012 et mis en œuvre depuis, la réponse est plutôt oui. Pour ce qui est de la réalisation, la réponse est plutôt incertaine. Conceptuellement, le ministre de l’Intérieur, le patron de la DGSE (Bernard Bajolet) et le directeur général de la sécurité intérieure / DGSI (Patrick Calvar) sont parfaitement conscients et assez proches de l’analyse du sujet. L’idée était de revaloriser les anciens Renseignements Généraux (RG), devenus un sous-service de la Police Nationale, parce que le Renseignement ne peut s’appuyer seulement sur de la technologie, des satellites et des drones, et n’existerait pas sans le renseignement humain. Le retour à l’humain est donc essentiel. Aujourd’hui, la compréhension par les Services de cette problématique est réelle, mais la logique bureaucratique de transmission interne de l’information, de compartimentage et de gestion des priorités est encore fonctionnellement défaillante. Le meilleur exemple est qu’il n’y a toujours pas de retour d’expérience interne de l’affaire Merah et d’explications crédibles, pour comprendre où et pourquoi ce dossier a planté. Il n’y a eu, à ce jour, ni retex politique, ni retex administratif, au vrai sens du terme.

 

Donc l’ambition de départ, il y a 10 ans, a été ratée si je comprends bien…

 

Je suis un ferme soutien de la création de la DCRI[i], mais elle a été polluée par la culture de l’ancienne maison DCRG (police politique) qui ne sait pas dire non au pouvoir politique, ce qui est regrettable. A coté de cela, la DGSE a su prendre ses distances avec le pouvoir politique. Quant à la DGPN[ii], tout devrait y être revu, à commencer par son existence même, au profit d’un secrétariat général de la sécurité intérieure qui soit la maison mère, coordonnant la gendarmerie nationale et la sécurité publique. Une bonne police c’est un territoire, une ou des missions, un ou des objectifs, enfin seulement des effectifs. Nous faisons tout à l’envers, puisque nous gérons d’abord des effectifs et des tableaux de services. Il nous faudrait dire, à l’exemple de l’ancienne SOCA[iii] britannique, que le renseignement criminel, intégrant la problématique terroriste, est le sujet central d’une mission centrale, devant couvrir l’ensemble du champ opérationnel des services de police et de gendarmerie. Revaloriser et développer SIRASCO[iv].

 

En avril 2012, à propos de l’affaire Merah, vous disiez « certaines motivations du criminel font écho dans une partie des populations des quartiers... ». Diriez-vous que le phénomène a empiré ?

 

Il s’est moins enraciné qu’étalé au sein de la population. Il suffit de voir le nombre de jeunes filles séduites par le djihad aujourd’hui, alors même qu’elles vivent dans des familles pas du tout inféodées à l’islam radical.

 

En 2012, vous disiez aussi : « il faut que les gouvernants fassent des politiques publiques qui correspondent à ce que souhaitent les électeurs qui, après tout, ont le dernier mot dans notre pays». Pensez-vous que les gouvernants actuels mènent une politique de sécurité qui correspond à ce que souhaitent les électeurs ?

 

En matière électorale, 2014 vient de fournir quelques indications…Paradoxalement, à de très rares exceptions près, j’ai toujours rencontré en France des ministres de l’Intérieur plutôt lucides et plutôt compétents, et des organisations syndicales policières plus ou moins prêtes au changement, alors même que le ministère de l’Intérieur est celui qui a du subir le plus grand nombre de réformes et de changements depuis les quarante dernières années. Le vrai débat consiste à comparer le ministère de l’Intérieur / ministère de l’aménagement du territoire et le ministère de l’Intérieur / ministère de la police. On constate alors que ce même ministère vit avec deux territoires complètement différents : l’un avec les agglomérations, l’autre avec les circonscriptions de sécurité publique et les brigades de gendarmerie. Le ministère de l’Intérieur n’a pas encore réussi à vivre de façon coordonnée avec ces deux réalités : les préfets vivent une vie, les directeurs départementaux de la sécurité publique et les généraux de gendarmerie en vivent une autre. Pour une fois, ce ne sont pas chez les politiques que l’on trouve des résistances au changement, mais dans le système bureaucratique de l’administration préfectorale qui refuse souvent le changement de vision territoriale.

Il y a encore beaucoup à faire…

 

                                                                            

[i] DCRI : Direction Centrale du Renseignement Intérieur, née en 2008 de la fusion de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) et de la Direction Centrale des Renseignements Généraux (DCRG), devenue en mai 2014 la DGSI (Direction Générale de la Sécurité Intérieure)

[ii] DGPN : Direction Générale de la Police Nationale

[iii] SOCA : “Serious Organised Crime Agency” (Government of the United Kingdom) a existé d’avril 2006 à octobre 2013

[iv] SIRASCO : Le Service d'Information de Renseignement et d'Analyse Stratégique sur la Criminalité Organisée dépend de la Direction Centrale de la Police Judiciaire

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18 novembre 2013 1 18 /11 /novembre /2013 18:00
photo ECPAD

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Nov 2013 Interview réalisée par Alain Establier SECURITY DEFENSE Business Review N°94

 

SDBR : Général faut-il avoir été, comme votre prédécesseur le général Bolelli, patron du 13ème RDP pour accéder au poste de directeur du renseignement militaire ?

