15.02.12 Nathalie Guibert LEMONDE
Les feux viennent de passer au vert, en France, pour que les sociétés militaires privées prennent toute leur place dans le monde de la défense. Les derniers mois ont vu converger sur ce sujet les états-majors, les armateurs, les instances gouvernementales, des parlementaires. Un tournant.
Dans un rapport bipartisan remis mardi 14 février à la commission de la défense de l'Assemblée nationale, les députés Christian Ménard (UMP, Finistère) et Jean-Claude Viollet (PS, Charente) appellent sans équivoque à soutenir le secteur. "Le monde avance sur ces sujets sans attendre la France. Notre pays doit construire un modèle qui lui est propre", concluent-ils, en proposant une labellisation nationale.
Pour leurs promoteurs, ces sociétés représentent autant un marché considérable qu'un outil d'influence stratégique. "L'Etat va donner le signal d'une ouverture maîtrisée", résume un haut responsable du Secrétariat général pour la défense et la sécurité nationale, missionné de son côté en 2010 par l'Elysée avec l'objectif de structurer le secteur. La privatisation de la sécurité est "un phénomène dans lequel on est comme poussé dans une seringue. Prétendre l'arrêter serait hypocrite. Il faut poser les bornes politiques, opérationnelles, juridiques", expliquait il y a peu une source du Secrétariat général.
L'emploi régalien de la force - le combat, la garde de prisonniers - est exclu du champ des propositions actuelles. Nul ne prévoit de toucher la loi de 2003 qui pénalise le mercenariat. La "crainte du mercenaire" pèse encore lourd, notent MM. Ménard et Viollet. Pour des raisons d'image, Sodexo, "pourtant propriétaire de l'entité britannique Sodexo Defence, a refusé d'être entendu". On parlera donc en France d'"entreprises de service de sécurité et de défense", ESSD.
En Afghanistan, les contractors américains sont plus nombreux que les troupes régulières (113 000 contre 90 000) et ils ont connu pour la première fois, en 2011, plus de pertes (430 morts contre 418), selon le New York Times. Comme en Irak, les privés ont commis bavures et exactions. Ces "problèmes éthiques n'invalident pas l'intérêt des sociétés militaires privées", assurent les parlementaires français.
De fait, selon les experts, les prestations armées ne représentent que 10 % à 20 % du chiffre d'affaires mondial du secteur. Les entreprises françaises sont déjà présentes sur d'autres créneaux, très divers, du gardiennage à l'intelligence économique. Dans la logistique et la formation des armées, l'externalisation progresse, y compris en France. Dans les zones de conflit, les sociétés privées gèrent la protection des emprises de l'Union européenne (UE), assurent la logistique de l'ONU. Elles assurent, à l'étranger, l'ingénierie de sécurité et la protection des grandes entreprises nationales, d'Areva à Bouygues. Elles vivent aussi, pour le compte d'Etats, de la formation militaire. C'est le cas de la petite française Gallice Security, qui a pour client le Gabon. Mais c'est l'américaine Academi, ex-Blackwater, qui vient d'emporter pour 500 millions de dollars le contrat pour créer une force supplétive aux Emirats arabes unis.
Les nouveaux enjeux de la sécurité maritime ont compté dans la "conversion" française. Le secteur est dominé par les compagnies anglo-saxonnes, certaines ont déjà acheté des bateaux de guerre. "La situation impose de protéger nos navires en y embarquant des gardes armés", défendent les députés. La loi française actuelle ne le permet pas. Mais dans les faits, les 70 commandos de la marine nationale formant les équipes de protection embarquées (EPE) mises à disposition des bateaux sous pavillon français ne peuvent couvrir les besoins. Les armateurs l'ont admis fin 2011, plaidant pour un recours au privé dans "un cadre normalisé".
