11.06.2014 par Michel Goya – la Voie de l’Epée
A la fin de 2006, la position américaine en Irak est critique. La plupart des Alliés de la coalition se replient et la tentation politique est forte aux Etats-Unis de faire de même. Les Américains sont finalement sauvés par les erreurs de l’Etat islamique en Irak (EEI) qui, par son intransigeance et sa brutalité, a provoqué l’hostilité des organisations nationalistes et des tribus sunnites. Les Américains innovent en acceptant une alliance avec ces anciens ennemis regroupés dans le mouvement du Sahwa (Réveil). Ils déploient ensuite des moyens considérables (dix brigades dans la seule région de Bagdad) qui s’associent à l’armée irakienne et aux miliciens du Sahwa pour reprendre le contrôle des rues de Bagdad. Cette armée des rues est alors bien loin des Joint Vision 2010 et 2020, toutes de haute-technologie, développés à la fin des années 1990. Il faut quand même dix mois d’effort et encore 600 morts pour chasser l’EII de Bagdad et en faire une organisation résiduelle, mais toujours présente, dans les franges nord de l’Irak arabe.
Cette campagne est la dernière menée de cette manière par les forces américaines. Face à l’armée du Mahdi, qui tient encore solidement l’immense quartier chiite de Sadr-City (deux millions d’habitants dans un rectangle de 5 km sur 7) au nord de Bagdad le mode d’action utilisé est l’inverse de celui qui a été utilisé contre l’EEI. Perfectionnant les méthodes déjà utilisées en 2004 à Nadjaf contre les mêmes Mahdistes, il ne s’agit pas d’un étouffement par un quadrillage étroit mais d’un combat d’usure mené par des feux précis à distance et cherchant à influencer les décisions du leader adverse, avec qui, contrairement à l’EII, il est possible de négocier. Les Américains rejoignent ainsi la nouvelle approche israélienne. A partir de la fin mars 2008, Sadr-City est bouclé par un mur et les combattants chiites y sont traqués pendant plusieurs semaines par un puissant complexe « reconnaissance-frappes ». Le 12 mai, Moqtada al-Sadr, le leader mahdiste, déclare le quartier ouvert à l’armée irakienne et se réfugie en Iran. L’armée du Mahdi a perdu plus d’un millier de combattants, pour 22 Américains et 17 irakiens, mais, même en sommeil, elle existe toujours et continue à jouer un rôle politique important.
Ces victoires tactiques et le retournement d’alliance de l’ennemi irakien sunnite, le plus difficile de tous, donnent suffisamment de marges de manœuvre politiques pour négocier un repli honorable en 2010. La victoire militaire a été acquise au bout de cinq ans, par défaut au prix de pertes (4 500 morts et 32 000 blessés graves) plusieurs fois supérieures au cumul de tout ce que l’armée professionnelle américaine a pu connaître depuis 1970. Les groupes sunnites de guérilla ou l’armée, chiite, du Mahdi, plus proche du modèle du Hezbollah ont été bien plus efficaces que les armées régulières dans la manière de réduire ou d’éviter la « « supériorité informationnelle » américain et donc aussi sa puissance de feu.
Le corps expéditionnaire américain a été contraint de se transformer en force de contre-guérilla où le fantassin s'est révélé le système d’arme le plus performant. Comme après la guerre du Vietnam, l’effort américain, y compris financier, a cependant été tel qu’il dissuade cependant de recommencer l’expérience de la guerre au milieu des populations arabes. La présence militaire américaine reste malgré tout très forte dans les monarchies du Golfe mais elle s’exprime de manière indirecte à leur profit, comme au Yémen, mais pas en Irak.
La méthode de l’action à distance est reprise par les Israéliens à la fin de 2008 avec l’opération Plomb durci contre le Hamas à Gaza. Pendant 22 jours, le territoire ceinturé de Gaza est frappé par des milliers de raids aériens et de tirs d’artillerie, puis traversé de quelques raids blindés, tandis que le Hamas tente de frapper, également à distance, la population civile israélienne. Comme à Sadr-City, le résultat tactique est atteint, le Hamas est affaibli et cesse ses tirs de roquettes, par ailleurs de plus en plus inefficaces face au système de défense israélien. Les pertes sont limitées à dix morts israéliens contre 50 à 80 fois plus pour l’ennemi mais comme en Irak il n’y a là rien de décisif. L’ennemi est toujours présent et peut même, par sa simple survie face à une grande puissance militaire, proclamer aussi la victoire. Les Israéliens réitèrent avec l’opération Pilier de défense en 2012 avec des résultats similaires quoique de moindre échelle.
En mars 2011, en Libye, une nouvelle Coalition occidentale renoue avec la guerre interétatique, non pas sur le modèle des guerres contre Saddam Hussein mais plutôt sur celui de la lutte contre l’Etat taliban, dix ans plus tôt. Les nouvelles contraintes diplomatiques mais aussi les réticences de beaucoup de nations à engager des troupes au sol imposent une action de combat à distance, presque entièrement aérienne, combinée à l’aide des groupes rebelles au colonel Kadhafi. En octobre, la victoire est acquise avec la prise de Tripoli puis de Syrte et surtout la mort de Kadhafi. Il aura donc fallu six fois plus de temps à l’OTAN, l’organisation militaire la plus puissante de tous les temps avec 80 % du budget de défense mondial, pour parvenir à un résultat similaire à celui obtenu en octobre 2001 lorsque les Taliban ont été chassés d’Afghanistan. L’ennemi s’est adapté rapidement selon les procédés habituels, à la suprématie aérienne des Alliés et les frappes n’a pas eu plus d’effet sur la volonté de Kadhafi que celle des Israéliens sur la direction du Hezbollah en 2006. La méthode est donc assez aléatoire. Les Alliés constataient ensuite que dans un « combat couplé » l’efficacité première vient d’abord de celui qui est au sol et qui mène les actions décisives. Il fallut donc attendre la formation de groupes terrestres rebelles efficaces pour exploiter l’affaiblissement de l’ennemi par les airs. Ce qui a été fait contre Kadhafi ne le sera pas contre le régime d’Assad en Syrie, témoignage des contraintes diplomatiques croissantes et surtout de l’inhibition des Américains, sans qui aucune guerre interétatique d’importance ne peut plus être lancée.