 

CG : Non, car nous ne sommes que deux, parmi mes prédécesseurs au poste de DRM, à avoir commandé le 13ème RDP. Mais c’est certainement un atout. Le 13ème RDP fait en effet partie des régiments qui œuvrent à la fois pour la Direction du Renseignement Militaire (DRM) et pour le Commandement des Opérations Spéciales (COS), en faisant de la recherche humaine (ROHUM)*, laquelle est indispensable au renseignement en complément de la recherche d’origine électromagnétique (ROEM) et de la recherche d’origine imagerie (ROIM), notamment à l’aide des satellites.

 

La DRM serait un outil d’anticipation stratégique, d’éclairage prospectif de la Défense et d’appui aux opérations primordiales (articulation avec le COS). Pouvez-vous clarifier cette définition ?

 

La DRM a pour mission de satisfaire, de façon autonome, les besoins du ministre de la défense et du CEMA** en renseignement d’intérêt militaire, ainsi que les besoins des forces en opérations extérieures. Bien souvent, on présente la DRM d’une part comme un outil de veille stratégique et d’autre part comme un outil d’appui aux opérations. Dans ma conception, ces tâches ne s’opposent pas. Elles se complètent et s’harmonisent parfaitement dans le temps, car il y a une véritable continuité du traitement de l’information, depuis la veille stratégique jusqu’à l’appui aux opérations. La veille stratégique va éclairer l’appui aux opérations de demain et les opérations de demain éclaireront la veille stratégique d’après-demain, etc. Le Renseignement est un tout, c’est une chaîne dans le traitement de l’information. Que l’on s’intéresse aujourd’hui à un pays a priori calme, mais où peut naître une crise demain, est intéressant comme est intéressant le renseignement recueilli, par l’appui aux opérations dans un pays en crise, pour éclairer la situation d’après-crise : connaissance et anticipation. Entre veille stratégique, anticipation et appui aux opérations, il y a pour moi une continuité assez naturelle. Prenons le cas du Mali, où la France est impliquée depuis le 11 janvier 2013 avec l’opération Serval, la DRM a d’abord effectué de la veille, puis de l’anticipation, avant de terminer par de l’appui aux opérations. Cette continuité peut s’échelonner différemment selon les situations ; au Mali elle s’est accélérée au vu des événements, comme vous le savez. Il n’y a donc pas d’opposition entre les différents volets de la mission de la DRM, puisqu’ils sont liés.

 

Qu’est-ce que vous appelez « éclairage prospectif de la Défense » ?

 

La délégation aux affaires stratégiques (DAS) du ministère de la Défense participe à l’élaboration de la politique de défense, sur la base de renseignements fournis par les services qui œuvrent à cet éclairage, dont la DRM. Le chef d’état-major des armées préside, pour sa part, le groupe d’anticipation stratégique (GAS) qui, intégrant les orientations données par le CNR (coordonnateur national du renseignement), arrête une liste de zones et des thèmes à suivre, liste qui va ensuite me servir pour déterminer les moyens de la DRM à affecter, en fonction de ces priorités. Toutefois, dans le passé, la DRM a du faire des choix de priorité et arrêter de suivre certains pays, par manque de moyens et d’effectifs suffisants.

 

Il y a donc des pays qu’on ne suit pas ?

 

Oui car nos moyens sont limités. Des choix doivent être faits, c’est pourquoi nous concentrons nos moyens et nos efforts sur les priorités stratégiques fixées par le CEMA, pour répondre aux besoins en renseignement de nos décideurs et appuyer nos forces en opération.

 

Cela sous-entend-il que les signaux faibles sont difficiles à détecter dans certains pays ?

 

Les signaux faibles sont relativement bien détectables dans le monde surmédiatisé dans lequel nous vivons. Ils permettront, si nécessaire, de réorienter le classement des priorités effectué par le GAS régulièrement. Il faut d’ailleurs comprendre, dans ce cadre, tout l’intérêt de la géographie dans notre fonction. A une époque ancienne, on se battait pour s’approprier les cartes géographiques. Par exemple, Napoléon travaillait à partir de la carte, avant même tout renseignement complémentaire, pour déterminer sa stratégie de bataille. A partir de la géographie, en se mettant « dans la peau » de l’ennemi, on doit pouvoir s’interroger pour imaginer sa stratégie. L’interception de communication et l’image ne sont pas suffisantes dans certains cas, et l’infiltration humaine n’est pas toujours possible. Il nous reste alors la géographie ! Dans le cas du Mali, il est fréquent de croire que le désert est uniquement plat avec des immensités de sable, or le désert ce n’est pas plat et ce n’est pas que du sable, loin de là : il y a des puits, des oasis, des passes, des pistes, qui sont autant d’indices géographiques nous permettant de trouver l’ennemi. Si vous avez vu le reportage consacré à Serval (diffusé par Antenne 2 dans le magazine Envoyé Spécial), vous avez pu constater que le massif des Ifoghas, au nord du Mali, était loin d’être plat et sablonneux : des gens y vivent, y cultivent des parcelles et savent profiter de la protection naturelle du relief pour y constituer des caches, des dépôts et des refuges !

 

Donc la géographie militaire est partie intégrante de vos moyens d’action ?

 

La géographie militaire est vraiment partie intégrante de nos moyens d’analyse et d’anticipation, par exemple en superposant des cartes, des données de capteurs et des éléments recueillis sur le terrain dans le cadre des opérations. La géographie militaire est également indispensable dans les domaines de la dissuasion et du ciblage : nos avions et nos missiles de croisière volent aussi en fonction de la géographie du terrain.

