En août 2008, sur les vingt-six vols d’essai effectués par l’armée suisse, le Gripen a atterri quatre fois avec la réserve de fuel en dessous du minimum de sécurité.
12.05.2012 Par Titus Plattner (Le Matin)
Sur les 98 améliorations exigées par la Suisse, seules 7 ont pu être installées sur le prototype du futur Gripen testé la semaine passée. L’avion pourrait ne pas être livré avant 2023 et ses faiblesses resteront telles qu’elles remettent en question les procédures pour protéger l’espace aérien.
La mission du mercredi 13 août 2008 promettait pourtant d’être simple. Un avion au nord des Alpes vole en direction du Tessin et il s’agit de l’intercepter. Pour ce faire, l’équipe d’évaluation a placé le Gripen D immatriculé 39-822 en alerte sur la base militaire de Sion. Le tarmac est sec, il fait grand beau. Aux commandes de l’avion de chasse, le pilote d’essai suisse Peter Merz, alias «Pablo»; derrière lui, celui de Saab, le fabricant du Gripen, pour veiller à ce que tout se déroule bien. Après avoir décollé comme prévu à 15 h 32, l’avion suédois passe en vitesse supersonique pour se stabiliser à Mach 1,42. Mais tout à coup, en pleine phase d’approche: «Bingo Fuel»! Le voyant de l’alarme carburant placé sur la gauche du cockpit montre qu’il faut interrompre la mission et rentrer à la base.
Le Gripen est arrivé de justesse au contact du F/A-18 à intercepter, mais n’a pas pu intervenir et a dû se poser à Emmen (LU). Au sol, le chef des Forces aériennes suisses Markus Gygax est stupéfait: exclu d’acheter une telle casserole volante. En comparaison, le Rafale français, testé dans les mêmes conditions deux mois plus tard, a réalisé l’interception, est rentré à Sion, et a encore pu réaliser avec succès un autre exercice. Sur les vingt-six vols d’essai effectués à l’époque par le Gripen, l’avion a atterri quatre fois avec la réserve de fuel en dessous du minimum de sécurité.
Heureusement, le ministre de la Défense Ueli Maurer jure qu’il n’achètera pas ce Gripen-là, mais une version améliorée: le Gripen E/F. Son moteur est 33% plus puissant, il dispose d’une électronique de bord entièrement revue, peut emporter davantage d’armes et surtout… 46% de fuel en plus. Pour le conseiller fédéral, il n’y a aucun problème: c’est un peu «comme si on faisait du tuning sur une voiture», aime-t-il à répéter.
Des tests pour la galerie Malheureusement, tout n’est pas si simple. «Le Matin Dimanche» a obtenu la liste des 98 améliorations à apporter. Elle nous a été fournie par un whistleblower, employé de la Confédération, et nous l’avons fait valider par trois sources dignes de foi. Contacté, le Département de la défense n’a pour sa part pas souhaité prendre position sur cette liste confidentielle.
A ce stade, comme le montre notre infographie, seuls six de ces upgrades ont été testés en vol (vert). Le reste est soit à l’état de prototype (orange), soit encore sur plans (rouge). Le Gripen NG Demonstrator – l’avion censé prouver la faisabilité des améliorations du futur appareil – est certes équipé du nouveau réacteur F414G de General Electric, mais il ne dispose pas des nouvelles ailes. Redessinées à l’ordinateur, plus épaisses de quelques centimètres, elles permettront d’accueillir quelques pour-cent de kérosène supplémentaires, en plus des trois gros réservoirs largables de 450 gallons (1700 litres). Lors des essais en vol réalisés du 2 au 4 mai à Linköping en Suède, la délégation suisse aurait justement voulu tester au moins ces fameux réservoirs. Car ils sont essentiels pour atteindre l’autonomie suffisante à la surveillance d’une zone, tâche que l’armée assume par exemple lors du Forum de Davos. Mais, au final, «les gens de Saab ont refusé», rapporte une de nos sources. Avec les trois réservoirs externes, l’avion aurait été trop freiné. «Il n’était pas nécessaire d’avoir des réservoirs de 450 Gallons pour les missions effectuées», rétorque le porte-parole d’Armasuisse Kaj-Gunnar Sievert.
