Au point où nous en sommes, autant tout se dire. Je n’ai jamais vraiment cru à la bénévolance en matière de relations internationales et stratégiques. Je n’ai jamais cru non plus que ces dernières étaient réglées par le cynisme sournois de quelques puissants visionnaires. Non, je crois que les rapports de force qui règlent la vie internationale procèdent d’un mélange subtil de défense d’avantages acquis, de promotion d’idéaux généreux et d’opportunisme matois qui permet aux États de se parer du beau rôle tout en défendant âprement leurs intérêts.
Certes ceux qui ont les idées claires sur leur destinée et qui assument clairement leur histoire et leur géographie ont plus de moyens que d’autres pour élaborer et accomplir leurs projets. Ce fut assez souvent le cas de la France qui se savait cap occidental du continent eurasiatique, fille aînée de l’Église puis patrie des Lumières, puissance coloniale puis tête inspiratrice d’une Europe qui devait prendre toute sa place dans le monde. Mais aussi nation à la dérive quand elle s’abonnait à la mollesse du temps et s’alignait sur des modèles conçus pour exalter des vertus et utiliser des capacités qu’elle ne possédait pas. Au rebours, chaque fois qu’elle était en mesure de favoriser la consolidation d’un monde qui lui ressemblait, elle trouvait les moyens de se placer aux premiers rangs des pays qui comptent sur la planète. Chacun jugera où nous en sommes aujourd’hui.
Rien là de bien nouveau, en réalité ; ou plutôt si car moins que jamais les États sont les acteurs uniques des tensions de cette planète et moins que jamais les positions hier conquises de haute lutte seront garanties demain. La grammaire stratégique du monde a bien changé sous les coups de boutoir des nouvelles réalités qui le règlent, au premier rang desquelles il y a d’abord la révolution démographique qui s’impose depuis un siècle comme le moteur du changement des rapports de force sur la planète. Comment ne pas voir que ses effets sont majeurs sur l’état d’organisation du monde (1).
On feint pourtant de s’étonner que les processus structurants qui organisaient la société internationale il y a à peine 20 ans, à la fin de la guerre froide, ne soient plus guère opérants. Le droit international, les arsenaux militaires, la supériorité technologique et logistique, les échanges économiques interétatiques sont désormais d’importance relative et ne déterminent plus une hiérarchie des puissances stable, lisible, pérenne et reconnue. D’où une avalanche d’approximations stratégiques que l’on relève un peu partout.
En voici quelques exemples tirés d’idées toutes faites et souvent obsolètes. A la lettre A du catalogue : Alliance et Armes de destruction massive. La liste est longue, on reprendra une autre fois, par exemple à la lettre G, la question de la guerre et à la lettre L, celles du Livre Blanc et de la Loi de programmation.
L’Alliance d’abord. Et la plus célèbre d’entre elles, l’Alliance atlantique, objet d’un grand nombre de non-dits, de faux semblants, de facilités que j’ai souvent tenté de mettre en évidence. Quoi de plus étonnant en effet que cette alliance hétéroclite et déséquilibrée des « peuples de la liberté » contre les totalitarismes ? Elle postule la primauté des intérêts nationaux de sécurité du plus puissant du groupe qui prévalent d’office sur tous les autres, au nom d’une destinée manifeste qui se fonde sur un vertueux combat initial contre un État dominateur. Elle dénie aux autres partenaires le droit d’avoir des intérêts divergents. Elle a même entrepris pendant des décennies de dénationaliser leurs systèmes de défense. En l’absence d’une opposition fédératrice qui attribue naturellement à chacun rôles et tâches, c’est à une délégation d’autorité stratégique au profit du plus fort qu’a ainsi appelé sans discontinuer la technostructure alliée. L’actuel Secrétaire général ne déroge pas à la règle. Ce qui pouvait se concevoir au plus intense de la guerre froide devient un mauvais calcul après celle-ci. La cohésion stratégique requise alors pouvait justifier un droit de regard intrusif du plus puissant. Mais après la guerre froide, c’était l’émancipation qui devenait une nécessité. Hélas le pli était pris de la subordination et voire de l’assimilation. Et même la nation la plus rétive à celles-ci a fini par se ranger à la logique collective sur le mode d’un occidentalisme défensif.
L’activisme de la NSA aux dépens des partenaires a quand même fini par déranger par ses excès et son manque de vergogne. Chacun des alliés aura joué, en mode plus ou moins mineur en fonction de son calendrier interne, la surprise indignée devant la révélation d’un strict contrôle politique et économique exercé par tous les moyens en sa possession par les États-Unis sur ses partenaires, ces derniers réservant aux membres de la famille anglo-américaine le bénéfice de leurs forfaits. Les menées américaines d’espionnage politique, économique et financier à l’encontre de leurs alliés durent depuis des décennies, au point que la plupart des Européens s’en sont accommodé, acquittant ainsi une supposée dette héritée d’un passé nationaliste belliqueux ou payant là une sorte d’assurance de vertu démocratique comme une garantie de protection. Il ne vient d’ailleurs à l’idée à personne au sein de l’Otan de comparer les actuelles entreprises américaines aux anciennes menées soviétiques, ni de mettre en doute la pertinence de la structure de l’Alliance atlantique. On continuera donc, comme avant. Au XIXe siècle, on partait en guerre pour moins que cela.
Alliance relative aujourd’hui réduite aux acquêts d’un passé révolu. Approximation stratégique de taille qui a compromis la constitution d’une défense européenne et fait douter les voisins de l’Europe de sa volonté de se survivre.
Les armes de destruction massive. Elles sont d’emploi courant dans le vocabulaire stratégique d’aujourd’hui qui fait d’elles la catégorie pivot autour de laquelle s’organise la légalité internationale. Leur possession fait de vous un arbitre respecté ou bien un dangereux rebelle à abattre.