Dans la foulée, un solide verrou a sauté : celui que tenait l'état-major de la marine. "Il faut avoir une approche pragmatique", déclare au Monde l'amiral Bernard Rogel, nouveau chef d'état-major, en rupture totale sur ce point avec son prédécesseur. Pour l'amiral, " il faut garder dans la main de l'Etat la protection des bateaux déclarés stratégiques pour la France, soit parce qu'ils vont chercher une ressource pour laquelle ils n'ont pas le choix de leur zone d'activité (les thoniers, les câbliers des opérateurs de communication), soit que leur cargaison soit elle-même stratégique". Pour tout le reste, "on ouvre".
Fondées par d'anciens militaires, des forces spéciales, de la DGSE ou du GIGN, les sociétés nationales saluent avec prudence l'ouverture promise. "Il y avait une certaine hypocrisie à nous dire quand nous quittions l'armée que nous étions l'élite, pour ensuite nous déclarer infréquentables et nous mettre des bâtons dans les roues", souligne Gilles Sacaze, PDG de Gallice Security et ancien du service action de la DGSE. "Nous sommes dans un cercle vertueux", abonde Alexandre Hollander, directeur général d'Amarante, une autre PME du secteur qui déclare une croissance "à deux chiffres". "Nous ne sommes plus vus comme des gens qui viennent piquer dans l'assiette. Et le milieu se professionnalise", ajoute-t-il.
La question des armes sera complexe à résoudre. Aujourd'hui, les ESSD qui en utilisent contournent la difficulté en passant par des succursales et des contrats de droit local. Ce qui coûte aussi beaucoup moins cher. Un garde armé libyen est actuellement payé 150 euros par jour ; un Français en toucherait 900, nous explique un patron du secteur. "On fait l'autruche", critiquent les députés. Ils notent qu'en Libye, une société dirigée par des Français mais opérant sous droit hongrois, Argus, assure la sécurité de locaux de l'UE.
Les projets actuels cantonneraient les ESSD à un usage de légitime défense. Il faudra néanmoins prévoir des procédures d'exportation particulières d'armes légères dans ce cadre, une possibilité de stockage en France (ce que la police ne voit pas d'un bon oeil), et, surtout, des règles d'ouverture du feu.
La France penche pour un contrôle étatique. Une nouvelle loi s'inspirerait de la loi de 1983 qui a organisé le secteur de la protection privée sur le territoire. Un contrôle strict des personnels et des sociétés pourrait être mis en oeuvre par les services. Objectif : une liste de sociétés labellisées. Bruno Delamotte, le patron de Risk and Co, se dit "très dubitatif" sur un cadre législatif : "Comment va-t-on encadrer ma filiale de Dubaï qui va utiliser des Sud-Africains en Irak ?" Pour lui, ces projets masquent le sujet de fond : la fragilité économique des ESSD françaises, sous-financées et trop petites pour la compétition internationale.
Au moins, le dossier est sur la table.
Le petit marché français
Quelque 130 sociétés privées de sécurité françaises revendiquent une activité internationale. Mais une poignée d'entre elles réalise 95 % du chiffre d'affaires du secteur : Geos (480 personnes, 38 millions d'euros de chiffre d'affaires revendiqué en 2010), Risk and Co (120 personnes, 20 millions d'euros), Amarante (130 personnes, 10 millions d'euros), Gallice (50 personnes, 5 millions d'euros). Un marché minuscule comparé à celui de la Grande-Bretagne, très bien placée dans le domaine de la sécurité maritime, ou des Etats-Unis, qui sous-traitent depuis longtemps une part de leurs forces, armées et de police (l'Etat américain a versé 85 milliards de dollars, soit 64,5 milliards d'euros, aux SMP en Irak entre 2003 et 2007). La société américano-britannique G4S compte 600 000 employés pour 8 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Les PME françaises tentent de constituer un groupement professionnel. Les sociétés anglo-saxonnes se sont déjà autorégulées, en édictant un code professionnel de conduite de Genève, moyen d'imposer leur norme au marché mondial.