Malgré ce poids en moins, le pilote d’essai d’Armasuisse Bernhard Berset n’a pas réussi à dépasser Mach 1.34, selon notre informateur. Il faut dire que le réacteur, qui doit permettre à l’avion d’atteindre Mach 2.0, n’a pu être poussé qu’aux trois quarts de ses possibilités, les arrivées d’air du Gripen NG n’ayant pas encore pu être agrandies. Les contraintes auxquelles les pilotes suisses ont pu soumettre l’avion étaient limitées sur de nombreux autres points. Et les nouveaux missiles AMRAAM et IRST montés sur l’avion n’étaient en réalité que des attrapes. Les vrais missiles, eux, sont loin d’être opérationnels.
«C’est comme si on essayait une nouvelle voiture, mais que le garagiste vous disait que vous n’avez pas le droit de dépasser 80 km/h, ni de prendre des virages trop serrés… et que pour la nouvelle radio avec GPS, il vous faudra repasser dans six ans», se désole l’une de nos sources. Seulement, l’essentiel à Linköping n’était pas de tester l’avion. Il s’agissait plutôt de faire bonne figure face aux médias: une partie des tests qui devaient être menés lors du quatrième vol a même été sacrifiée pour un nouveau shooting photo. Les images prises lors du vol précédent, souffle notre informateur, n’étaient pas assez belles.
Des témoignages accablants Le Gripen NG ne dispose pas non plus du nouveau radar, qui alourdirait de 200 kilos l’avant de l’appareil et le ferait piquer du nez. «Pour l’accueillir, il faudra allonger le futur Gripen E/F de 37 centimètres», explique Björn Danielsson, ancien pilote militaire suédois, aujourd’hui consultant chez Saab. En clair, il faut construire un nouvel avion. Du coup, l’exercice n’a plus rien à voir avec le tuning annoncé par Ueli Maurer. «Plutôt que de modifier de vieux Gripen C/D, il est beaucoup plus rationnel de construire de tout nouveaux appareils», a ainsi admis Jürg Weber, chef du projet de remplacement des Tigers (TTE) chez Armasuisse. C’était le 21 février, devant la sous-commission de la politique de la sécurité chargée d’enquêter sur le sujet. Une quinzaine de cadres du Département de la défense (DDPS) s’y sont déjà exprimés. Des procès-verbaux de ces auditions ont circulé au sein de l’administration et «Le Matin Dimanche» a pu les consulter.
Ils mettent en évidence les imprécisions du ministre de la Défense, depuis la publication par notre journal des deux rapports confidentiels des Forces aériennes le 12 février dernier, qui dévoilaient les performances insuffisantes du Gripen, même avec ses 98 upgrades. En conférence de presse du 14 février, Ueli Maurer, avait par exemple prétendu que ces documents étaient «complètement datés». Depuis, plusieurs responsables ont contredit cette affirmation pour assurer devant la sous-commission parlementaire que «ces rapports restent les seuls valables». Et que les qualités du futur Gripen sont toujours à démontrer. «On ne trouvera rien dans ces rapports qui pourra soutenir la décision», a par exemple déclaré lors de son audition du 3 avril Gérald Levrat, ingénieur en chef de l’équipe d’évaluation opérationnelle des Forces aériennes. Des Forces aériennes qui, on le sait, ont recommandé le Rafale, avec comme alternative l’Eurofighter. Les auditions devant la sous-commission ont permis d’établir que l’état-major de planification de l’armée, tout comme la direction du projet TTE chez Armasuisse, ont également proposé le Rafale, puis l’Eurofighter. En fait, ce n’est visiblement qu’après d’intenses discussions avec ses subordonnés que Jürg Weber a finalement «décidé d’accepter le Gripen», selon ses propres mots. Prétendre, comme l’a fait Ueli Maurer, que l’ensemble de l’armée fait bloc derrière ce troisième choix ne correspond tout simplement pas à la réalité.
