Les drones seraient-ils maudits en France ? La campagne d'essais du drone tactique anglo-israélien Watchkeeper en France ne s'est pas très bien passée cet été à Istres, selon des sources concordantes. L'exemplaire prêté par Londres a rencontré quelques difficultés pour réaliser tous les vols prévus et n'a pu finalement en effectuer que la moitié. Ce qui a entraîné quelques frustrations et mécontentements au sein du ministère de la Défense, et plus précisément à la direction générale de l'armement (DGA). "Les résultats ne sont pas encore ceux que nous espérions", a d'ailleurs prudemment précisé il y a deux semaines le chef d'état-major des armées, l'amiral Edouard Guillaud aux sénateurs de la commission des affaires étrangères et de la défense.
Selon nos informations, la moitié des vols annulés l'ont été en raison de mauvaises conditions météorologiques, notamment au mois de juin, qui il est vrai a été très... britannique. Des raisons exogènes au programme qui exemptent de fait le Watchkeeper. En revanche, l'autre moitié des vols l'ont été pour des raisons techniques... mais qui sont "connues", explique-t-on à La Tribune. Car en Grande-Bretagne, le Watchkeeper est encore dans sa phase de mise au point finale et est dans la dernière ligne de droite pour obtenir le droit d'être mis en service dans les rangs de l'armée de terre britannique.
La coopération franco-britannique privilégiée
Pour autant, le Watchkeeper, réalisé en coopération entre Elbit, qui fournit la plateforme Hermes 450, et Thales UK la charge utile, garde toutes ses chances pour remplacer les drones de reconnaissance et de désignation d'objectifs, SDTI (Système de drone tactique intérimaire), livrés par Safran à l'armée de terre française et qui sont aujourd'hui à bout de souffle. Car Paris continue de donner la préférence à cette coopération franco-britannique dans le cadre des accords de Lancaster House pour le segment des drones tactiques.
Et en dépit de la campagne mitigée cet été, les essais se poursuivent. Ce que confirme l'amiral Edouard Guillaud : "actuellement, les essais du Watchkeeper, qui n'est toujours pas déclaré opérationnel, se poursuivent au Royaume-Uni et en France. La version définitive n'est toujours pas acquise". Et de rappeler que la France était montée "dans le train sans ajouter de sur-spécifications, qui auraient rendu la coopération impossible, retardé le système, et rendu le projet financièrement bien plus difficile. Notre volonté dans ce domaine est très nette".
Le SDTI opérationnel jusqu'à fin novembre 2014 ?
Le temps presse. Car les SDTI devront être retirés entre 2015, pour les premiers exemplaires, et 2017, assure le ministère de la défense dans la présentation de la loi de programmation militaire (LPM). Et même plus vite si l'on en croit le Comité des prix de revient des fabrications d'armement (CPRA), qui dans son dernier rapport, indique que "huit marchés et trois avenants au total ont été nécessaires pour assurer la disponibilité opérationnelle de l'équipement jusqu'en novembre 2014". Ce qu'a confirmé le PDG de Safran, Jean-Paul Herteman, aux députés de la commission de la défense : "la phase de production, et, à moyen terme, d'opération du SDTI arrive effectivement à son terme".
Selon le patron de Safran, ce système sera remplacé par un drone de capacité supérieure, et son groupe "se positionne avec un produit original et intelligent, baptisé Patroller : nous espérons donc lui trouver des débouchés". Et de rappeler, compte tenu de la préférence française pour le Watchkeeper, que "la France avait été le cinquième ou sixième client pour le SDTI". Le drone Patroller, d'un poids d'environ une tonne, guidé par une liaison radio VHF, dispose d'une endurance de vol allant jusqu'à trente heures et d'une capacité de vol à une altitude de 25.000 pieds. "Sa plateforme est tout simplement un planeur motorisé fabriqué en Allemagne - leader pour ce type d'appareils -, équipé d'un système optronique, de contrôle de mission et d'évitement automatique des obstacles", a expliqué Jean-Paul Herteman. Ce drone peut être utilisé pour des activités civiles telles que la surveillance de frontières ou l'observation d'incendies.
La saga du SDTI appelle à la prudence
Les difficultés estivales du Watchkeeper sont toutefois à relativiser tant le SDTI a rencontré de sérieux déboires. Ce programme, qui a été lancé en février 2000, pour succéder au système Crécerelle, a fait l'objet d'un marché passé à Sagem en 2001, dans l'attente d'un système de drone futur. D'où son appellation d'intérimaire : il était prévu que pour sept ans. "Ce marché a dès l'origine rencontré de nombreuses difficultés tant pour la livraison intervenue avec plus d'un an de retard, que dans le maintien en condition opérationnelle, note le CPRA dans son rapport. L'exécution des premières tranches ont été critiques et ont fait l'objet d'un contentieux entre l'industriel et la DGA. Celui-ci s'est finalement soldé par une pénalité de 5 millions d'euros pour l'industriel".
Fin 2011, malgré les pertes et la fragilité du système - plusieurs étaient en réparation -, le SDTI a néanmoins montré un "grand intérêt opérationnel" et son utilisation a été "beaucoup plus importante que prévue, notamment en opérations".
SDTI : des dérives financières importantes
L'acquisition du système SDTI s'est élevée à 77 millions d'euros alors que la prévision initiale était de 68 millions. "Si cette augmentation a été modérée (+13 %), il n'en a pas été de même pour celle du maintien en condition opérationnelle et de la logistique, a constaté le CPRA : envisagée à l'origine pour 7 ans et pour une opération extérieure à un montant de près de 48 millions d'euros, elle s'est finalement élevée pour 10 ans et trois opérations à plus 196 millions d'euros (+ 310 %)".
Le coût total de possession du système, constaté sur 10 ans, est de 273 millions d'euros, très loin des prévisions initiales évaluée à environ 116 millions. Selon le CPRA, pour le SDTI, comme pour son prédécesseur le drone Crécerelle, "la part du maintien en condition opérationnelle dans le coût total de possession est particulièrement élevée : elle est de près de 70 % et correspond à plus de 2,5 fois le prix d'acquisition. Elle provient notamment d'une mauvaise anticipation de l'utilisation en opération, qui a occasionné un surcoût de près de 90 millions d'euros et des trois années supplémentaires de service des appareils, pour près de 60 millions. En revanche, le coût unitaire d'un drone est resté égal aux prévisions".
Quels enseignements pour l'avenir
Le CPRA estime que l'expression du besoin, qui demandait des capacités ambitieuses, a conduit "à ne pouvoir retenir qu'un seul industriel français alors que d'autres pistes auraient pu être davantage explorées". Et de souligner que des pistes "mériteront de l'être avec plus de détermination pour les programmes futurs". Pas sûr que Paris prenne cette voie, Thales étant pour le moment clairement favori pour remporter le marché d'une quinzaine de systèmes qui seront livrés à l'horizon de 2019. En outre, l'intérêt "d'évaluer au plus juste le montant du MCO lors du lancement d'une opération apparaît très clairement dans cette opération". Et pour cause, le MCO a dérivé de plus de 300 % par rapport aux prévisions initiales.
Le rôle des drones dans les armées actuelles n'est plus à démontrer, après l'emploi intensif et efficace du SDTI en Afghanistan, a rappelé le CPRA. "Mais, a-t-il souligné, les quantités envisagées dans le futur incitent à mener une réflexion pour un regroupement de l'ensemble des partenaires européens, qui permettrait la constitution d'une filière "drones", disposant d'une véritable pertinence économique". Ce qui est en train d'être réalisé entre la France et la Grande-Bretagne.