06.12.2012 Par Edouard Pflimlin Le Monde.fr
Le 1er décembre, à Istres, dans le sud de la France, l'Europe de la défense, si décriée, marquait une grande avancée. Tout seul (ou presque), le prototype de drone Neuron a fait son premier vol. Ce drone de combat (ou UCAV en anglais pour Unmanned Combat Aerial Vehicle), furtif et donc difficilement détectable par les radars, est en effet piloté à terre. Il préfigure ce que seront les drones de combat conçus spécifiquement pour des frappes au sol et le bombardement, voire à terme le combat aérien.

Construit par Dassault aviation, le Neuron est long de 9 m, avec une envergure de 12 m, et d'un poids total de 7 tonnes, explique le blog spécialisé Défense européenne Bruxelles 2. Il peut atteindre une vitesse maximale de 980 km/h, proche de Mach 1 (1 220 km/h). Inauguré en 2003, notifié en 2006, ce programme devrait préparer le terrain à un drone de combat ou futur avion de chasse à moyen terme.
Le Neuron est un programme mené en coopération européenne, avec cinq autres pays (Italie, Suède, Espagne, Grèce, Suisse), mais sous forte impulsion française. Dassault Aviation, en tant que maître d'œuvre unique, est responsable de l'exécution du contrat principal. "L'objectif de ce projet n'est pas de créer de nouvelles capacités technologiques en Europe, mais de tirer le meilleur bénéfice des niches existantes", estime-t-on chez Dassault.
L'enjeu opérationnel est important : "Les drones militaires ont connu un développement très rapide au cours des dernières décennies, mais c'est leur utilisation intensive par Israël, [notamment au Liban en 1982], ainsi que par les États-Unis sur les théâtres irakien et afghan qui a mis en lumière leur importance dans la gestion des conflits", soulignait déjà un rapport de l'Assemblée nationale de 2009. Un rôle constaté lors des opérations récentes de l'armée israélienne à Gaza.
AVANCE AMÉRICAINE
L'enjeu stratégique et industriel du Neuron est majeur. Le projet "dessine l'avenir de l'aviation de combat européenne", soulignait dès 2009 le rapport parlementaire. Or, les Etats-Unis ont clairement une, voire plusieurs longueurs d'avance sur les Européens. L'autre projet de drone de combat européen, le Taranis, de BAE Systems, étant d'ailleurs moins avancé que le Neuron, même s'il devrait être testé au début de 2013.