De fait, les groupes islamistes ont remplacé, durablement semble-t-il les Etats arabes comme ennemis actuels ou potentiels des Etats-Unis et de leurs alliés. Ces groupes se développent même à l’intérieur des pays arabes, notamment dans les Etats détruits par les Occidentaux, ou les Etats voisins affaiblis, comme le Mali. La France est finalement la seule nation occidentale à accepter de les y affronter directement, au Nord Mali en janvier 2013. Elle y réussit en renouant avec ses méthodes d’intervention classiques. Une brigade aéroterrestre est déployée en quelques jours et le terrain repris à un ennemi qui avait encore peu d’emprise sur la population locale. La réduction de la base d’AQMI dans les montagnes des Ifoghas ou du MUJAO dans la région de Gao s’apparente ainsi plus à la prise de Falloujah, vide d’habitants, en novembre 2004, qu’au contrôle des rues de Bagdad deux ans plus tard. De la même l’acceptation du combat rapproché avec une infanterie solide et sa combinaison avec de la puissance de feu indirecte a permis de détruire l’infrastructure ennemie. Malgré les risques pris, la victoire tactique est nette et le coût humain étonnamment réduit avec un soldat français perdu pour 80 ennemis. L’ennemi détruit ou chassé du Mali est cependant modeste, inférieur en volume aux forces rebelles de la seule ville de Falloujah, et toujours présent dans la région. L’opération française s’est transformée à son tour en campagne d’usure à l’échelle du Sahel, en superposition des forces locales et interafricaines fragiles à qui revient le soin de contrôler le terrain. Dans le même temps, c’est l’Etat islamique qui revient sur le devant de la scène en se territorialisant à son tour.
D’un point de vue tactique, ces para-Etats islamiques ont su profiter des réseaux de la mondialisation, notamment des trafics d’armes légère, pour équiper des armées idéologisées. Ils bénéficient maintenant de plus en plus, grâce à des sponsors étrangers puisant eux-mêmes dans l’aide russe, d’une nouvelle génération d’armements légers. C’est entre autre avec ces missiles antichars ou ces RPG-29 servis par une infanterie professionnelle que le Hezbollah a tenu tête à l’armée israélienne en 2006 ou le Hamas à l’été 2014. Associés à une organisation du terrain très poussée et en attendant de nouveaux missiles antiaériens, ils sont devenus particulièrement résistants. Leur capacité offensive anti-civile, par attentats-suicide, roquettes et missiles, est devenue en revanche inopérante face au système défensif israélien (barrière, défense anti-roquettes et anti-missiles). On assiste donc sur le front israélien à une forme de neutralisation réciproque qui ne peut être rompu qu’en acceptant des pertes élevées comme le découvre Tsahal à l’été 2014 en perdant six fois plus de soldats que lors de l’opération Plomb durci six ans plus tôt.
L’Etat islamique, nouvel avatar de l’EII, est la nouvelle organisation djihadiste à parvenir à se territorialiser à partir de 2013 en Syrie et en Irak. Ce groupe se distingue de ses prédécesseurs par sa maîtrise du swarming offensif, à base de troupes motivées et mobiles. L’emploi de petites unités sur pickup se coordonnant spontanément, n’est pas nouveau. Il est simplement rendu possible en Irak par l’absence, nouvelle depuis la départ des Américains, d’une capacité de destruction aérienne massive en particulier par hélicoptères d’attaque. C’est ainsi que l’EI s’est emparé de Mossoul et d’une partie des villes du Tigre alors qu’il procédait plutôt par infiltration sur l’Euphrate. Il y a acquis ressources locales et prestige international mais il est sans doute parvenu aux limites de son expansion. Il n’est pas évident que malgré ses prises matérielles (les Américains avaient pris soin de ne pas équiper l’armée irakienne d’armes d’infanterie sophistiquées), l’EI ait franchi le seuil tactique de la techno-guérilla.
Face à l’EI, le nouvel engagement américain, soutenu par quelques alliés, témoigne surtout d’un embarras tactique. La campagne d’usure qui est lancée manquerait déjà singulièrement de puissance pour imposer une négociation favorable, à l’instar du siège de Sadr-City ou des campagnes contre le Hamas. Elle est totalement inadaptée à l’objectif de destruction pourtant proclamé. La RMA n’est plus ce qu’elle était. Elle ne fait plus peur à des Arabes qui ont su trouver, par essais et erreurs, des moyens de la contrer. Le plus puissant d’entre eux est une forte détermination. La révolution arabe dans les affaires militaires est d’abord une révolution humaine, au sens d'une manière nouvelle de voir le monde, manière que l’on peut qualifier de monstrueuse par de nombreux aspects mais dont on ne peut nier la force.
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