 

Jugez-vous l'organisation actuelle, de la fonction « renseignement d'intérêt militaire » et de la DRM, adaptée aux défis qui se posent et qui se poseront ?

 

La DRM a été créée il y a 20 ans par Pierre Joxe pour garantir une autonomie d’appréciation de situation, de niveau stratégique, qui n’existait pas auparavant. Cette faculté a depuis lors été utilisée dans les conflits post Guerre froide (ex-Yougoslavie, Kosovo, RCI, RCA, Afghanistan, Libye, Mali), particulièrement grâce aux moyens de recueil nationaux, entre autres dans les domaines des images et des interceptions électromagnétiques. Elle constitue pour notre pays un indéniable facteur de puissance sur la scène internationale. Dans le futur, nous serons confrontés à des défis importants liés à la problématique des volumes d’information à traiter et, dans ce domaine, nous avons encore des progrès à faire. Mes défis techniques sont liés à l’accroissement du volume des images satellitaires, des interceptions radar et des communications militaires qu’il faut traiter, notamment dans le cadre des opérations extérieures. Comment fait-on pour trier, de façon efficace, des volumes considérables de données ? Voilà le défi de demain ! La grande difficulté est de sérier les données, de pouvoir les croiser et d’établir des liens. Or, c’est précisément cela qui nous intéresse. Car ce n’est pas tout d’intercepter, il faut ensuite interpréter et analyser. Ce qui nécessite de disposer de personnels qualifiés en nombre suffisant, c'est-à-dire des linguistes adaptés, capables de traduire 7/7 et H24, ou des interprétateurs photos, en nombre suffisant pour être opérationnels en H24 et pour traiter un flux d’image considérable. Cela signifie aussi qu’il faut développer des systèmes automatiques capables d’aller chercher la bonne information, dans une masse gigantesque, pour la soumettre aux analystes.    

 

Que manque-t-il aujourd’hui à la DRM ?

 

La DRM est un outil efficace dont la qualité des produits est reconnue au plus haut niveau. Toutefois, nous devons encore faire un effort dans certains domaines. En cohérence interne, nous devons mettre en place une nouvelle stratégie de la performance : comment peut-on être encore plus efficace, dans notre organisation, pour répondre au mieux aux besoins du Président de la République, du ministre de la Défense et du chef d’état-major des armées ? En parallèle, il s’agit de consolider des liens pérennes et de créer de nouvelles synergies avec certains organismes dans les domaines de la géographie militaire (comme je l’ai dit plus haut) et du ciblage. En 20 ans, sont nés des organismes qui n’existaient pas lorsque la DRM a été créée. Par exemple, l’armée de Terre a fait en juin 2009 le choix de mettre son 28ème groupe géographique, le seul qui existe, au sein de la brigade de renseignement, preuve que géographie et renseignement sont liés…

 

Qu’entendez-vous par ciblage ?

 

Le ciblage, « targeting » en anglais,  est un processus décisionnel de recherche, d’acquisition, de sélection et de traitement d’objectifs d’intérêt militaire. Or, la désignation d’objectif n’existe que grâce au renseignement. Revenons au processus de base de l’arbre décisionnel : J2 le renseignement, J3 l’opération, J4 la logistique. Pour moi, le J2 est là pour dire au chef ce qu’il doit faire, le J3 va dire comment le faire et le J4 dira s’il peut le faire. Chacun concourt donc à l’efficacité de l’opération. Dans cette logique, les chaînes de renseignement doivent être parfaitement efficientes au sein de la fonction interarmées du renseignement, dont la DRM est la tête de chaîne.

 

Qu’entendez-vous par efficience des chaînes de renseignement ?

 

En 1992 la création de la DRM, à partir de la fusion des bureaux renseignement des trois armées, a été guidée par un impératif de cohérence globale et de centralisation. Cependant dans les années 2000, les armées ont remis sur pied, au fil du temps, des structures dédiées à leurs propres besoins en renseignement. Au résultat, les chaînes d’information entre la DRM et les armées ne sont pas toujours fluides. C’est pourquoi je pense que nous devons améliorer ces chaînes d’information et instaurer de vraies relations « clients-fournisseurs », aussi bien vers l’amont que vers l’aval de l’organisation militaire. Je constate parfois un certain défaut de réactivité dans notre capacité à servir en information nos « clients » et, au-delà de nos clients directs, une certaine lenteur à diffuser la bonne information aux troupes engagées sur le terrain. C’est pourquoi, je souhaite entamer une réflexion de fond sur l’évolution de la fonction interarmées du renseignement.

 

Avez-vous les ressources humaines nécessaires au sein de la DRM ?

 

Environ 1.600 personnels servent aujourd’hui au sein de la DRM (Creil, Paris, Strasbourg pour l’essentiel), 80% de militaires et 20% de civils. Je dispose d’une ressource de grande qualité, mais je  souhaite désormais porter mes efforts sur une sélection plus affinée des différents profils dont j’ai besoin, en pesant plus efficacement sur les processus de désignation. Pour le personnel civil, nous avons besoin qu’une certaine mobilité réciproque entre services de renseignement soit possible ; cette question est l’objet d’une étude confiée par le CNR à un membre du Conseil d’Etat. Enfin, nous avons besoin de linguistes et d’interprétateurs images qui sont des spécialistes longs à former.