Les Américains déploient la plus importante flotte de drones en tous genres au monde : ils ont été les premiers à tirer un missile lors d'un essai d'un drone MQ-1 Predator, il y a un peu plus de dix ans. Ils possèdent aujourd'hui une véritable armada de drones, selon le bilan de la publication de référence spécialisée de l'IISS de Londres, The Military Balance 2011 : drones lourds armés de missiles Hellfire, comme les MQ-1 Predator ou les MQ-9 Reaper, drones d'observation comme les RQ-4 Global Hawk... Au total, les Etats-Unis possèdent deux cent quarante-six drones, selon un pointage établi en 2011, quand la France ne déploie difficilement que... trois drones Harfang.
Deux jours avant le vol du Neuron, le 29 novembre, la société d'armement américaine Northrop Grumman a réalisé le premier essai de catapultage de son drone X-47B UCAS-D, un drone furtif en forme d'aile delta qui ressemble beaucoup au bombardier lourd B2, de l'US Air Force. Il peut emporter deux tonnes de bombes en soute, à plus de 2 000 km de distance et a une autonomie de vol de cinquante heures sans faire le plein. "C'est la première fois qu'un engin non piloté décolle de cette manière, au moyen d'une catapulte à vapeur", souligne la revue Air & Cosmos.
Ce test montre que le drone X-47B est "un pas plus proche de son rôle prévu, qui est de pouvoir atterrir et décoller d'un porte-avions", indique la revue de défense Jane's Defence Weekly. Des tests sur un porte-avions américain, peut-être l'USS Harry S. Truman, doivent avoir lieu d'ici à la mi-2013. Des tests de ravitaillement en vol autonome doivent également avoir lieu en 2014. En effet, le X-47B est conçu pour pouvoir assurer des vols de façon autonome, un contrôle manuel par un pilote ayant lieu quand il se rapproche du porte-avions. D'autres projets existent aussi chez les concurrents américains de Northrop Grumman, Boeing, General Atomics et Lockheed Martin.
TRANSPORT, RAVITAILLEMENT...
Les Etats-Unis veulent également diversifier l'utilisation des drones par leurs forces armées. Selon le "Plan de vol des systèmes de drones 2009-2047", un rapport de l'US Air Force (USAF), présenté le 23 juillet 2009 et qui couvre la période 2009-2047, les drones auront au sein de l'armée de l'air américaine une place croissante et pourraient donc voir leurs tâches étendues par exemple au transport de matériel ou au ravitaillement en vol. Jusqu'à remplacer les pilotes de chasse ?
Toutes les options sont du domaine du possible. En 2011, l'USAF aurait formé trois cent cinquante opérateurs de drone contre deux cent cinquante pilotes d'avion de combat. A long terme, elle vise une autonomie complète pour mener des missions de combat, même si "les humains garderont la possibilité de changer le degré d'autonomie approprié selon les types de missions ou selon les phases de celles-ci". Ce qui renforce les problèmes éthiques et juridiques déjà posés par l'utilisation des drones, d'une guerre presque "déshumanisée".
Si ce programme parvient à son terme, et si un ravitaillement en vol du drone est assuré, le X-47B pourra frapper des cibles à des milliers de kilomètres de distance en partant d'un porte-avions, alors que les pilotes pourront rester sur le navire et contrôler le vol par rotation. Et ce dernier pourra se protéger des missiles antinavires en opérant à plus grandes distances des côtes ennemies. Une capacité opérationnelle considérable, qui pourrait être disponible vers 2025.
VINGT ANS DE DÉVELOPPEMENT
Le Neuron, qui lance les contours d'un hypothétique "système de combat aérien futur" (SCAF) serait, lui, plutôt opérationnel à l'horizon 2030-2040, souligne Air & Space du 5 octobre. Le 30 juillet, deux contrats étaient notifiés, à Dassault Aviation et à BAE Systems d'une part, et à Rolls-Royce et à la Snecma d'autre part, pour un montant total de 13 millions d'euros pour évaluer la faisabilité du projet. S'il entre bien en service à cet horizon, ce drone européen aura pour mission de pénétrer et de détruire les défenses aériennes ennemies grâce à sa quasi invisibilité. Mais "pour l'heure, pas question de conduire des missions de défense aérienne", qui seraient assurées par les avions de chasse type Rafale. Pour l'heure...
Derrière l'enjeu militaire, il y a aussi un enjeu industriel de taille. Le marché des drones explose. Il devrait atteindre 6,6 milliards de dollars en 2012, selon la société d'études spécialisée Teal Group, et 11,4 milliards de dollars d'ici à dix ans, totalisant 89 milliards de dollars sur la prochaine décennie.

Même si plusieurs pays s'intéressent aux drones de combat, comme la Russie, l'Inde ou la Chine, ils n'en sont qu'à leurs balbutiements. Et l'univers des drones est nettement dominé par les industriels israéliens et américains que sont IAI, Elbit, Aeronautics, General Atomics, Boeing, Northrop Grumman et Aerovironment. Et le Pentagone est de très loin le plus important acheteur de drones de la planète. Selon la requête budgétaire du département de la défense américain pour l'année 2013, rien que pour les Predator et les Reaper, le ministère de la défense demande 1,91 milliard de dollars, contre 1,76 milliard en 2011. Selon Teal Group, les Etats-Unis devraient représenter 55 % des commandes d'équipement dans le monde.
Or, si l'Europe veut bâtir une défense européenne crédible, l'essor de son industrie de défense est essentielle. Son avenir stratégique passe par les airs et par ces engins aux formes étranges que sont les drones.