1 Février 2012 Propos recueillis par Régis Soubrouillard - Marianne
Conçu dans les années 1990, le Rafale s'était révélé invendable en dehors de France. Trop cher, trop en avance sur son temps. D'un coup, d'un seul, mardi, le journal Times of India annonçait
l'achat par l'Inde de 126 avions. Le contrat du siècle dans le viseur et un emballement médiatique de circonstances. Ancien directeur adjoint de la Délégation Générale à l'Armement,
Pierre Conesa détaille l'étendue du parcours, semé d'embûches, qu'il reste à accomplir.
Il est annoncé comme « le contrat du siècle ». L’Inde a annoncé mardi l’achat de 126 avions Rafale. Un don du ciel pour cet avion réputé invendable. Oubliée la crise, fini le modèle
allemand, il n’en fallait pas plus pour que toutes les télés s'enthousiasment sur le redécollage de l’industrie française. Spécialiste des questions de défense au Point, Jean Guisnel a
tout de même mis un petit bémol à ce déborbement d'enthousiasme : « L'annonce faite ce matin par l'Inde n'est pas celle d'un contrat. Elle consiste à dire que le Rafale est
proposé par ses fabricants, Dassault Aviation en tête, à un prix moindre que l'Eurofighter Typhoon. Pour cette raison, des négociations exclusives vont s'engager entre la France et l'Inde. Elles
porteront sur la livraison de 16 appareils clés en main et l'assemblage en Inde chez HAL (Hindustan Aeronautics Limited) de 110 autres, dont les pièces détachées seront fournies par l'un des 500
sous-traitants français travaillant actuellement pour le GIE Rafale » écrivait–il mardi sur son blog.
Bref, la France a marqué des points mais la partie n’est pas gagnée comme l'explique Pierre
Conesa, ancien Directeur Adjoint de la Délégation Générale à l'Armement, chargé de la politique d'exportations et auteur du livre La Fabrication de l'ennemi.
Marianne2: Hier, la plupart des médias annonçaient la vente de 126 Rafale à l’Inde. Aujourd’hui, déjà, la presse affiche beaucoup plus de prudence. Vous avez été
directeur adjoint de la Délégation Générale à l’armement. Ou en est-on concrètement quand on est en « négociation exclusive » avec un pays ?
Pierre Conesa: Nous sommes sur la bonne voie mais rien n’est exclu dans ce domaine. Les Indiens ont beaucoup tardé à se décider. C’est une démocratie donc c’est un pays à
décision lente où il y a beaucoup de corruption et à chaque fois qu’il y a des nouveaux arrivants au pouvoir, ils règlent les comptes de ceux qui viennent de partir et cela remet à zéro toutes
les négociations en cours. Nous avons déjà eu un exemple dans les années 80 avec la vente de Mirage 2000. Cela a mis 15 ans à aboutir, ce qui représente une demi-génération d’avions. Donc,
jusqu’à la signature finale du contrat et même le contrat signé d’ailleurs, il y a toujours des possibilités d’annulation. Dans ce cas précis, il y a un dossier d’exportation qui comprend la
spécification des matériels, les délais de livraisons, les systèmes d’armes, la formation des pilotes etc. C’est d’une complexité incroyable. Le contrat prévoit que la France fabriquera 16 avions
et l’Inde 108. Il faut être sûr de trouver l’industriel capable de fabriquer des avions de combat de haute technologie, que ses chaînes de montage sont capables de faire des pièces au micron
près. Il y en a au moins pour un an pour faire ce travail là. La France a connu des exemples où elle signait des contrats de ce type en aéronautique. Et au final, les pièces fabriquées dans les
pays étrangers étaient mises à la poubelle parce qu’elles n’étaient jamais aux normes. Il y a toute une façade qui relève de la communication où on dit que le transfert de technologies ne posera
pas de problèmes, mais on est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. Tout le monde retient l’annonce politique mais il y a aussi un proverbe qui dit « il ne faut jamais vendre la peau
de l’ours avant d’en avoir fixé le prix…».
Le Premier ministre britannique David Cameron a jugé mercredi « décevante » la décision de l'Inde de sélectionner l'avion français Rafale et a indiqué qu'il allait « tout
faire » pour l'encourager à reconsidérer son choix au profit de l'avion de combat Eurofighter Typhoon et le département de la Défense des Etats-Unis a réaffirmé aujourd'hui qu'il était prêt
à partager des informations avec l'Inde sur le F-35, l'avion de combat construit par Lockheed Martin, pour autant que New Delhi se montre intéressé par son achat. Est-ce que la décision indienne
peut encore être remise en cause au profit d’un concurrent ?
C’est toujours utile pour l’acheteur d’avoir un deuxième fournisseur qui affirme qu’il est prêt à revoir les conditions de son offre pour pouvoir faire pression sur Dassault. Personnellement, je
n’y crois pas trop, parce que après le Kosovo, le chef d’état major indien, a dit « aujourd’hui on ne se bat plus contre les Etats-Unis sans l’arme nucléaire ». Ce n’est
pas un dirigeant iranien, c’est le chef d’état major de la première démocratie du monde qui a prononcé ces mots ! Qu’est ce qu’il faut comprendre ? Aujourd’hui il y a deux grandes
puissances : la Chine –mais en Inde, on ne peut pas le dire publiquement- et les Etats-Unis. Hors, l’allié principal des Etats-Unis dans la région c’est le Pakistan qui est le principal ennemi
des Indiens. Donc, les Indiens ne prendront jamais le risque de se mettre sous le risque d’un embargo du congrès américain le jour où ils auraient un conflit avec le Pakistan.
Acheter américain, cela revient à donner le pouvoir au Congrès de décider de suspendre, un jour, la livraison des pièces, des technologies etc. C’est un risque que l’Inde ne prendra
pas.
Donc, ils choisiront un fournisseur non-américain. D’autre part, par rapport au F-35 qui coûte des sommes exorbitantes, le Rafale est un engin bon marché. Presque une Dacia…
Quelles peuvent-être les conséquences d’un contrat d’une telle importance sur la politique extérieure de la France. Certains observateurs considèrent que les négociations
économiques sur le Rafale offrent à New Dehli l’occasion de calmer la France sur certains sujets (L’Iran, l’Arabie Saoudite, Le Pakistan) ?
Cela a une importance dans la mesure où les considérations géopolitiques sont un volet traditionnel de l’exportation. Mais la France est une nation indépendante au sens Gaullien du terme, nous
sommes maîtres de notre technologie de bout en bout. Nous ne serons jamais soumis à un veto américain si nous décidons de vendre tel avion à tel pays. Que l’Inde fasse passer des messages comme
de ne pas trop s’exciter sur l’Iran, c’est possible. Mais l’espace stratégique des indiens, comprend le contrôle de l’océan indien, les problèmes avec le Pakistan et la Chine. Donc qu’ils
aillent chercher un fournisseur indépendant c’est un énorme avantage. Ce critère de l’indépendance c’est la dimension première dans le choix des Indiens, c’est sans doute ce qui a fait la
différence avec l’Euro-Fighter, outre les performances, les considérations techniques et le prix. Avec l’Euro Fighter vous vous confrontez à quatre fournisseurs (Espagne, Italie, Allemagne,
Angleterre), donc quatre motifs de blocage. L’Inde ne pouvait pas se permettre ça.