                                                                                          

*ROHUM : recherche d’origine humaine

**CEMA : chef d’état-major des armées

 

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1 octobre 2013 2 01 /10 /octobre /2013 11:55
photo EMA

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01.10.2013 Interview par Alain Establier - SECURITY DEFENSE Business Review (SDBR) N°90 du 24/09/2013

 

SDBR : Quand a été créé le poste d’officier général « cyberdéfense » de l’EMA ?

 

AC : Le poste d’officier général a été créé en juillet 2011, moi-même étant en poste à temps plein depuis février 2011, au moment ou l’ANSSI était elle-même créée pour devenir l’autorité nationale de défense des systèmes d’information. Mais je travaille sur la cyberdéfense depuis la sortie du Livre blanc 2008.

 

Quel bilan tirez-vous de cette période 2008/2013 ?

 

Suite à la prolifération du virus Conficker, qui a touché entre autres début 2009 le ministère de la défense, un mouvement important de refondation de la cybersécurité du ministère a été lancé. La prise de conscience  de l’ensemble des hautes autorités de l’Etat, en particulier du ministère de la défense (MINDEF) et du secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN), a été déterminante pour faire de la cyberdéfense une réelle priorité. L’accélération s’est produite début 2010, ce qui a permis aux traitants dont je suis de réellement mettre en œuvre les mesures préconisées avec l’appui et la confiance des plus hauts responsables. Le Livre blanc 2013 est venu concrétiser ce mouvement commencé il y a 5 ans, avec des emplois et des crédits d’investissement conséquents. Il y avait environ 120 agents à la DCSSI (qui a précédé l’ANSSI), aujourd’hui il y a 360 personnes qui dépendent de Patrick Pailloux, son directeur général, avec un objectif de plus de 500 personnes à fin 2015. Coté MINDEF, l’expertise pointue de DGA-MI va se voir doter de 200 ingénieurs supplémentaires d’ici 5 ans pour porter l’effectif total aux environs de 400 et permettre de recruter des thésards et des doctorants. Au niveau  des armées, la LPM prévoit la création de 350 postes, entre 2013 et 2019, pour la sécurisation des forces armées et des services communs du ministère (hors DGA). Au-delà du MINDEF et de la DGA, d’autres partenaires donnent une dimension interministérielle à cette dynamique positive pour créer une communauté de la cyberdéfense nationale, notamment au ministère de l’intérieur et au SGDSN.

 

Pouvez-vous clarifier les périmètres cyberdéfense et cybersécurité ?

 

Dans l’acception du MINDEF et selon les définitions de l’ANSSI : cybersécurité = cyberdéfense + cyberprotection. On parle de cybersécurité comme étant l’état final recherché. La cyberdéfense est la partie active opérationnelle (par exemple, l’exploitation des informations données par des capteurs). La cyberprotection est la partie préventive et architecturale (cryptographie, architecture de réseaux, capteurs, etc.). Vous trouverez donc des personnels de cyberdéfense dans les centres experts (Calid/centre opérationnel du MINDEF, Cossi/centre opérationnel de l’ANSSI) et dans les fonctions de sécurité des opérateurs qui mettent en œuvre des réseaux et des SI (DIRISI*, Orange, Thales, etc.), simplement l’expertise chez un opérateur ne sera pas du même niveau que dans un centre expert, comme le nom l’indique.

 

Qu’est-ce qui différencie ce niveau d’expertise ?

 

Au MINDEF, la fonction SOC (security operating center) que vous trouvez à la DIRISI, au service de santé des armées ou dans les réseaux de la DGA, n’est pas du même niveau d’expertise qu’au Calid car les outils utilisés ne sont pas les mêmes. Les opérateurs du Calid, utilisant des outils d’investigation particuliers pour « décortiquer » les incidents, ont donc des qualifications particulières et des formations « forensic ».

 

Quels sont les risques auxquels vous êtes confrontés ?

 

Nous sommes régulièrement confrontés à des attaques visant à dénaturer les sites web de telle ou telle administration, avec pour risque la manipulation d’images dans le cadre de campagne de  communication, comme nous l’avons vu au moment de l’opération Harmattan en Libye, de l’opération Serval au Mali et comme nous pourrions l’être en ce moment avec la Syrian Electronic Army (SEA). En général ce type d’attaques n’a pas de réelles conséquences sauf médiatiques. Les attaques ciblées de type « APT – Advanced Persistant Threat » sont plus gênantes, mais ce sont surtout celles que pourraient subir des SCADA (mis en exergue en 2010 par l’attaque du virus Stuxnet sur les centrales iraniennes) qui nous préoccupent beaucoup, car ce sujet concerne toute l’informatique potentiellement communicante qu’utilise le MINDEF, dans l’ensemble de ses systèmes : industriels, d’armes, de commandement ou de communications. Partout où de l’informatique pourrait être amenée à échanger des données, nous sommes aujourd’hui dans le périmètre de la cybersécurité du MINDEF. C’est nouveau par rapport à la sécurité des SI classique, laquelle existe depuis de nombreuses années où l’on privilégiait la confidentialité des échanges d’information (réseaux classifiés). L’arrivée de l’IP (Internet Protocol), que l’on trouve maintenant partout, a bouleversé le périmètre de la cybersécurité. De même, la sécurité du MINDEF commence au-delà de son système d’information, puisque la maintenance de nombreux systèmes est faite chez des partenaires qui parfois interviennent sur les théâtres d’opérations (Thales, Cassidian, etc.). Notre industrie de confiance doit donc aussi être capable d’avoir un haut niveau de cybersécurité.