Moins bon que le F/A-18 Les performances du Gripen, «y compris dans sa future version E/F», resteront en effet très «moyennes», selon les déclarations de Gérald Levrat devant les parlementaires: «Un peu comme un couteau qui ne coupe pas bien. On peut couper une ficelle, mais si c’est plus dur, on y arrivera plus difficilement.» Lors de son quatrième passage devant la sous-commission, le 24 avril 2012, le chef de projet TTE Jürg Weber, de son côté, a fini par concéder que les faiblesses du Gripen nécessiteraient «peut-être un changement de doctrine d’engagement».
Quand, aujourd’hui, un F/A-18 décolle de Payerne et vole à pleine puissance jusqu’à Davos, il lui reste encore assez de fuel pour intervenir sur place. «Avec le Gripen, ça peut devenir serré, a admis Jürg Weber […] Et il faudra peut-être patrouiller en permanence au-dessus de Davos pour pouvoir y intervenir.» Mais, selon lui, on trouvera certainement des solutions pour pouvoir remplir raisonnablement cette mission de police aérienne, «même si ce ne sera pas aussi efficacement qu’avec les autres avions ou le F/A-18».
Risques importants Outre des performances en dessous du F/A-18 – vieux de quinze ans –, le Gripen E/F présente un risque industriel très important. L’ingénieur en chef Gérald Levrat, trente ans d’expérience dans le test de matériel aéronautique, l’a expliqué de façon limpide: «En général, le vendeur assure qu’il livrera le meilleur matériel possible. Mais il y a toujours un écart entre ce qu’on voulait et ce qu’on reçoit.»
Sur le Gripen E/F, a-t-il confirmé, 70% des composants sont nouveaux. Pendant le développement, des problèmes peuvent survenir. Les exigences peuvent avoir été mal comprises, un bug peut être accidentellement introduit par un programmeur, le fabricant peut refuser certaines modifications pour éviter des dépassements de coûts.
«Saab a offert un prix fixe», rétorquent en chœur les responsables du DDPS, affirmant ainsi que le risque financier n’existe pas. Malheureusement, cette garantie n’est pas une assurance tous risques. Pour mémoire, l’avion de transport militaire européen A400M avait, lui aussi, été vendu à un tarif fixe. Mais rapidement, des problèmes de développement sont apparus. Après la renégociation des contrats, le surcoût atteint aujourd’hui 38% et le retard sur le calendrier initial est de quatre ans.
Les retards, justement, sont pratiquement assurés avec le Gripen. Selon la planification actuelle, qui vient d’être reportée de deux ans, les vingt-deux jets devraient être livrés dès 2018. Mais au rythme où vont les choses, Saab risque de repousser la livraison du premier Gripen E/F «conforme à ce qui a été demandé, à 2020 ou 2023», a déclaré Gérald Levrat devant la sous-commission parlementaire.
Recommencer de zéro Selon Frieder Fallscheer, en charge des systèmes des Forces aériennes à l’état-major de planification, si les engagements devaient ne pas être tenus, «tout le processus de sélection d’un avion de combat pourrait redémarrer de zéro», a-t-il lâché devant la sous-commission.
Mais on n’en arrivera certainement pas là. Sur les huit membres de la sous-commission, il n’y a plus que Hans Fehr – un ami d’Ueli Maurer – qui soit toujours convaincu par le choix du Gripen. Lors de la reddition de leur rapport, fin juin, les autres devraient proposer qu’une nouvelle offre soit demandée aux trois avionneurs, pour un montant fixe. Quitte à descendre en dessous du nombre de vingt-deux avions. L’évaluation devrait ensuite tenir compte de l’efficacité opérationnelle de chacun des trois types d’avions. La différence est en effet telle entre les appareils qu’il faut nettement moins de Rafale ou d’Eurofighter pour assurer le même travail qu’avec des Gripen E/F. Environ quinze pour vingt-deux selon des calculs faits en 2009 par l’armée. En mission de police aérienne, par exemple, les deux premiers appareils sont capables de rester 180 minutes en vol, contre 120 minutes pour le futur Gripen. Pour autant que les Suédois parviennent à tenir leurs promesses.