« Le Japon s'élève : pourquoi l'ancienne puissance asiatique est-elle de nouveau en train de bander ses muscles militaires ? » Cette formule alarmiste faisait récemment la Une du célèbre magazine américain Time. Pour la première fois depuis bien longtemps, les soldats japonais étaient en bonne place des kiosques internationaux, affichant sans remords leurs avions de chasse et leurs hélicoptères de combat.
Si le Time s'intéresse aux Forces d'autodéfense japonaises (FAD), c'est parce qu'elles traversent une période d'intensité militaire rare. Entre avril et juin 2013, Tokyo a déployé 69 avions de combat qui ont décollé en alerte, après des intrusions d'aéronefs chinois. Au mois de septembre, pour la première fois, un drone, puis un bombardier chinois, approchaient dangereusement l'espace aérien japonais. En 2012, sur la même période, seules 15 alertes de ce type étaient déclenchées.
Plus que jamais, les pilotes japonais sont confrontés à leur dangereuse mission. En plus des Chinois, ils ont du prendre leur envol pour dissuader des avions russes à 31 reprises et nord-coréens à neuf reprises, toujours entre avril et juin. « Décoller me donne l'impression de vraiment prendre part à la défense de mon pays », témoigne un pilote de F-15 baptisé « Vader », dans les colonnes de Time Magazine.
Le paradoxe militaire japonais
Une situation de menace qui a amené Tokyo à consentir en 2013, malgré un contexte budgétaire particulièrement précaire, une hausse du portefeuille militaire... pour la première fois depuis onze ans. Une hausse qui devrait se poursuivre en 2014, le ministère de la Défense ayant demandé une nouvelle augmentation de 3,5%.
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Destroyer porte-hélicoptères (DDH) Izumo 183.
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« Il y a une volonté manifeste chez Shinzo Abe de renforcer les forces », analyse Edouard Pflimlin, journaliste et chercheur associé à l'Iris et à l'IPSE, spécialiste du Japon. Il remarque l'achat régulier de nouveau matériels d'envergure : des porte-hélicoptères, des systèmes anti-missile. Le Japon avait fait parlé de lui en août dernier en mettant à la mer le plus gros navire de guerre depuis la Seconde Guerre mondiale, l'Izumo. « Les FAD sont les forces armées les plus modernes d'Asie en termes d'équipement », précise la Balance militaire, publiée chaque année par l'Institut international pour les études stratégiques (IISS).
« On ne peut pas parler d'un sentiment d'encerclement, analyse Edouard Pflimlin. Mais il y a un vrai sentiment de menace. En 2010, la publication des Lignes directrices du programme de défense nationale montraient un changement de stratégie : les forces sont réorientées depuis le Nord (menace russe) vers le Sud-Ouest (menace chinoise). »
Les FAD restent pourtant confrontées à un véritable paradoxe constitutionnel. Le texte fondamental, pensé dans l'immédiat après-guerre, interdit au Japon de développer une armée. Seule est autorisée l'autodéfense individuelle. Une logique qui a mené, au fil des décennies, au développement de pirouettes dans l'interprétation du document : ainsi, il est possible pour Tokyo d'intercepter un missile balistique tiré en direction des Etats-Unis au prétexte de défendre les citoyens japonais contre les déchets de l'engin. Et ainsi de suite pour l'achat ou l'entraînement de n'importe quel matériel ou unité militaire.
Tokyo justifie ainsi sa participation à des opérations militaires en interprétant avantageusement le texte : le Japon étant obligé de travailler avec la société internationale pour la préservation de la paix, les FAD ont pu déployer des troupes en Irak, au Népal, au large de la Somalie ou encore dans le Golan, entre Israël et la Syrie. Chaque fois, les militaires japonais sont affectés à des tâches de maintien de la paix et de reconstruction.