 

Comment pourrait-on nous passer des grands logiciels ou équipements étrangers ?

 

Il y a probablement des équipements stratégiques dont nous devons retrouver la maîtrise, entre autres les équipements des cœurs de réseaux où se fait l’orientation des flux, ou encore les sondes de détection où une approche régalienne est absolument nécessaire. Comme nous ne sommes pas non plus capables de maitriser encore certains logiciels, antivirus notamment, il convient d’en croiser différents  (Kaspersky, McAfee, Symantec ou d’autres) en attendant une solution nationale pour pallier à cette carence.

 

La LPM apporte des modifications aux aspects juridiques de votre activité. Pouvez-vous nous dire en quoi ?

 

Le point de départ de ces aménagements juridiques est de pouvoir protéger juridiquement le travail des agents présents dans les centres experts de cyberdéfense. La jurisprudence et les textes actuels de la CNIL, en termes d’investigation, suffisent largement aux administrateurs de réseaux pour mener des investigations internes nécessaires ou des surveillances. Par contre en cas d’attaques, le code pénal dit aujourd’hui que « sauf motif légitime il est interdit de pénétrer dans un système externe ». Donc les articles de la LPM ont été rédigés, non pour évoquer des actions de rétorsion ou de contre-attaque, mais pour permettre aux agents des centres experts d’entrer en interaction avec un attaquant et faire cesser les effets d’une attaque contre le système visé : caractérisation et compréhension de l’attaque, neutralisation de ses effets par l’emploi de tel ou tel procédé technique. Les conditions d’application seront d’ailleurs définies par le Premier Ministre.

 

Le Livre blanc parle pourtant bien de capacités offensives en matière de cyber, non ?

 

En effet, dans les 13 pages du Livre blanc consacrées à la Cyber, vous avez plusieurs articles qui annoncent des capacités offensives pour la France dans le cadre de ses opérations militaires, ce qui est tout à fait différent du cadre précédent puisqu’entrant dans le cadre d’une intervention militaire, qui aujourd’hui n’est conduite qu’en application de résolutions internationales.

 

Parlez-nous de la chaine opérationnelle de cyberdéfense évoquée dans le Livre blanc.

 

Tout part du chef des armées et du CEMA, qui dispose d’un sous-chef opération et d’un centre de planification et de conduite des opérations (CPCO). Je suis le chef cyber de ce CPCO. La chaine de commandement est totalement intégrée dans le CPCO car le cyber est partout (dans les avions, les bateaux, etc.). En outre, en cas d’échec de la cyberdéfense, la crise concernerait toutes les composantes des armées et il faudrait en gérer les effets avec les moyens classiques. C’est donc une chaine opérationnelle unifiée, centralisée et spécialisée, intégrée au CPCO, qui est construite comme les autres chaines de commandement (air, terre, mer) avec les mêmes attributs : anticipation, doctrine, directives aux éléments décentralisés, mobilisation de moyens, etc.

 

Quelles sont vos ressources humaines ?

 

Je dispose d’une équipe resserrée qui travaille avec moi, de cellules au CPCO et d’un centre expert (Calid). Mais je dispose aussi de relais dans les armées, jusqu’au niveau des unités élémentaires. Chaque unité du MINDEF dispose aujourd’hui d’un assistant de lutte informatique défensive (ALID), capable de faire faire un certain nombre de manipulations sur les matériels de son unité. En réservoir de ressources, je dispose de toute la chaine SSI du MINDEF, à savoir 1600 personnes actuellement (plus les 350 postes à créer d’ici 2019). Sur ces 1600, environ 1200 sont dans le périmètre de l’état-major des armées : 300 gèrent des équipements de chiffrement et 900 sont dans la chaine de cybersécurité (prévention, détection, protection) avec des niveaux d’expertise variables. Dans ces 900, 150 sont des experts de haut niveau qui font des missions d’audit et d’expertise, que ce soient des officiers (bac + 7) ou des sous-officiers (bac + 2) qui sont passés par l'école des transmissions (ETRS) de Cesson-Sévigné près de Rennes, ou encore  des experts en lutte informatique défensive, soit au sein du Calid soit au sein des SOC.

 

Quel est le volume d’incidents que vous traitez ?

 

Depuis début 2013, le Calid a eu à traiter environ 500 remontées d’incidents ; ce sont les incidents qui remontent des opérateurs du ministère et qui demandent des expertises plus poussées que celles de leur SOC. Ces SOC fonctionnent à partir de signatures connues. Ce qui nous intéresse, particulièrement pour les affaires d’espionnage et autres, ce sont les signaux faibles pouvant être éventuellement détectés sur nos réseaux, de façon à pouvoir ensuite remonter une attaque. C’est l’objet des recherches menées par la DGA sur la corrélation d’événement ou du programme MTLID** de surveillance instrumentalisée des sondes (par Cassidian). En termes d’investissements, la LPM a prévu le programme « cyber » (350 M€) qui couvre tous les outils métiers spécifiques : chiffrement, téléphones sécurisés, sondes, corrélateurs, outils de présentation, etc.

 

Vos vœux pour les années à venir ?