Avec plusieurs nuances, d’importance, qu’il convient d’exposer.
D’abord l’amalgame trompeur entre des armes spéciales parfaitement distinctes et peu comparables que l’on cache habilement derrière ce sigle dont les spécialistes raffolent, NRBC pour nucléaire, radiative, biologique et chimique ; on y ajoute en général pour faire bon poids les vecteurs balistiques de leur délivrance. Avec ce carton plein de dangers affichés, on sème la terreur intellectuelle et on s’arroge le droit de dire le bien et le mal et de sortir du bon sens stratégique. On s’arroge en toute bonne foi le droit de contester à tous ceux qui s’approchent de ces armes spéciales, le droit d’organiser à leur guise leur défense. Ceux-là sont de dangereux perturbateurs, sommés de s’en remettre pour leur sécurité à la sagesse du Conseil de sécurité, qui dit le bien et le mal et distribue la force de la légitime défense collective selon les règles d’un chapitre 7 dont il est le seul exégète reconnu. Cette deuxième nuance est une anomalie stratégique bien peu dénoncée. C’est pourtant le moteur ronflant d’une contestation larvée de la communauté internationale. Mais pour défendre cette exclusivité, le conseil de sécurité semble prêt au hara-kiri collectif !
Il est impossible en réalité de mettre dans un seul paquet les armes nucléaires et les autres ; elles ne sont pas de même nature et n’ont pas les mêmes effets. La bombe atomique est un explosif extrêmement puissant qu’on sait d’autant moins maîtriser que ses effets se distribuent entre des phénomènes très distincts, souffle, chaleur, radiations. C’est avant tout une arme de décision, d’effet militaire complet et d’effroi stratégique garanti. Rien de tout cela dans les armes chimiques, radiatives et biologiques qui sont des armes à vocation essentiellement tactique, d’interdiction temporaire et localisée dont l’effet militaire recherché est comparable à celui du lance flammes, un effet secondaire devant l’effet de panique que leur emploi déclenche dans des populations peu averties et vulnérables.
Les armes de destruction massive, vocable englobant inventé à la fin de la guerre froide, n’existent pas comme catégorie. C’est une typologie nouvelle qui amalgame en réalité deux classes d’armes spéciales :
• les armes nucléaires qui sont d’abord des armes de supériorité stratégique dont le fort pouvoir d’intimidation fait prendre au sérieux le régime qui s’en dote, le plaçant dans la catégorie des co-gestionnaires de l’ordre international. D’accès long et complexe, de maniement dangereux et de délivrance opérationnelle très technique, elles sont développées essentiellement par des systèmes qui disposent d’une large gamme de moyens financiers, scientifiques et techniques et qui s’en dotent comme réassurance d’un projet politique vu comme vulnérable. Elles sont devenues les armes de la non-bataille même si on a récemment essayé d’en domestiquer militairement les effets (mininukes) pour parer des éventualités dites substratégiques.
• Les autres armes spéciales, sont des armes de la terreur tactique dont l’effet militaire ponctuel et l’écho médiatique massif qui l’accompagne ont un excellent pouvoir terroriste. Prenant en otage des opinions publiques, déclenchant une émotion internationale irrépressible, elles sont par destination les outils du défi politique plus que celles de la destruction militaire qui reste confinée dans le temps et dans l’espace comme on l’a récemment vu en Syrie.
Il est temps de mettre un terme à cette dénomination englobante, à cette typologie venue d’ailleurs qui empêche de traiter correctement la place des armes spéciales que le génie scientifique et technique des hommes du XXè siècle a mis au point. Comme Al Qaida, il y a dix ans, les WMD sont des concepts englobant qui obscurcissent les réalités et empêchent de les traiter avec tout le sérieux qu’exige leur apparition dans le champ stratégique.
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Ces genres d’approximation stratégique masquent les réalités militaires actuelles qui montrent pourtant que c’est vers d’autres secteurs non militaires que se sont déplacées les espaces de la conflictualité du XXIe siècle. Les cibles visées par les perturbateurs de l’ordre de Yalta et de l’ONU, et les prédateurs des richesses et des biens communs de l’humanité ont changé. Ce ne sont pas d’abord les États mais bien plutôt les vulnérabilités structurelles des sociétés établies, les secteurs mal gardés de leur prospérité et les outils défaillants de leurs puissances.
Les théâtres d’opération et les champs de bataille ne sont plus d’abord militaires ; ils se sont déplacés ailleurs dans le cyberespace, la planète financière, les échanges océaniques, les orbites spatiales, les normes économiques, les équilibres sociaux et les compétitions culturelles voire spirituelles. C’est bien là que se joue la paix et la guerre entre les nations, c’est là que se détermine la hiérarchie des puissances.
Dans les approximations stratégiques actuelles, méfions-nous des réalités cruelles, à la fois celles que j’explore ici, les alliances et les armes de destruction massive, mais aussi d’autres qu’il faudra mettre en évidence. Ainsi les succès tactiques que nos forces ont vaillamment remportés en Libye, en Côte d’Ivoire et au Mali redonnent des chances à la stabilité, à la sécurité et au développement régional mais sont bien loin de la grammaire d’hier avec ses victoires, ses ennemis et ses guerres.
* Contre-amiral (2S), docteur en science politique, rédacteur en chef de la Revue Défense nationale www.defnat.com, de l’Académie de Marine. A servi cinq ans dans l’Otan et quatre ans dans l’Union européenne.
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[1] Voir « Esquisses stratégique ». Cahier d’Agir n°3- 2011. www.societedestrategie.com