Shinzo Abe s'attaque à la Constitution
Le Premier ministre Shinzo Abe a décidé de s'attaquer à cette hypocrisie constitutionnelle. Le chef du gouvernement, conservateur, multiplie les discours allant en ce sens. « Le Japon est de retour », déclarait-il à Washington en février, évoquant des problématiques aussi bien économiques que sécuritaires. En 2012, il promettait de « protéger les terres et les mers du Japon, ainsi que les vies des Japonais, quel qu'en soit le coût ». Surtout, Shinzo Abe s'est fixé comme « mission » de parvenir à réformer la Constitution, malgré l'impopularité d'une telle réforme.
« Cela ne devrait pas se faire tout de suite », estime Guibourg Delamotte, maître de conférence à l'Inalco, spécialiste de la politique de défense du Japon. « C'est un mouvement qui s'inscrit dans la continuité, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : il y a une progression sur la durée des armements, des budgets. C'est la récession des années 1990 qui a marqué un ralentissement dans ce domaine ». Pour elle, plus que la réforme constitutionnelle, ce sont l'instauration d'un Conseil de défense et le renforcement du secret-défense en faveur d'une plus grande coopération avec les services américains qui représentent de vraies nouveautés dans la politique militaire de Shinzo Abe.
Reste que si la population est très largement pacifiste, Shinzo Abe illustre un héritage traditionnel historique qu'il porte lui-même dans ses origines. Fils de ministre des Affaires étrangères, petit-fils d'un Premier ministre qui a participé à la réorganisation de la Mandchourie chinoise occupée par le Japon, il semble vouloir renouer avec ce passé impérial et conquérant. Sa visite au Yasukuni, en avril dernier, avait alerté les médias : le monument consacré aux héros de guerre accueille plusieurs officiers accusés de crimes. Il n'avait pas hésité non plus à se rendre à Iwo Jima avant une rencontre avec le Secrétaire d'Etat américain, rendant hommage aux « héros » tués par les marines lors du débarquement de 1945.
Des moyens de gagner les « votes des anciens combattants », assure Guibourg Delamotte. « Son agenda, en matière de politique de défense, est parfaitement légitime : les Chinois ont clairement multiplié les provocations dans la région ! ». « Shinzo Abe est certainement en avance sur l'opinion publique en la matière, confirme de son côté Edouard Pflimlin. Il associe la réforme de la Constitution à un retour du Japon comme puissance régionale affirmée ».
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Base aérienne de Matsushima. Lors des grandes occasions, les aviateurs japonais peignent des samuraï sur les ailes de leurs avions en fonction des unités : oiseaux de proie, étoiles...
Flickr/Sushio
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Quand l'armée commence à avoir la côte
Car si les Japonais restent très largement pacifistes, la perception de la menace chinoise gagne en influence. Dans le même temps, les FAD gagnent en popularité. Leur participation à la réponse lors des grandes catastrophes joue en leur faveur. Face au tsunami qui a ravagé Fukushima, la moitié des forces étaient déployées pour aider la population.
« Avant, il était presque honteux de rejoindre l'armée, remarque Edouard Pflimlin. Les gens ne s'en vantaient pas. Aujourd'hui, il y a une vraie fierté à porter l'uniforme ». Face à la multiplication des alertes, les militaires offrent le même témoignage : ils ont enfin le sentiment de remplir la mission qui leur a été confiée, la défense du peuple japonais. « Il y a moins de problèmes de recrutement, poursuit le chercheur. La situation évolue depuis une dizaine d'années ».
Il reste pourtant peu probable que l'armée japonaise soit amenée à intervenir, à terme, de manière offensive dans des conflits. « La plupart des officiers que j'ai rencontrés ressemblent presque plus à des diplomates qu'à des militaires », raconte Guibourg Delamotte. Pour les Japonais, même les opérations humanitaires ont mauvaises presse lorsque les risques sont trop grands. Reste que pour les 250 000 hommes et femmes qui portent l'uniforme, la défense de la patrie, s'il le faut face aux Chinois, est une mission sacrée. Une mission qu'ils illustrent très symboliquement en peignant sur les ailerons de leurs avions de combat, des silhouettes de samouraï...
Pour en savoir plus :
- Le retour du Soleil levant, la nouvelle ascension militaire du Japon. Edouard Pflimlin. Editions Ellipses.
- La politique de défense du Japon. Guibourg Delamotte. Editions PUF