 

Au sein de l’Etat, les administrations concernées par le cyber ont jusqu’à présent su gommer de nombreuses frontières pour coopérer en bonne intelligence. Le domaine est tellement vaste (de la cybercriminalité à l’espionnage économique en passant par le terrorisme) qu’aucun centre expert ne pourrait tout englober. Espérons que le renforcement des moyens et des effectifs n’empêchera pas la poursuite de cette coopération de confiance. Coté industriel, espérons aussi que nous pourrons conserver et faire émerger des entreprises de confiance pour préserver la pérennité de nos coopérations industrielles et garantir une indépendance et une autonomie nationale en matière de cybersécurité. Enfin en matière de réserve, nous avons lancé avec un relatif succès une réserve citoyenne de cyberdéfense, qui regroupe aujourd’hui 80 personnes réparties en 8 groupes de travail, pour le lobbying et la réflexion. Il existe aussi la réserve opérationnelle des armées, plus difficile d’emploi et de mise en œuvre dans ce domaine pointu. Enfin, nous avons le projet de mettre en place une réserve « cyberdéfense »à vocation opérationnelle pour aider à des travaux de restauration, à disposition de l’ANSSI et de l’Etat face à une crise grave. Nous en reparlerons…

 

*DIRISI : Direction Interarmées des Réseaux d'Infrastructure et des Systèmes d'Information

** MTLID : moyens techniques de lutte informatique défensive

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2 septembre 2013 1 02 /09 /septembre /2013 11:55
Vive le désarmement….. ! (SDBR)

by Alain Establier Security Defense Business Review • 03 Septembre 2013 • N° 89

 

En ce jour de rentrée, quel est l’état de la Menace* dans le monde?

 

Le continent africain est toujours le continent de l’insécurité et de l’apparition brutale de foyers de tensions interethniques et de rivalités de voisinage, agrémentés d’exactions liées au djihadisme islamique, à la délinquance brutale (rapts, piraterie maritime) et au contrôle de zones de trafics illicites en tous genres. Il y a peu de pays dont on peut dire qu’ils sont aujourd’hui des zones de tranquillité absolue et qu’ils le resteront dans les 15 ans qui viennent, délai nécessaire pour envisager des programmes d’investissement économiques conséquents. Les seuls endroits de relative tranquillité sont ceux qui bénéficient d’un pouvoir militaire fort ou de bases de soutien d’une force étrangère, celui de la France en particulier.

 

Le Moyen-Orient (Egypte, péninsule arabique, Israël, Liban, Turquie, Syrie, Irak et Iran), reste un foyer de haute tension et peut entrainer une conflagration généralisée entre sunnites et chiites (sur le modèle de la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988, par exemple). Mais, pour peu que les occidentaux s’abstiennent pour une fois de jouer les pyromanes, ce vaste territoire peut aussi s’apaiser si la Turquie redevient un état laïc (ce qu’elle n’est plus), que l’Iran est respecté en tant que grand pays et que la péninsule arabique est mise au pas pour cesser d’alimenter des foyers d’agitation islamique un peu partout. Contrairement aux apparences, il semble que les américains aient enfin compris cela et la France non.

 

Une menace multipolaire

 

En Asie, les raisons qui ont commandé l’intervention française en Afghanistan il y a 12 ans demeurent : menaces de l’islam obscurantiste, culture industrielle du pavot, exportation du haschich et de l’opium, menaces sur le voisin indien, risques de réinstallation de centres d’entrainements de djihadistes, etc. Au Pakistan, puissance nucléaire, la situation politique est fragile, les assassinats politiques ou religieux sont fréquents et les talibans contrôlent de nombreuses zones dans le nord du pays. Les tensions avec l’Inde sont permanentes dans la région du Cachemire et il ne faudrait pas grand-chose pour déclencher un conflit entre ces 2 pays. Dans ce cas, les accords de coopération de défense passés entre la France et l’Inde pourraient-il s’étendre à des accords purs de défense de notre partenaire ? La question est posée, car ses conséquences pourraient amener la France à revenir armée dans la région. L’histoire n’est-elle pas un éternel recommencement ? Pas seulement anecdotique est le conflit de frontière entre la Thaïlande et le Cambodge, autour du temple de Preah Vihear, plaidé en ce moment devant le tribunal international de La Haye et dont la réponse est attendue à l’automne. Le verdict ne va-t-il pas entrainer un coup de force du perdant ? Rappelons que la France est liée historiquement au Cambodge, même si c’est une dictature communiste déguisée. Enfin, on ne peut minimiser ce qui se passe en Mer du Japon où un dictateur fou joue avec le feu en Corée du nord, face à la Corée du sud et au Japon, pendant que la Chine flatte son nationalisme en revendiquant quelques ilots japonais au sous-sol riche en matières premières. Les États-Unis sont en première ligne mais, au même titre qu’en Afghanistan, la France pourrait se trouver un jour astreinte à la solidarité avec l’OTAN !

 

Enfin, l’Europe n’est pas forcément ce continent tranquille qu’on nous décrit car son flan sud-est (Kosovo, Macédoine, Grèce, Roumanie, Ukraine) peut très bien se retrouver un jour embrasé par des problèmes avec des populations islamiques soutenues par la Turquie et des pays du Golfe. L’islam représente 90% de la population du Kosovo, 70% de l’Albanie, près de 50% de la Bosnie-Herzégovine et plus d’un tiers de la Macédoine. Il ne faut pas être voyant pour deviner que les Balkans resteront une poudrière.

 

Un désarmement coupable !

