25/06/2012 par Alain Ruello, chef adjoint du service Industrie aux « Echos »
Aussitôt ouvert, aussitôt refermé. A peine Michel Rocard a-t-il suggéré mardi dernier de renoncer à la dissuasion nucléaire pour faire des économies que François Hollande a clos tout débat sur la question. « Renoncer à la dissuasion nucléaire pour des raisons d'économie budgétaire n'est pas aujourd'hui la position de la France », a répondu le président. Jean-Yves Le Drian a porté l'estocade : « La dissuasion est un élément déterminant de notre sécurité. C'est le cas depuis qu'elle a été créée par le général de Gaulle », a rappelé le ministre de la Défense. Michel Rocard a bien trouvé une oreille attentive chez les Verts et les communistes, mais rien n'y a fait. Dans une belle unanimité, ténors du PS et de l'UMP ont rejeté la proposition de l'ancien Premier ministre socialiste, qui n'en était d'ailleurs pas à son premier essai sur le sujet. La conclusion s'impose d'elle-même : en France, la dissuasion reste taboue, et circonscrite à un cercle très fermé de décideurs politiques et militaires pour qui toute remise en cause confine à l'hérésie. S'attaquer au symbole suprême de la souveraineté nationale, c'est courir aussitôt le risque d'un procès en « irresponsabilité »... L'ancien ministre socialiste de la Défense Paul Quilès parle même d'une « véritable omerta ».
Il est vrai que la dissuasion nucléaire est un sujet d'une rare complexité. Sensible par nature -une arme de destruction massive d'ultime recours -et régi par une doctrine d'emploi ultrasecrète. Ou plutôt de non-emploi, car -comme son nom l'indique -elle est faite pour empêcher un ennemi de s'en prendre aux intérêts vitaux français. Le ferait-il que les conséquences encourues seraient pires que le mal qu'il aurait provoqué. La dissuasion, c'est donc bien l'assurance-vie de la nation, et « on ne fait pas d'économies sur son assurance-vie », affirme Jean-Yves Le Drian.
Pas d'économie ? Pas si sûr, mais pour s'en convaincre, encore faut-il accepter d'ouvrir un débat contradictoire, en évitant bien sûr de déballer sur la place publique des éléments qui n'ont pas à y être, tout en arrêtant d'asséner des contrevérités qui ont cours depuis trop longtemps. Après tout, débattre, ce n'est pas forcément être contre. Il suffit pour s'en convaincre de regarder ce qui se passe au Royaume-Uni entre conservateurs et libéraux-démocrates.
En France, la dissuasion repose sur deux composantes : océanique avec quatre sous-marins lanceurs d'engins (SNLE, dotés des missiles M51, dont un en permanence en mer), et aéroportée avec deux escadrons de Rafale (missiles ASMP-A). A chacun son rôle. Les avions peuvent envoyer un ultime avertissement avant de délivrer le feu nucléaire puisqu'ils sont « visibles » de l'ennemi. Les sous-marins, eux, sont indétectables et peuvent frapper n'importe quel point de la planète. Il n'y a pas de chiffre officiel de la facture, mais on estime que, tout compris, la dissuasion absorbe environ un quart des dépenses d'équipements chaque année, soit entre 3 et 3,5 milliards d'euros. Rapporté à l'échelle du budget de l'Etat, c'est peu. A celle du ministère de la Défense, c'est beaucoup.
Comme ni la gauche ni la droite n'ont jamais remis en cause son principe, la dissuasion bénéficie d'un privilège rare : ses crédits sont « sanctuarisés », selon l'expression consacrée. En clair, la Direction générale de l'armement (DGA) est priée de régler, quasiment sans sourciller, les factures que lui présentent le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et tous les industriels impliqués. De source industrielle, « impliquée » justement, on reconnaît que les marges pratiquées sont rondelettes. Autrement dit, sans aller jusqu'à tout supprimer comme le propose Michel Rocard, on peut déjà faire des économies, quitte pour cela à lancer une opération vérité sur les prix fournisseurs.
En attendant, le candidat Hollande n'a pas dérogé à la règle : rappelant que la dissuasion était « indissociable » du statut de « grande puissance » de la France (en clair, de sa place à l'ONU), il s'est prononcé pour le maintien des deux composantes. La dissuasion restera donc sanctuarisée. De toute façon, affirment les défenseurs de l'arme atomique, ne conserver que la composante océanique, par exemple, n'induit pas d'économies. Pourquoi ? Parce que les Rafale et les missiles ASMP-A ont été développés, livrés, et donc payés. C'est évidemment faux. Supprimer la composante aéroportée reviendrait à passer par pertes et profits des milliards investis. Mais ce serait aussi économiser les milliards nécessaires à l'entretien d'une flotte d'avions sur au moins deux décennies.
Le statu quo prôné par François Hollande aura, lui, des conséquences financières bien concrètes : car, réduction des déficits oblige, les crédits militaires vont nécessairement baisser. Comme la dissuasion est sanctuarisée, cela signifie qu'il y aura moins d'argent pour le reste - blindés, drones ou encore navires -, ce dont les soldats ont besoin quand le politique les envoie au feu. Autre point qui mériterait débat : la dissuasion nécessite d'anticiper très longtemps à l'avance son renouvellement. La DGA a d'ailleurs commencé à financer des études sur ce thème auprès d'EADS et de DCNS. Ces dernières vont absorber dans les prochaines années une très grosse part des crédits, déjà bien maigres, de recherche militaires. Là encore, au détriment du reste, même si les retombées de la recherche nucléaire irriguent au-delà de la dissuasion.
Il y a un autre engagement qui risque de coûter cher. Toujours dans la continuité de Nicolas Sarkozy, François Hollande a confirmé lors du sommet de l'Otan de Chicago la participation de la France au projet de défense antimissile poussé par les Américains. Le président assure que son feu vert est assorti de conditions, notamment que la facture ne dérape pas. Qui peut croire que ce ne sera pas le cas vu la complexité du sujet ? Le problème, c'est que la France s'est mise dans une seringue dont elle n'aura sans doute pas la force politique de se sortir. Il faudra donc payer. Tout comme la dissuasion, un débat contradictoire eut été utile, sans préjuger de ses conclusions. A quoi bon refaire un nouveau Livre blanc de la défense si une partie est déjà écrite...