 

Et pendant ce temps-là, les budgets de défense des pays européens continuent de décroitre (tombant en dessous de 1,50% des PIB des Etats, encore moins pour la France sur la nouvelle LPM), les troupes combattantes diminuent en nombre et les investissements en matières de recherche et développement stagnent ou décroissent selon les pays, le tout commandé par des arbitrages dans les postes budgétaires, un certain goût pour la neutralité (tant que c’est loin, cela ne nous concerne pas) et le confort trompeur du parapluie américain qui a besoin de débouchés commerciaux. En France, on continue de désosser gentiment des régiments et de désertifier des villes moyennes, ce qui a un double impact civil et militaire (c’est l’effet dual au sens pervers du terme) ! On y ajoute l’achat de chaînes complètes de renseignement (drones) hors Europe sans que les syndicats soi-disant attachés aux emplois français ne s’en émeuvent, ce qui démontre leur inutilité.

 

Au final le réveil sera sans doute pénible, car un jour ou l’autre il faudra réarmer ou bien se contenter d’être spectateurs de notre propre Histoire…  

 

 

*sous réserve de faits qui se seraient produits pendant les quelques jours de vacances que nous nous sommes accordés…

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26 juin 2013 3 26 /06 /juin /2013 13:55
Cyber : Interview de Kavé Salamatian par SDBR

Interview réalisée par Alain Establier - SDBR N° 86 -.securitydefensebusinessreview.com

 

SDBR : Qui êtes-vous monsieur Salamatian ?

 

KS : A la base j’ai été formé comme ingénieur électronicien, puis j’ai fait un MBA avant de commencer ma carrière comme analyste dans une salle de marchés. Comme je ne m’y plaisais pas, je suis revenu vers l’Université où j’ai fait un Master de Télécoms suivi d’un DEA d’Informatique théorique et d’une thèse. Après ma thèse, j’ai été recruté comme maitre de conférences à Paris VI et je suis aujourd’hui professeur des universités à l’université de Savoie (Annecy). Je me définirais comme un théoricien qui se soigne en faisant de la pratique… Mon activité de recherche, ces dernières années, a principalement visé à montrer que toute une série de problèmes pratiques dans le domaine réseau avait déjà été résolue dans d’autres domaines. Pour cela, je me suis fortement appuyé sur mon expérience multiple d’ingénieur et de gestionnaire de risque. J’ai donc une compétence duale.

 

En quoi consistent vos activités de consulting ?

 

J’ai une petite activité de consulting, qui se déroule hors de France pour l’essentiel. La raison en est qu’en France on n’a guère l’habitude de l’expertise technique, mais plutôt du marketing technique avec l’objectif d’amener une solution clé en mains. Mon rôle est au contraire d’évaluer la solution clé en mains proposée, donc d’aider à la choisir. Dans les pays anglo-saxons ou en Suisse, où je fais ce genre de mission, la première chose qu’on vous demande est de signer une clause de non-conflit d’intérêt, certifiant que dans les 6 derniers mois vous n’avez pas eu de relations d’affaires avec un constructeur ou un éditeur informatique. Dommage qu’en France on ne fonctionne pas de cette façon !

 

Sur quoi concentrez-vous vos activités de recherche ?

 

Mon activité de recherche se concentre sur les réseaux informatiques. Les thèmes dans lesquels j’ai publié au moins une dizaine articles : la métrologie des réseaux (mesures et observation des comportements des internautes, émergence de nouvelles applications), la détection d’attaques (domaine global de la sécurité des SI), l’analyse des réseaux sociaux et des services informatiques émergents, l’architecture des réseaux sans fil, et l’architecture des réseaux à grande échelle. A coté de ces 5 axes, je m’intéresse de plus en plus aux problématiques de cyberstratégie et de cybersécurité, et à la science de l’Internet, approche multidisciplinaire qui va prendre de plus en plus de place. Sur la plupart de ces sujets de recherche, je coopère avec des collègues étrangers (Etats-Unis, Japon et Corée du Sud). J’ai aussi une part importante d’activité en Chine, où je suis professeur invité à l’académie des sciences et où je passe environ 6 à 8 semaines par an.

 

Vous vous intéressez beaucoup à l’Asie, n’est-ce pas ?

 

En effet, je porte beaucoup d’intérêt à l’Asie car cette région du monde est comme une boule de cristal dans laquelle on peut voir notre Futur : exemple, aujourd’hui on commence à parler en France de déploiement massif de fibres optiques, les Japonais et les Coréens en sont équipés depuis des années. Concernant la Chine, ce sont eux qui sont venus me chercher car ils veulent sortir des coopérations uniquement sino-américaines. La coopération consiste en production intellectuelle (recherche et rédaction d’articles en commun), en codirection de thèses avec des étudiants chinois et en coopération avec des campus américains.

 

Etes-vous un entraineur de hackers chinois ?

 

Lorsque j’ai été contacté, je me suis vraiment posé des questions philosophiques. Je peux vous dire que jamais les limites que je me suis fixées n’ont été franchies. S’ils le voulaient, les Chinois pourraient se doter de leur propre infrastructure pour s’occuper de l’Internet mondial mais, actuellement, ils n’en ont pas l’intention, trouvant plus d’intérêt à rester dans un système ouvert. A la différence des pays européens, qui ne se sont rendu compte que récemment de la portée stratégique de l’Internet, les Chinois en ont conscience depuis 15 ans !

 

Et à part les Chinois ?

 

Un certain nombre de pays ont construit leur stratégie autour de l’Internet : exemple la Corée du Sud, qui a construit sa stratégie autour de la notion d’ingénierie culturelle et d’Internet. Au Japon, Internet pourrait être presque considéré comme un Intranet, car 80% du trafic vient du Japon et va vers le Japon ; c’est représentatif de l’insularité japonaise. Dans les pays émergents, il faut parler de la Russie. Nous reprenons conscience d’un fait qu’Internet nous avait fait oublier, à savoir que la géographie est importante…La Russie, aujourd’hui, est le moyen le plus fiable pour interconnecter l’Est et l’Ouest, en passant par un satellite. Les Russes ont une émergence très forte sur l’infrastructure de l’Internet avec, en contrepartie, la surveillance et l’espionnage.

 

Et l’Europe ?

 

L’Europe d’aujourd’hui a aussi un problème avec Internet et les racines de ce problème sont à rechercher dans l’opposition, entre approche fédéraliste et visions nationalistes, qui est aussi observée dans d’autres domaines. Le numérique en Europe ne pourrait se mettre à niveau que par un plan de relance européen, mais nous continuons à développer des activités pays par pays…

 

Ne jetez-vous pas là un pavé contre le « numérique à la française » ?

 

Le numérique à la française n’aura pas grande perspective s’il ne se conçoit pas dans le contexte européen. En France, ainsi que dans d’autres pays européens, la filière informatique ne provoque pas l’enthousiasme des jeunes, et nous ne sommes pas pour autant un acteur moteur sur le sujet. Par exemple, dans mon université, le nombre d’étudiants formés en informatique (pour qui le salaire de sortie d’école est supérieur de 10% aux autres diplômés avec un temps d’attente négatif !) est 6 fois moindre aujourd’hui que le nombre de demandes d’entrée en filière d’ingénieurs du bâtiment ! Alors qu’en Chine, les ingénieurs rêvent de faire des études en informatique et en sont fiers quand ils réussissent ! Le problème en France vient du fait que l’Informatique a mauvaise presse, à cause des SSII qui ont entaché son image, et mauvaise réputation sociale (incompréhension de la population sur les métiers couverts par le terme générique Informatique, etc.). Aujourd’hui aussi, l’innovation technologique n’est observée qu’au travers des prismes Google et Facebook ! Nous avons une vision très utilitaire de l’Informatique et c’est particulièrement vrai dans la culture des entreprises, où ce n’est pas considéré comme une activité noble. Dans une entreprise ou une administration, on sera capable de vous dire avec précision d’où vient et où va le moindre billet de 100 euros mais on sera incapable de vous donner spontanément des précisions sur les 100kbits/seconde qui sortent de l’entreprise. Pourtant, 100kbits/s de trafic non contrôlés peuvent faire couler l’entreprise ! Et, dans la même organisation, vous aurez moins de difficultés à convaincre du recrutement d’un aide-comptable que d’un ingénieur chargé de monitorer le trafic sur le réseau du SI, or le risque informatique est aujourd’hui bien plus élevé que le risque comptable. Les organisations ne traitent pas l’Informatique comme leur cœur de métier, c’est incroyable ! Les Allemands, qui se sont rendu compte de ce phénomène, ont recruté des milliers d’ingénieurs indiens pour pallier à leur problème.

 

Quelle est votre avis sur la sécurité du hardware ?

 

Le problème n’est pas que l’ordinateur HP que vous utilisez soit fabriqué en Chine ou ailleurs, le problème est, je pense, que plus rien ne soit français dans votre ordinateur. Aujourd’hui, la cybersécurité et la cyberstratégie sont devenus une tarte à la crème. Tout le monde parle avec un ton alarmiste et grave de la menace imminente informatique. Or, la stratégie consiste à avoir une attitude positive pour s’adapter à toute situation et non à se replier sur soi. La bonne cyberstratégie est de se mettre dans une situation où vous n’avez pas à vous protéger plus que de nécessaire. Si je reviens sur le numérique à la française, nous avons aujourd’hui un manque de réflexion stratégique et de recherches d’opportunités. Si le crédit d’impôt-recherche était réaliste en France, au lieu de subventionner des entreprises pour ne pas qu’elles déposent le bilan, on s’intéresserait à des start-up qui font preuve d’innovation et d’opportunisme.

 

Quel est votre sentiment sur l’agitation actuelle en matière de Cyberdéfense ?

 

Le Cyberespace est un domaine émergent qui mérite d’être cartographié, avant de réagir de façon émotionnelle et sur l’instant. On parle aussi de cyber-guerre, or la guerre est un concept brutal qui tue. A l’heure où nous parlons, nous n’avons aucun phénomène informatique clair et net qui aurait tué des gens. Si on pense aux Scada, c’est bien parce qu’on a confié un outil industriel à un robot défaillant que l’on pourrait observer un accident industriel. La problématique d’une éventuelle cyber-guerre est, de mon avis, plutôt un phénomène de guerre modérée mais de longue durée, donc de la cyber-guérilla, qui ne se résout pas avec la force brute mais avec la réflexion politique. La différence, c’est l’aspect multidisciplinaire qui devrait être mis en œuvre pour cette réflexion. En France, le problème est qu’on organise des chaires de recherche autour de personnalités sur lesquelles on verse des fonds, alors  qu’il faudrait, comme aux Etats-Unis, construire des Think Tank multidisciplinaires qui travailleraient et publieraient en groupe, et financer des opportunités de coopération à plein temps sur des périodes de 6 mois ou d’un an...  

 

*Kavé Salamatian, Professeur à l’Université de Savoie : http://kave.salamatian.org

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